i MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE TOME PREMIER OflATIEAIlJiillARlIS) C-arnier frères Editeurs CHATEAUBRIAND MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE NOUVELLE ÉDITION Avec une Introduction, des Notes et des Appendices PAR Edmond BIRÉ TOME PREMIER PARIS GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS G, RUE DES SAINTS-PÈRBS, 0 l°!lO -t.l A 85379? - INTRODUCTION En 1834, la rédaction fies Mémoires ^Outre-tombe était fort avancée. Toute la partie qui va de la naissance de l'auteur, en 1768, à son retour de l'émigration, en 1800, était terminée, ainsi que le récit de son ambassade de Home (1828-1829), de la Révolution de 1830, de son voyage à Prague et de ses visites au roi Charles X et à Mmo la Dauphine, à Mademoiselle et au duc de Bordeaux. La Conclusion était écrite. Tout cet ensemble ne formait pas moins de sept volumes complets. Si le champ était loin encore d'être épuisé, la récolte était pourtant assez riche pour que le glorieux moissonneur, déposant sa faucille, pût songer un instant à s'asseoir sur le sillon, à lier sa gerbe et à nouer sa couronne. Avant de se remettre à l'œuvre, de retracer sa vie sous l'Empire et sous la Restau- ration jusqu'en 1828, et de réunir ainsi, en remplissant l'intervalle encore vide, les deux ailes de son monument, Chateaubriand éprouva le besoin de communiquer ses Mémoire* à quelques amis, de recueillir leurs impressions, de prendre leurs avis; peut-être songeait-il à se donner par là un avant-goût du succès réservé, il le croyait du moins, à celui de ses livres qu'il avait le plus travaillé et VI HÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE qui était, depuis vingt-cinq ans, l'objet de ses prédilec- tions. Mmc Récamier eut mission de réunir à 1 Abbaye-au- linis le petit nombre dos invités jugés dignes d'être admis à ces premières lectures. Situé au premier étage, le salon où l'on pénétrait, après avoir monté le grand escalier et travers»' deux petites chambres très sombres, était éclairé par deux fenêtres donnant, sur le jardin. La lumière, ménagée par de dou- bles rideaux, laissait cette pièce dans une demi-obscui it>', mystérieuse et douce. La première impression avait quel- que chose de religieux, en rapport avec le lieu même et avec ses hôtes : salon étrange, en effet, entre le mon • et le monde, et qui louait de l'un et de l'autre; d'où l'on ne sortait pas sans avoir éprouvé une émotion profond'' et sans avoir eu, pendant quelques instants fugitifs et inoubliables, une claire vision de ces deux cboses idéales, le génie et la beauté. Le tableau de Gérard, Corinne au cap Miaène, occupait toute la paroi du fond, et lorsqu'un rayon de soleil, à tra- vers les rideaux bleus, éclairail soudain la toile et la fai- sait vivre, on pouvait croire que Corinne, ou Mme de Staël elle-même, allait ouvrir ses lèvres éloquentes et prendre part à la conversation. Que l'admirable improvisatrice fût descendue de son cadre, et elle eût retrouvé autour d'elle, dans ce salon ami, les meubles familiers : le paravent Louis XV, la causeuse de damas bleu ciel à col de cygne doré, les fauteuils à tête de sphinx et, sur les consoles, ces bustes du temps de l'Empire. A défaut de Mmo de Staël, la causerie ne laissait pas d'être animée, grave ou piquante, éloquente parfois. Tandis que le bon Ballanche, avec une innocence digne de l'âge d'or, essayait d'aiguiser le ca- lembour, Ampère, toujours en verve, prodiguait sans compter les aperçus, les saillies, les traits ingénieux et vifs. Les heures s'écoulaient rapides, et certes, nul ne se fui avisé de les compter, alors même que, sur le marbre INTRODUCTION VIT de la cheminée, la pendule absente n'eût pas été rempla- ce par un vase de fleurs, par une branche toujours verte de fraxineile ou de chêne. C'est dans ce salon qu'eut lieu, au mois de février 1834, la lecture des Mémoires. L'assemblée, composée d'une douzaine de personnes seulement, renfermait des repré- sentants de l'ancienne France et de la France nouvelle, des membres de la presse et du clergé, des critiques et des poètes, le prince de Montmorency, le duc de laRoche- foucauld-Doudeauville, le duc de Noailles, Ballanche, Sainte-Beuve, Edgar Quinet, l'abbé Gerbet, M. Dubois, an cien directeur du Globe, un journaliste de province, Léonce de Lavergne, J.-J. Ampère, Charles Lenormant, Mmc Ama- ble Tastu et Mmc A. Dupin. On arrivait à deux heures de l'après-midi, Chateaubriand portant à la main un paquet enveloppé dans un mouchoir de soie. Ce paquet, c'.étaï. le manuscrit des Mémoires. Il le remettait à l'un de ses jeunes amis, Ampère ou Lenormant, chargé de lire pour lui, et il s'asseyait à sa place accoutumée, au côté gauche de la cheminée, en face de la maîtresse de la maison. La lecture se prolongeait bien avant dans la soirée. Elle dura plusieurs jours. On pense bien que les initiés gardèrent assez mal un secret dont ils étaient fiers et ne se firent pas faute de ré- pandre la bonne nouvelle. Jules Janin, qui n'était point des après-midi de l'Abbaye-au-Bois, mais qui possédait des intelligences dans la place, sut faire causer deux ou trois des heureux élus; comme il avait une mémoire excelh-ni-- et une facilité de plume merveilleuse, en quelques heures il improvisa un long article, qui est un véritable tour de force, et que la Revue de Paris s'empressa d'insérer1. Sainte-Beuve, Edgar Quinet, Léonce de Lavergne, qui avaient assisté aux lectures; Désiré Nisard et Alfred Nette- ment, à qui Chateaubriand avait libéralement ouvert ses 1. Revue de Paris, t. III, mars 1834. VIII MÉMOIRES n'OITTBE-TOMBE portefeuilles et qui avaient pu, dans son petit cabinet de la rue d'Enfer, assis à sa table de travail, parcourir tout ù leur aise son manuscrit, parlèrent à leur tour des \lcm>>i- rcs en pleine connaissance de cause et avec une admira- tion raisonnée1. Les journaux se mirent de la partie, solli- citèrent et reproduisirent des fragments, et tous, sans distinction d'opinion, des Débals au National de 1834, de la Revue européenne à la Revue des Deux-Mondes, du Cour- rier français à la Gazette de France, de la Tribune à la Quo- tidienne, se réunirent, pour la première fois peut-être, dans le sentiment d'une commune admiration. Tel était, à cette date, le prestige qui entourait le nom de Chateau- briand, si profond était le respect qu'inspirait son génie, sa gloire dominait de si haut toutes les renommées de son temps, que la seule annonce d'un livre signé de lui, et d'un livre qui ne devait paraître que bien des années plus tard, avait pris les proportions d'un événement politique et littéraire. J'ai sous les yeux un volume, devenu aujourd'hui très rare, publié par l'éditeur Lefèvre, sous ce titre : Lectures des Mémoires de M. de Chateaubriand, ou Recueil d'articles publiés sur ces Mémoires, avec des fragments originaux2. Il porte, à chaque page, le témoignage d'une admiration sans réserve, dont l'unanimité relevait encore l'éclat, et dont l'histoire des lettres au xixe siècle ne nous offre pas un autre exemple. 1. L'analyse de M. Nisard sert do préface au volume intitulé : Lec- tures des Mémoires de M. de Chateaubriand (juillet 1834). — Les arti- cles d'Alfred Nettement parurent dans l'Echo de la jeune France, n°s de mai et juin 1834. 2. Un volume in-8, à Paris, chez Letèvre, libraire, rue de l'Eperon, D° 6. 1834. INTRODUCTION IX II Les heures pourtant, les années s'écoulaient. Dans son ermitage de la rue d'Enfer, à deux pas de l'Infirmerie de Marie-Thérèse, fondée par les soins de Mme de Chateau- briand, et qui donnait asile à de vieux prêtres et à de pauvres femmes, l'auteur du Génie du Christianisme vieil- lissait, pauvre et malade, non sans se dire parfois, avec un sourire mélancolique, lorsque ses regards parcouraient les gazons et les massifs d'arbustes de l'Infirmerie, qu'il était sur le chemin de l'hôpital. La devise de son vieil écusson était : Je sème l'or. Pair de France, ministre des affaires étrangères, ambassadeur du roi de France à Ber- lin, à Londres et à Rome, il avait semé l'or; il avait mangé consciencieusement ce que le roi lui avait donné; il ne lui en était pas resté deux sous. Le jour où, dans son exil de Prague, au fond d'un vieux château emprunté aux souverains de Bohême, Charles X lui avait dit : « Vous savez, mon cher Chateaubriand, que je garde toujours à votre disposition votre traitement de pair », il s'était in- cliné et avait répondu : « Non, Sire, je ne puis accepter, parce que vous avez des serviteurs plus malheureux que moi*. » Sa maison de la nie d'Enfer n'était pas payée. Il avait d'autres dettes encore, et leur poids, chaque année, deve- nait plus lourd. Il ne dépendait que de lui, cependant, de devenir riche. Qu'il voulut bien céder la propriété de ses Mémoires, en autoriser la publication immédiate, et il allait pouvoir toucher aussitôt des sommes considérables. Pour brillantes qu'elles fussent, les offres qu'il reçut des éditeurs de ses œuvres ne purent fléchir sa résolution : il 1. Mémoires d'Outre tombe, t. X, p. 118. 1. a. X MÉMOIRES D'Ol TRI rOMBI restera pauvre, mais ses Mémoires ne paraîtront pas dans des conditions autres que celles qu'il a rêvées pour eux. Aucune considération de fortune ou de succès ne le poun a décider à livrer au public, avant l' Ji <-ui <■, es pag<-s i.-i i- mentaires. (Jn le verra plutôt, quand le besoin sera trop pressant, s'atteler à d'ingrates besognes; vieux et c par l'âge, il traduira pour un libraire le Paradis perdu, comme aux jours de sa jeunesse, à Londres, il faisait, pour l'imprimeur Baylis, « des traductions du latin et de l'anglais '. » Cependant ses amis personnels et plusieurs de ses amis politiques, émus de sa situation, se préoccupaient d'y porter remède. On était en 1836. C'était le temps où les sociétés par actions commençaient à faire parler d'elles, et, avant de prendre leur vol dans toutes les directions, essayaient leurs ailes naissantes. A cette époque déjà lointaine, et qui fut l'âge d'or, j'allais dire l'âge d'inno- cence de l'industrialisme, il n'était pas rare de voir les capitaux se grouper autour d'une idée philanthropique; de même que l'on s'associait pour exploiter les mines de Saint-Bérain ou les bitumes du Maroc, on s'associait aussi pour élever des orphelins ou pour distribuer des soupes économiques. Puisqu'on mettait tout en actions, même la morale, pourquoi n'y mettrait-on pas la gloire et le génie? Les amis du grand écrivain décidèrent de faire appel à ses admirateurs, et da former une société qui, devenant propriétaire de ses Mémoires, assurerait à tout le moins le repos de sa vieillesse. Peut-être n'y aurait-il pas d'au- tre dividende que celui-là; mais ils estimaient qu'il se trouverait bien quelques actionnaires pour s'en contenter. Leur espoir ne fut pas déçu. En quelques semaines, le chiffre des souscripteurs s'élevait à cent quarante-six, et, au mois de juin 1836, la société était définitivement cons- tituée. Sur la liste des membres, je relève les noms sui- 1. Mémoires, t. III, p. 159. INTRODUCTION XI vants : Je due des Cars, le vicomte de Saint-Priest, Amédée Jauge, le baron Hyde de Neuville, M. Bertin, M. Manda- roux-Vertamy, le vicomte Beugnot, le duc de Lévis-Venta- dour, Edouard Mennechet, le marquis de la Rochejaque- lein, M. de Caradeuc, le vicomte d'Armaillé, H.-L. Delloye. Ce dernier, ancien officier de la garde royale, devenu libraire, sut trouver une combinaison satisfaisante pour les intérêts de l'illustre écrivain, en même temps que res- pectueuse de ses intentions. La société fournissait à Cha- teaubriand les sommes dont il avait besoin dans le mo- ment, et qui s'élevaient à 2o0,000 francs; elle lui garan- tissait de plus une rente viagère de 12,000 francs, réversible sur la tête de sa femme. De son côté, Chateaubriand faisait abandon à la société de la propriété des Mémoire* d'Outre- tombe et de toutes les œuvres nouvelles qu'il pourrait composer; mais en ce qui concernait les Mémoires, il était formellement stipulé que la publication ne pourrait en avoir lieu du vivant de l'auteur. Eu 1844, quelques-uns des premiers souscripteurs étanl morts, un certain nombre d'actions ayant changé de mains, la société écoula la proposition du directeur de la Presse, M. Emile de Girardin. Il offrait de verser immédia- tement une sora le 80,000 francs, si on voulait lui cé- der le droit, à la mort de Chateaubriand et avant la mise en vente du livre, de faire paraître les Mémoires d'Oulre- tombe dans le feuilleton de son journal. Le marché fut conclu. Chateaubriand, dès qu'il en fut instruit, ne cacha point son indignation. « Je suis maître de mes cendres, dit-il, et je ne permettrai jamais qu'on les jette au vent1. » Il lit insérer dans les journaux la déclaration suivante: Fatigué do bruits qui ne me peuvenl atteindre, mais qui m'im- portunent, il m'est utile de répeter que je suis resté tel que j'étais lorsque, le 27) mars de l'année 1S3G, j'ai signé le «Sontrat pour la. vente de mes ouvrages avec M. Delloye, officier de l'an- 1. Cin'' par AJfred Nettement. La U mbre 1844, vil MRM0ÏR1 S l» OUTRE-TOMBE cicnne garde royale. Rien depuis n'a été changé, ni m changé, avec mon approbation, aux clauses de ce contr par hasard d'autres arrangements avaient été laits, je l'ignore. Je n'ai jamais eu qu'une idée, e'est que tous mes ouvrage thumes parussent en entier et non par livraison* déta soit dans un journal, soit ailleurs. Chateauiîriamj I. Sa répugnance à l'égard d'un pareil mode do. publication était si vive, que par deux fois, dans deux codicilles, il protesta avec énergie contre l'arrangement intervenu entre- le directeur de la Presse et la société des Mémoires2. Il ne s'en tint pas là. Dans la crainte que sa signature, donnée au bas du reçu de la rente viagère, ne fut considérée comme une approbation, il refusa d'en toucher les arré- rages. Six mois s'étaient écoulés, et sa résiliation parais- sait inébranlable. Très effrayée d'une résistance qui allait la réduire à un complet dénuement, elle, son mari et ses pauvres, Mmc de Chateaubriand s'efforça de la vaincre; mais ses instances même menaçaient de demeurer sans résultat, lorsque M. Mandaroux-Yertamy, depuis longtemps le conseil du grand écrivain, parvint à dénouer la situa- tion, en rédigeant pour lui une quittance dont les termes réservaient son opposition. III Le 4 juillet 1848, au lendemain des journées de Juin, Chateaubriand rendit son âme à Dieu, ayant à son chevet son neveu Louis de Chateaubriand, son directeur l'abbé Deguerry, une sœur de charité et Mme Récamier3. Il habi- 1. La Mode, 1844, t. IV, p. 403. 2. Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de M<*' Récaniier, par Mm" Charles Lenormant, t. II, p. 489 et suiv. 3. M0,e de Chateaubriand était morte le 9 février 1847. Mme Récamier luoU'Ut le 11 mai IS49. INTROni'CTION XIII tait alors au numéro 112 de la rue du Bac. Le cercueil, déposé dans un caveau de l'église des Missions étrangères, y reçut les premiers honneurs funèbres, et fut conduit à Saint-Malo, où, le 19 juillet, eurent lieu les funérailles. C'est là que repose le grand poète, sur le rocher du Grand- Bé, à quelques pas de son berceau, dans la tombe depuis longtemps préparée par ses soins, sous le ciel, en face de la mer, à l'ombre de la croix. Si cela n'eût dépendu que de M. Emile de Girardin, la publication des Mémoires eût commencé dès le lendemain des obsèques. Malheureusement pour le directeur de la Presse, il était obligé de compter avec les formalités judi- ciaires et les délais légaux. Ce fut donc seulement le 27 septembre 1848 qu'il put faire paraître en tête de son journal les alinéas suivants: Le 14 octobre, la Presse commencera la publication des Mé- moires d' Outre-tombe; il n'a pas dépendu de la Presse de com- mencer plus tôt cette publication ; il y avait, pour la levée des scellés, des délais et des formalités qu'on n'abrège ni ne lève au gré de son impatience. Enfin les scellés onl été levés samedi1. C'est en publiant ces Mémoires, si impatiemment attendus, que la Presse répondra à tous les journaux qui, dans un intérêt de rivalité, répandent depuis trois mois (disons depuis quatre ans) que les Mémoires d'Outre-tombe ne seront pas publics dans nos colonnes. Les Mémoires forment dix volumes. Le droit de première publication de o's volumes a été acheté et payé par la Presse 96,000 francs2. A.près la note commerciale, la note lyrique. Il s'agissait de présenter aux lecteurs Chateaubriand et son œuvre. La Presse comptait alors parmi ses rédacteurs un écrivain qui se serait acquitté à merveille de ce soin, c'était Théophile 1. Le samedi 23 septembre 2. La Presse, on l'a vu plus haut, avaii versé, en 1844, une somme de 80,000 francs qui, avec les intérêts, représentait, en effet, en 1848, 90,000 francs. \iv MEM0IR1 - D 01 TRI MMBE Gautier. Mais Emile de Girardin n'y regardai! pas de si près ; il choisit, pour servir d'introducteur au chantre des Martyrs... M. Charles Monselet. Monselet, à cette date, u'avail guère à son actif que deux joyeuses pochades: Lucrcrr mi lu f /;//•, parodie de la tragédie de Pon- sard, ''i les Trois Gendarmes, parodie des Trois Mou taires de Dumas. Ce n'étail peut-être pas [à une prépara- tion suffisante, et Chateaubriand était, pour cet homme d'esprit, un bien gros morceau. Il se trouva cependant — Monselet étanl de ceux qu'on ne prend pas facilement -ans vert — que son dithyrambe était assez galammenl toui ué. La Presse le publia dans ses uuméros des 17, 18, 19 el 20 octobre et, le 21, paraissait le premier feuilleton des Mé- moires. Il était accompagné d'un entre-filet d'Emile de Girardin, lequel faisail sonner bien haut, Une fois de plus, les ''ciis qu'il avait dû verser. ...Los Mémoires d'Outre tombe ont été ai • la Presse, en 1844, au prix de 96,000 francs, prix qui aurait pu s'élever jusqu'à 120,000 francs. Elle avait pris l'engagement de les pu- blier; cet engagement, elle l'a tenu, sans vouloir accepter les brillantes propositions de rachat qui lui ont été faites... Cette publication aura lieu sans préjudice de l'accomplissement des traités conclus par la Presse avec M. Alexandre Dumas, pour Les Mémoires d'un médecin; avec M. Félicien Mallefille (aujourd'hui ambassadeur à Lisbonne), pour les Mémoires de don Juan; avec MM. Jules Sandeau et Théochile Gautier. Les choses, en effet, ne se passèrent point autrement. La Presse avait intérêt à faire durer le plus longtemps pos- sible la publication d'une œuvre qui lui valait beaucoup d'abonnés nouveaux. Elle la suspendait quelquefois durant des mois entiers. Les intervalles étaient remplis, tantôt par les Mémoires d'un médecin, tantôt par des feuill» de Théophile Gautier ou d'Eugène Pelletan. D'autres fois, c'était simplement l'abondance des matières, la longueur des débals législatifs, qui obligeaient le journal à laisser INTRODUCTION XV en souffrance le feuilleton de Chateaubriand . La Presse mit ainsi près de deux ans à publier les Mémoires oVOutre- tombe. Il avait fallu moins de temps à son directeur pour passer des opinions les plus conservatrices et les plus réactionnaires au républicanisme le plus ardent, au socia- lisme le plus effréné. Paraître ainsi, haché, déchiqueté ; être lu sans suite, avec des interruptions perpétuelles; servir de lendemain et, en quelque sorte, d'intermède aux diverses parties des Mémoires d'un médecin, qui étaient, pour les lecteurs ordi- naires de la Presse, la pièce principale et le morceau de choix, c'étaient là, il faut en convenir, des conditions de publicité déplorables pour un livre comme celui de Cha- teaubriand. Et ce n'était pas tout. Pendant les deux années que dura la publication des Mémoires oVOutre-h mbe — du 21 octobre 1848 au 3 juillet 1850 — ils eurent à sou- tenu1 une concurrence bien autrement redoutable que celle du roman d'Alexandre Dumas, — la concurrence des évé- nements politiques. Tandis que, au rez-de-chaussée de la Presse, se déroulait la vie du grand écrivain, le haut du journal retentissait du bruit des émeutes et du fracas des discours. En vain tant de belles pages, tant de poétiques et harmonieux récits sollicitaient l'attention du lecteur, elle allait avant tout aux événements du jour, et quels évé- nements! Des émeutes el des batailles, la mêlée furieuse des partis, les luîtes ardentes de la tribune, l'élection du dix décembre, le procès des accusés du 15 mai, la guerre de Hongrie et l'expédition de Hume, la chute de la Consti- tuante, les élections de la Législative, l'insurrection du 13 juin 1849, les débats de la liberté d'enseignement, la loi du 31 mai 1850. Chateaubriand avait écrit, dans YAvant- P>opos de son livre : « On m'a pressé de faire paraître de mon vivant quelques imu-reaux de mes Mémoires; je pré- fère parler du fond de mon cercueil : ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de XVI MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE sacré, parce qu'elles sortent du sépulcre. » Hélas! i nar- ration étail accompagnée de la voix et du hurlement des tac i mus. Le chanl il ii poète se perdit au milieu des rumeurs de la Révolution, comme le cri des Alcyons se perd au milieu du tumulte des vagues déchaînées. IV On pouvait espérer, du moins, qu'après cette malencon- treuse publication dans le feuilleton de la Bresse, les Mémoires, paraissant en volumes, trouveraient meilleure fortune auprès des vrais lecteurs, de ceux qui, même en temps de révolution, restent fidèles au culte «lis lettres. Mais, ici encore, le grand poète eut toutes les chances con- tre lui. Son livre fut publié en douze volumes in-801, à 7 fr. 50 le volume, soit, pour l'ouvrage entier, 90 fr. Quel- ques millionnaires et aussi quelques fidèles de Chateau- briand se risquèrent pourtant à faire la dépense. Mais les millionnaires trouvèrent qu'il y avait trop de pages blan- ches ; quant aux fidèles, ils ne laissèrent pas d'éprouver, eux aussi, une vive déception. Divisés, découpés en une infinité de petits chapitres, comme si le feuilleton conti- nuait encore son œuvre, les Mémoires n'avaient rien de cette belle ordonnance, de cette symétrie savante, qui ca- ractérisent les autres ouvrages de Chateaubriand. Le décousu, le défaut de suite, l'absence de plan, déconcer- taient le lecteur, le disposaient mal à goûter tant de belles pages, où se révélait, avec un éclat plus vif que jamais, le génie de l'écrivain. L'édition à 90 francs ne fit donc pas regagner aux Mé- 1. Les onze premiers volumes renferment le texte des Mémoires ; le douzième volume était formé d'appendices. Les douze volumes parurent de 1819 à 1850. INTRODUCTION XVII moires le terrain que leur avait fait perdre tout d'abord la publication en feuilletons. Elle eut d'ailleurs contre elle la critique presque tout entière. Vivant, Chateaubriand avait pour lui tous les critiques, petits et grands. A deux ou trois exceptions près, que j'indiquerai tout à l'heure, ils se prononcèrent tous, grands et petits, contre Yempereur enterré. Est-il besoin de dire que la prétendue infériorité des Mémoires d' Outre-tombe n'était pour rien, ou pour bien peu de chose, dans cette levée générale de boucliers, laquelle tenait à de tout autres causes ? En 1850, les fautes de la République, les sottises et les crimes des républicains, avaient remis en faveur les hom- mes de la monarchie de Juillet. Nombreux et puissants à l'Assemblée législative, ils disposaient de quelques-uns des journaux les plus en crédit. Ils usèrent de leurs avantages, ce qui, après tout, était de bonne guerre, en faisant expier à Chateaubriand les attaques qu'il ne leur avait pas ména- gées dans Sun livre. Paraissant au lendemain du 24 février, en 1848, ces attaques revêtaient un caractère fâcheux. Leur auteur faisait figure d'un homme sans courage, cou- rant sus à des vaincus, poursuivant de ses invectives pas- sionnées des ennemis par terre. M. Thiers, surtout, avait été traité par l'illustre écrivain avec une justice qui allait jusqu'à l'extrême rigueur; dans ce passage, par exemple : « Devenu président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, M. Thiers s'extasie aux finesses diplomatiques de l'école Talleyrand ; il s'expose à se faire prendre pour un turlupin à la suite, faute d'aplomb, de gravité et de silence. On peut faire, li du sérieux et des grandeurs de l'âme, mais il ne faut pas le dire avant d'avoir amené le monde subjugué à s'asseoir aux orgies de Grand- Vaux ' Un peu plus loin, le ministre du 1er mars était représenté dans une autre et non moins étrange posture: «perché 1. Tome XI, p. 358. WTII MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBb sur li lu i lu-- i ontj efaile de juillet comme un sur le dos d'un chameau1 ». Ces choses-là se paient. i 3 bonapartistes n'étaient pas non plus pour être satis- faits des Mémoires. Si l'auteur avail célébré, en termes ma- gnifiques, le génie e1 la gloire de Napoléon, il n'en était pas moins resté, dans son dernier livre, le Chateaubriand de 18oi el de 1814, l'homme qui avait jeté sa démission à la face du meurtrier du duc d'Enghi en et qui, dix ans plus lard, avait, dans un pamphlet immortel, et d'une voix bien autrement autorisée que celle du Sénal, proclamé la dé- chéance de l'empereur. Les républicains, à leur tour, firent campagne avec les bonapartistes. Chateaubriand avait été l'ami d'Armand Carrel ; il avait même été seul, pendant, plusieurs années à prendre soin de sa sépulture et à entretenir des fleurs sur sa tombe. Mais, en 1850, il y avail beau temps que Carre! était oublié des yens deson parti ! En revanche, ils n'étaient pas gens à mettre en oubli lant de pages des Mémoires où les géants de 'rt étaient ramenés à leurs vraies proportions, où leurs noms et leurs crimes étaient mar- qués d'un stigmate indélébile. Sainte-Beuve attacha le grelot. Il était de ceux qui flai- rent le vent et qui le suivent. N'avait-il pas, d'ailleurs, à se venger des adulations qu'il avait si longtemps prodiguées au grand écrivain? Le moment était venu pour lui de brû- ler ce qu'il avait adoré. Le 18 mai 1850, alors que les Mé- moires n'avaient pas encore fini de paraître, il publia dans le Constitutionnel un premier article suivi, le 27 mai et le 30 septembre, de deux autres, tout remplis, comme le pre- mier, de dextérité, de iinesse et, à côté de malices piquan- tes, de sous-entendus perfides2. Après le maître, vinrent les critiques à la suite, de toute plume et de toute opinion. Ce fut une exécution en règle. 1. Tome XI, p. 360. 2. Causerie; du Lundi, tome I, p. 406, et tome II, p. 13S et 505 INTRODUCTION XIX Contre ces attaques venues de tant de côtés différents. les écrivains royalistes protesteront-ils ? Prendront-ils la défense des Mémoires et de leur auteur? Ils le firent, sans doute, mais timidement et à contre-cœur. Eux-mêmes avaient bien quelques griefs contre le livre. Les uns, disci- ples de M. de Villèle, avaient peine à oublier la part que Chateaubriand avait prise à la chute du grand ministre de la Restauration; les autres ne lui pardonnaient pas ses sévérités à l'endroit de M. de Blacas et de la petite cour de Prague. Vivement attaqués, les Mémoires furent donc mol- lement défendus. Seuls, Charles Lenormant, dans le Cor- respondant1, et Armand de Pontmartin, dans Y Opinion publique-, soutinrent avec vaillance l'effort des adversai- saires. S'il ne leur fut pas donné de vaincre, ils sauvèrent, du moins, l'honneur du drapeau. Quand un combat s'émeut entre deux essaims d'abeil- les, il suffit, pour le faire cesser, de leur jeter quelques grains de poussière. Cette grande mêlée, provoquée par la publication des Mémoires , Michel Lévy frères, éditeurs. INTRODUCTION \ \ V récit général, une correspondance intime, le détail d'un congrès, le compte rendu d'une affaire d'Etat, une pein- ture de mœurs, une esquisse de salon, de club, de cour, etc. Tout n'est donc pas adressé aux mêmes lecteurs, et, dans cette variété, un sujet fait passer l'autre1. » Donc, en 1834, toute la partie des Mémoires alors rédi- gée, c'est-à-dire sept volumes sur onze, était divisée en livres. L'auteur avait encore à écrire le récit de sa carrière littéraire, de 1800 à 1814, et d'une partie de sa carrière politique, de 1814 à 1828. Ce fut l'objet des quatre vo- lumes complémentaires, composés de 1836 à 1839. En cette nouvelle et dernière partie de sa rédaction, Chateau- briand a-t-il brisé le moule dans lequel il avait jeté ses précédents volumes? A-t-il rompu tout à coup avec ses procédés habituels de composition? Il n'en est rien, ainsi que le montrent les textes ci-après, empruntés à la rédac- tion de 1836-1839. Tome V, p. 97. — Paris, 1839. — Revu en juin 1847. — « Le premier livre de ces Mémoires est daté de la Vallée- aux-Loups, le 4 octobre 1811 : là se trouve la description de la petite retraite que j'achetai pour me cacher à cette époque. » Tome V, p. 178. — Paris, 1839. — « Ces deux années (de 1812 à 1814), je les employai à des recherches sur la France et à la rédaction de quelques livres de ces Mé- moires. » Tome V, p. 189. — Paris, 1839. — « Maintenant, le récit que j'achève rejoint les premiers livres de ma vie pu- blique, précédemment écrits à des dates diverses. » Tome VI, p. 195. — « Au livre second de ces Mémoires, on lit (je revenais alors de mon premier exil de Dieppe) ' « On m'a permis de revenir à ma vallée. La terre tremble sous les pas du soldat étranger; j'écris, comme les der- niers Romains, au bruit de l'invasion des barbares. Le 1. Lectures des Mémoires de M. de Chateaubriand, p. 269. 1. b \\\ I MÉMOIRES DOI rBE rOMBE jour, je 1 1 . i • >• des pages | • énements de ce jour1; la nuit, tandis que le roulement .1 u canon lointain expire dans mes bois solitaires, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe et à la paix de mes plus jeunes souvenirs. » Tome VI, p. 336. — « Dans le livre IV de ces Mémoires, j'ai parlé des exhumations de 181 ">. » Tome VI, p, 380. — 1838. — « Benjamin Constant im- prime son énergique protestation contre le tyran, et il change en vingt-quatre heures. On verra plus tard, dans un attire livre de ces Mémoires, qui lui inspira ce noble mouvement auquel la mobilité de sa nature ne lui permit pas de rester fidèle. » Tome VIII, p. 283. — 1839. — Revu le 22 février 18 15. « Le livre précédent que je viens d'écrire en 1839 rejoint ce livré de mon ambassade de Rome, écrit en 1828 et 1829, il y a dix ans... Pour ce livre de mon ambassade de Rome, les matérieux ont abondé...2 » Ainsi, en 1839, dernière date de la rédaction de ses Mémoires (quelques pages seulement y furent ajoutées plus tard), Chateaubriand continue d'être fidèle aux prin- cipes de composition qui avaient présidé au commencement de son travail. Si nous poussons plus avant, si nous descendons jusqu'à l'année 1846, époque à laquelle l'ou- vrage était depuis longtemps terminé, nous trouvons ce curieux et très significatif billet de Mme de Chateaubriand. 11 est adressé à M. Mandaroux-Vertamy : 1. La brochure De Buonaparte et des Bourbons. Elle parut, nou le 30 mars 1814, comme le dit M. de Lescure, p. 93, ni le 3 avril, comme le dit M. Henry Houssaye, à la page 570 de son remarquable ouvrage sur iSI4, mais le mardi 5 avril. (Voyez le Journal des Débats des 4 et 5 avril 1814.) 2. Beaucoup d'autres passages des Mémoires ne sont pas moins for- mels. Voyez notamment tome I, p. 182 et 347; tome II, p. 131 ; tome III, p. 147, 246 et 350; tome VII, p. 328. INTRODUCTION XXVII 2 février !<>. En priant M. Vertamy d'agréer tous mes compliments em- pressés, j'ai l'honneur de lui envoyer les 1er, 2e et 3e livres de la première partie des Mémoires que je sais qu'il lira avec toute l'attention de l'amitié. La vicomtesse de Chateaubriand1 VI Il faut bien croire, en présence de l'édition de 1849- 1850 et des éditions suivantes, qui en sont la reproduction pure et simple, que le manuscrit de Chateaubriand, dans son dernier état, ne renfermait plus « cette division en livres et en parties », dont l'auteur lui-même parle en tant d'endroits. Les premiers éditeurs se sont certainement appliqués à donner fidèlement et sans y rien changer le texte et la suite du manuscrit qu'ils avaient entre les mains. Faire autrement, faire plus, même pour faire mieux, c'eût été sortir de leur rôle, et ils ont eu raison de s'y tenir. Mais aujourd'hui, après bientôt un demi-siècle, la situation n'est plus la même. Chateaubriand est pour nous un ancien, c'est un des classiques de notre littérature, el le moment est venu de donner une édition des Mémoires d" Outre-tombe qui replace le chef-d'œuvre du grand écri- vain dans les conditions même où il fut composé, qui nous le restitue dans son intégrité première. Nous avons donc, contrairement à ce qui avait été fait dans les éditions précéder tes, rétabli dans la nôtre celte division en parties et en livres dont il est parlé dans la Préface testamentaire. Cette distribution nouvelle de l'ou- vrage — nullement arbitraire, cela va sans dire, mais, au contraire, exactement et scrupuleusement conforme aux 1. Je dois la connaissance do cette- lettre à une obligeante e.uimumi- cation do M. Charles do Lacombe. wvilï MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE divisions établies par l'auteur — n'a pas seulement pour effet, comme on sérail peut-être tenté de le croire, de ménager de distance en distance des suspensions, des repos pour le lecteur. Elle donne au livre une physionojnie toute nouvelle. Les Mémoires, ainsi rendus à leur premier et rentable (Hat, se divisent en quatre parties. La première (1768-1800) va de la naissance de Chateau- briand à son retour de l'émigration et à sa rentrée en France. Elle renferme neuf livres. La seconde partie, qui forme cinq livres, et va de 1800 à 1814, est consacrée à sa carrière littéraire. A sa carrière politique (1814-1830) est réservée la troi- sième partie. Elle ne comprend pas moins de quinze livres. Les années qui suivent la révolution de 1830 et la con- clusion des Mémoires occupent neuf livres : c'est la qua- trième partie. Et déjà, par ce seul énoncé, ne voit-on pas combien est peu justifiée la principale critique mise en avant par les adversaires des Mémoires, et à laquelle les amis mêmes de Chateaubriand se croyaient obligés de sous- crire, M. de Marcellus, par exemple, son ancien secré- taire à l'ambassade de Londres, qui, dans la. préface de son intéressant volume sur Chateaubriand et son temps, signale le « décousu » du livre de son maître, et ajoute, non sans tristesse : « Ce dernier de ses ouvrages n'a point subi les combinaisons d'une composition uniforme. Revu sans cesse, il n'a jamais été pour ainsi dire coordonné. C'est une série de fragments sans plan, presque sans symétrie, tracés de verve, suivant le caprice du jour1. » C'est justement le contraire qui est vrai. Ce n'est pas tout. Lors des lectures de l'Abbaye-au-Bois, 1. Chateaubriand et son temps, par le comte de Marcellus, ancien ministre plénipotentiaire, 1 vol. in-8°, 1859. — Préface, page 19. INTRODUCTION XXIX en J 834, les auditeurs avaient été frappés, tout particu- lièrement, de la beauté des Prologues qui ouvraient la plupart des livres des Mémoires. Voici, par exemple, ce qu'en disait Edgard Quinet : Ces Mémoires sont fréquemment interrompus par des espèces de prologues mis en tête de chaque livre... Le poète se réserve là tous ses droits, et il se donne pleine carrière ; le trop plein de son imagination, que la réalité ne peut pas garder, déborde en nappes enchantées dans des bassins de vermeil. Il y a de ces commencements pleins de larmes qui mènent à une histoire burlesque, et de comiques débuts qui conduisent à une fin tra- gique ; ils représentent véritablement la fantaisie qui va et vient dans l'infini, les yeux fermés, et qui se réveille en sur- saut là où la vie la blesse. Par là, vous sentez, à chaque point de cet ouvrage, la jeunesse et la vieillesse, la tristesse et la joie, la vie et la mort, la réalité et l'idéal, le présent et le passé, réunis et confondus dans Yharmonie et l'éternité d'une œuvre d'art1. L'enthousiasme de Jules Janin à l'endroit de ces Pro- logues n'était pas moins vif : Il faut vous dire que chaque livre nouveau de ces Mémoires commence par un magnifique exorde... Ces introductions dont je vous parle sont de superbes morceaux oratoires qui ne sont pas des hors-d'œuvre, qui entrent, au contraire, profondément dans le récit principal, tant ils servent admirablement à dési- gner l'heure, le lieu, l'instant, la disposition d'àme et d'esprit dans lesquels l'auteur pense, écrit et raconte... Dans ces mer- veilleux préliminaires, la perfection de la langue française a été poussée à un degré inouï, même pour la langue de M. de Chateaubriand 2. Jules Janin avait raison. Ces Prologues n'étaient pas des hors-d'œuvre à la place que Chateaubriand leur avait assignée. Dans les éditions actuelles, survenant au cours môme du récit qu'ils interrompent sans que l'on sache 1. Revue de Paris, tome IV, avril 1831. 0. Jules .Tanin, loc. cil. — Revue -'■• Paris, mars 183-J. XXX MÉMOIRES D'OUTRB-TOMBB [uoi, ils déroutenl et déconcei tent le lei leur : ce qui , tail une beauté est devenu un défaut. De même qull avait mis le meilleur de son art dans ces Prologues, dans ces commcwcmcnts, de même aussi Chateaubriand s'applique à bien finir ses livres. Chacun d'eux se termine d'ordinaire par des réflexions générales, par des vues d'ensemble, par des traits d'un effel gran- diose et poétique. Ce sont de beaux finales, à la condition de venir à la fin du morceau. S'ils viennenl au milieu, comme aujourd'hui, ils font l'effet d'une dissonance. Un exemple, entre vingt autres, va permettre d'en juger. Le livre Ier de la seconde partie des Mémoires est con- ' au Génie du Christianisme. L'auteur, après avoir parlé des circonstances dans lesquelles parut son ouvi i lin il par cette belle page : Si l'influence de mon travail ne se bornait pas au changement que, depuis quarante années, il a produit parmi l^s générations vivantes ; s'il servait encore à ranimer chez les tard-venus une étincelle des vérités civilisatrices de la terre; si ce léger symp- tôme de vie que l'on croit apercevoir s'y soutenait dans les cations à venir, je m'en irais plein d'e?pérunce dans la miséricorde divine. Chrétien réconcilié, ne m'oublie pas dans tes prières, quand je serai parti ; mes fautes m'arrêteront peut- être à ces portes où ma charité avait crié pour toi : « Ouvrez- vous, portes éternelles! Elevamini, jportœ ceternales1! » Dans la pensée de Chateaubriand, le lecteur devait rester sur ces paroles, s'y arrêter au moins le temps nécessaire pour lui donner cette prière, si chrétiennement demandée. Les éditeurs de 1849 ne l'ont pas voulu ; car aussitôt après, et sans que rien l'avertisse qu'ici prend fin un des livres des Mémoires, le lecteur tombe brusquement sur les lignes suivantes : Ma vie se trouva toute dérangée aussitôt qu'elle cessa d'être à moi. J'avais une foule de connaissances en dehors de ma 1. Mémoires d' Outre-tombe, tome IV, page 70. INTRODUCTION XXXI société habituelle. J'étais appelé dans les châteaux que L'on rétablissait. On se rendait comme on pouvait dans ces manoirs demi-démeublés, demi-meublés, où un vieux fauteuil succédait à un fauteuil neuf. Cependant quelques-uns de ces manoirs étaient restés intacts, tels que le Marais, échu à Mme de la Briche, excellente femme dont le bonheur n'a jamais pu se débarrasser. Je me souviens que mon immortalité allait rue Saint-Domi- nique-d'Enfer prendre une place dans une méchante voiture de louage où je rencontrais Mme de Vintimille etMmede Fezensac. A Champlâtreux, M. Mole faisait refaire de petites chambres au second étage '. Quelle impression voulez-vous qu'éprouve le lecteur lorsqu'il passe, sans transition, des portes éternelles à ces petites chambres au second étage ? Il n'est pas jusqu'à ce mot charmant sur Mme de la Briche, dont le bonheur ira jamais pu se débarrasser , qui ne vienne ici à contre-temps, puisqu'il me fait sourire, au moment où je devrais être tout entier à l'émotion que la page citée tout à l'heure était si bien faite pour produire. Voici qui est plus grave encore. Le lecteur que Chateaubriand vient de conduire jusqu'à l'année 1812, et qui s'est amusé avec lui de la petite guerre que lui faisait, à cette époque, la police impériale, laquelle avait déterré un exemplaire de V Essai sur les Ré- volutions et triomphait de pouvoir l'opposer au Génie du Christianisme, le Ici leur se trouve à ce moment en pré- sence de la vie de Napoléon Bonaparte. 11 se demande pourquoi la vie de Chateaubriand se troL/e ainsi tout à coup suspendue. Il a peine à s'expliquer cette soudaine et longue interruption, et si éloquentes que soient les pages consacrées à l'empereur, il lui est bien difficile de n'y pas voir une digression fâcheuse, un injustifiable hors- d'œuvre. Rétablissons les divisions créées par Chateaubriand, et tout s'éclaire, tout s'explique. 1. Tome IV, page 71. wvn HÉMOIRES D*OUTRE-TOMBE Il a terminé le récil des deux premières parties d vie, de sa. carrière de voyageur et (Je soldat et de sa carrièrt littéraire', il lui reste à raconter sa carrière politique. En réalité, c'est un ouvrage nouveau qu'il va écrire ; et par où le pourrait-il mieux commencer que par un poitrail de Bonaparte, une vue — à vol d'aigle — du Consulat et de l'Empire, préface naturelle de ces prodigieux événe- ments de 1814 qui, en changeant la face de l'Europe, donneront du même coup à la vie de Chateaubriand une orientation nouvelle? Seulement, il lui arrive avec Napo- léon ce qui était arrivé à Montesquieu avec Alexandre. Il en parle, lui aussi, tout à son aise1. Il lui consacre les deux premiers livres de sa troisième partie. Déjà, dans sa première partie, il avait esquissé à grands traits le tableau de la Révolution, de 1789 à 1792. Voici maintenant une vivante peinture de Napoléon et du régime impérial. Nous aurons plus tard un éloquent récit de la Révolution de 1830 : trois admirables décors pour les trois actes de ce W i a un', qui fut la vie de Chateaubriand et qu'il a lui-même encadré, suivant la mode romantique du temps, entre un prologue et un épilogue, entre la description du château de Combourg, qui ouvre les Mémoires, et les considéra- tions sur l'avenir du monde, qui les terminent. Pour ma part, je ne sais pas d'ouvrage, dans la littérature contem- poraine, dont le plan soit plus parfait, dont l'ordonnance soit plus savante et plus belle. En tout cas, il me semble bien que je ne me suis pas trop avancé en disant que les Mémoires d' Outre-tombe, ainsi divisés en parties et en livres, prennent une physio- nomie nouvelle. Par suite de cette division en livres, plus de ces subdivisions incessantes, de ces chapitres, de deux à trois pages chacun, qui venaient à tout instant interrompre et couper le récit. Les sommaires qui, inter- calés dans le texte, en détruisaient la continuité et la 1. Esprit des lois, liv. X, chap. XIII. INTRODUCTION XXXIII suite, ont été reportés à leur vraie place, en tête de chaque livre. Nous nous sommes attaché, en dernier lieu, à res- tituer la véritable orthographe des noms cités dans les Mémoires et dont un trop grand nombre, dans les éditions actuelles, sont imprimés d'une manière fautive. Il est tel de ces noms, celui de Peltier, par exemple, le célèbre rédacteur des Actes des Apôtres et de l'Ambigu, qui revient presque à chaque page, sous la plume de Chateaubriand, dans le récit de ses années d'exil et de misère à Londres, et qui n'est pas donné une seule fois d'une façon exacte. VII En présentant au public, pour la première fois, une édition des Mémoires d'Outre-tombe conforme au plan et aux divisions de l'auteur, nous avons la confiance que les lecteurs, ayant enfin sous les yeux son livre, tel qu'il l'a conçu et exécuté, partageront l'enthousiasme qu'il excita, il y a un demi-siècle, chez tous ceux qui furent admis aux lectures de l'Abbaye-au-Bois. Il réunit, en effet, à un degré rare, ces qualités maî- tresses : d'une part, l'unité, la proportion, la beauté de l'ordonnance ; — d'autre part, la souplesse, la vigueur, la grâce et l'éclat du style. Quelques mots sur ce dernier point. Parce que Chateaubriand a revu son ouvrage jusqu'à ses dernières années, et que sa main, affaiblie par l'âge, y a fait en quelques endroits des retouches malheureuses, on s'est plu à y voir une œuvre de vieillesse et de déclin, comparable à la dernière toile du Titien, à ce Christ au Tombeau que l'on montre à Venise , à l'Académie des beaux-arts, et que le peintre, âgé de quatre-vingt-dix- neuf ans , a signé d'une main tremblante , senescente XXXIV HÉM0IR1 - D'OI rBE-TOMBE manu. Rien de moins exact. Chateaubriand a commi si i Mémoire au mois d'ootobre 1811, au lendemain de la publication de {'Itinéraire, c'est-à-dire à l'heure où son talent, en pleine vigueur, conservai! encore la fraî- cheur et La grâce de la jeunesse. De 1811 à 1814, il écril les premiers livres, l'histoire de son enfance, sa vie sur les landes et les grèves bretonnes, au tond du vieux manoir de Gombourg, auprès de sa sœur Lucile, sous l'œil sévère de son père, ce grand vieillard dont il a tl un portrait inoubliable. La Restauration, en le jetant dans la vie politique, en l'obligeant à se mesurer avec les faits et à en tenir compte, à prouver et à convaincre, au lieu de peindre seulement et de charmer, révèle chez lui des dons nouveaux et de nouvelles qualités de style. 11 se trouve que ce poète est un historien et un polémiste; il écril les Réflexions politiques, la Monarchie selon la Charte, les articles du Conservateur, les Mémoires sur la vie et la mort du duc de Berry. Certes, ce n'est pas à ce moment que son talent baisse et que son génie décline. C'est à ce moment pourtant que prend place la rédaction d'une partie considérable des Mémoires. Le tableau des premier- mouvements de la Révolution, le voyage en Amérique, l'émigration, les combats à l'armée des princes el, jusqu'à la rentrée en France en 1800, la vie de l'exilé à Londres, les années de misère et d'étude, de deuil et d'espérance, qui préparaient et annonçaient déjà l'avenir du poète, pareilles à cette aube obscure, et pourtant pleine de pro- messes, qui précède l'éclat du jour naissant et de la gloire prochaine : ces belles pages ont été écrites en 1821 et 1822, à Berlin et à Londres, dans les moments de loisir que laissaient à l'auteur les travaux et les fêtes de ses deux ambassades. Le récit de l'ambassade de Rome a été composé à Rome même, en 1828 et 1829; il est contem- porain par conséquent de ces admirables dépêches diplo- matiques qui sont restées des modèles du genre. Donc, ^ INTRODUCTION \\\V ici encore, il ne saurait être question de déclin et d'affai- blissement littéraire. Ce qui vient ensuite, — la révolution de Juillet, le voyage à Prague et le voyage à Venise, les rêveries au Lido et sur les grands chemins de Bohême, les considérations sur Yavenir du monde, — tout cela est de la même date que les Etudes historiques et les célèbres brochures sur La Restauration et la monarchie élective, sur le Bannissement de Charles X et de sa famille, et sur la Captivité de Mme la duchesse de Berry. Le génie de l'écri- vain avait encore toute sa coloration et toute sa trempe : l'éclair jaillissait encore de l'épée de Roland. Reste, il est vrai, la partie des Mémoires qui va de 1800 à 1828, et qui a été écrite de 1836 à 1839. Cette partie est- elle inférieure aux autres? En 1836, Chateaubriand avait soixante-huit ans, l'âge précisément auquel M. Guizot commença d'écrire ses Mémoires, le plus parfait de ses ouvrages. En 1839, l'auteur du Génie du Christianisme avait soixante et onze ans, l'âge auquel Malherbe, dans l'une de ses plus belles odes, s'écriait avec une confiance que justifiait sa pièce même : Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages; Mon esprit seulement, exempt de sa rigueur, A de quoi témoigner en ses derniers ouvrages Sa première vigueur1. Chateaubriand se pouvait rendre le même témoignage. Il écrivait alors et faisait paraître le Congrès de Vérone2. Ce livre n'est pas autre chose qu'un fragment des Mémoires : l'auteur s'était résolu à le détacher de son œuvre et à le publier séparément, parce que cet épisode, en raison des développements qu'il avait reçus sous sa l'hune, aurait dérangé l'économie de ses Mémoire* et leur eût enlevé ce caractère d'harmonieuse proportion qu'il voulait avant tout leur conserver. Tant vaut le Cowji> 1. Malherbe, liv. I, ode IX". 2. Deux vol. in-8", 1838. WWi MÉMOIRES DOUTRE-TOMBE Vérone, au point de vue du style — le seul qui nous occupe en ce moment — tant vaut nécessairement toute la partie des Mémoires d'Outre-tombe, composée à la même date, écrite avec la mf-inc encre. Or, voici comme un excellent juge, Alexandre Vinet, appréciait le style du Congrès 'le Vérone: Ce livre est une belle œuvre d'historien et de politique ; mais quand elle ferait, sous ces deux rapports, moins d'honneur à M. de Chateaubriand, quel honneur ne fait-elle pas à son talent d'écrivain? Nous ne croyons pas que, dans aucun de ses ouvrages, il ait répandu plus de beautés, ni des beautés plus vraies et plus diverses. La verve et la perfection de la forme ne sont point ici aux dépens l'une de l'autre; toutes les deux sont à la fois portées au plus haut degré, et semblent dériver l'une de l'autre. Le style propre à M. de Chateaubriand ne nous a jamais paru plus accompli que dans cette dernière produc- tion ; nous devrions dire les styles, car il y en a plusieurs, et dans chacun il est presque également parfait. L'homme d'Etat dans ses éloquentes dépêches, l'historien-poète dans ses vivants tableaux, le peintre des moeurs dans ses sarcasmes mordants et altiers, se disputent le prix et nous laissent indécis dans l'admi- ration... On a l'air de croire que l'auteur à'Atala et des Martyrs n'a fait que se continuer. C'est une erreur. Son talent n'a cessé, depuis lors, d'être en voie de progrès ; à l'âge de soixante-dix ans, il avance, il acquiert encore autant pour le moins et "aussi rapidement qu'à l'époque « de sa plus verte nouveauté »... Ce talent, à mesure que la pensée et la passion s'y sont fait leur part, a pris une constitution plus ferme; la vie et le travail l'ont affermi et complété ; sans rien perdre de sa suavité et de sa magnificence, le style s'est entrelacé, comme la soie d'une riche tenture, à un canevas plus serré, et ses couleurs en ont paru tout ensemble plus vives et mieux fon- dues. Tout, jusqu'à la forme de la phrase, est devenu plus précis, moins flottant ; le mouvement du discours a gagné en souplesse et en variété ; une étude délicate de notre langue, qu'on désirait fléchir et jamais froisser, a fait trouver des tours heureux et nouveaux, qui sont savants et ne paraissent que libres. Le prisme a décomposé le rayon solaire sans l'obscurcir, et les couleurs qui en rejaillissent éclairent comme la lumière*. 1. A. Vinet. Etudes sur la littérature française au dix-neuvième siècle, ' tome I, page 432. INTRODUCTION XXXVII A l'appui de ses éloges, Alexandre Vinet fait de nom- breuses citations. Il se trouve que toutes sont empruntées à des passages des Mémoires d' Outre-tombe que Chateau- briand avait intercalés dans le texte du Congrès de Vérone. N'est-ce pas là la preuve, une preuve décisive, que la portion des Mémoires écrite de 1836 à 1839, la seule qui aurait pu causer quelque inquiétude littéraire, ne le cède en rien aux autres parties de l'ouvrage ? VIII Par le style comme par la composition, les Mémoires d'Outre-tombe sont donc dignes du génie de Chateau- briand. Leur place est marquée immédiatement au- dessous des Mémoires de Saint-Simon. Et encore, tout en maintenant le premier rang à son incomparable pré- décesseur, n'est-il que juste d'ajouter que Chateaubriand lui est supérieur par plus d'un endroit. Dans un éloquent article, publié en 1857, Montalembert a dit de Saint- Simon : « Il est tout, excepté poète; car il lui manque l'idéal et la rêverie1. » Chateaubriand, dans ses Mémoires, est poète et grand poète. Qu'il promène ses rêves d'ado- lescent sur les grèves de Bretagne ou ses rêveries de vieillard sur les lagunes de Venise ; qu'il écoute, senti- nelle perdue aux bords de la Moselle, la confuse rumeur du camp qui s'éveille, aux premières blancheurs de l'aube, ou que, ministre du roi de France, il entende, sur la route de Gand à Bruxelles, à l'angle d'un champ, au pied d'un peuplier, le bruit lointain de cette grande bataille encore sans nom, qui s'appellera demain Water- 1. Le Correspondant, livraison du 25 janvier 1857. Article sur la nou- velle édition de Saint-Simon. Réimprimé dans les Œuvres de Monta- lembert, tome VI, p. 405 ot 507. WWIll HÉHOIR] - D m TRE-TOMBE loo, il a partout — el c'est Sainte-Beuve Lui-mêirie qui esl réduit à le confesser — il a, en toute rencontre, des iges d'une grâce, d'une suavité magiques, où se recon- naissent la touche et ruccent de l'enchanteur; il a di paroles qui semblent couler d'une lèvre d'or*! \ côté 'lu poète, les Mémoires d'Outre-towix: nous moulu ut I historien, cet historien que Saint-Simon n'a pas été. La vie de Napoléon Bonaparte par Chateaubriand2 n'est qu'une esquisse, mais une esquisse de maître, qui, dans sa rapidité même, reflète, avec une inconteslalil" fidélité, cette existence prodigieuse, toute pleine de coups de théâtre et de coups de foudre. Le bruit du canon, les chants de victoire retentissent au milieu de ces pages, mais sans couvrir le cri de la Justice foulée aux pieds et de la Liberté mise aux fers. Pour défendre ces deux nobles clientes, Chateaubriand trouve des accents vrai- ment magnifiques, également bien inspiré quand il prend en main la cause de Pie VII, du chef de la chrétienté, arraché du Quirinal et jeté dans une voiture dont les por- tières sont fermées à clef, ou lorsqu'il fait entendre, à l'occasion d'un pauvre pêcheur d'Albano, fusillé par les autorités impériales, cette protestation indignée : Pour dégoûter des conquérants, il faudrait savoir tous les maux qu'ils causent ; il faudrait être témoin de l'indifférence avec laquelle on leur sacrifie les plus inoffensives créatures dans un coin du globe où ils n'ont jamais mis le pied. Qu'im- portaient au succès de Bonaparte les jours d'un pauvre faiseur de filets des Etats romains ? Sans doute il n'a jamais su que ce chétif avait existé ; il a ignoré, dans le fracas de sa lutte avec les rois, jusqu'au nom de sa victime plébéienne. Le monde n'aperçoit en Napoléon que des victoires ; les larmes dont les colonnes triomphales sont cimentées ne tombent point -de ses yeux. Et moi je pense que, de ces souffrances méprisées, de ces calamités des humbles et des petits, se forment, dans les conseils de la Providence, les causes secrètes qui précipitent du 1. Causeries du lundi, tome I, p. 4u-\ 424. 2. Tomes V et VI des Mémoires ; édition de 1849. INTRODUCTION XXXIX faîte le dominateur. Quand les injustices particulières se sont accumulées de manière à l'emporter sur le poids de la fortune, le bassin descend. Il y a du sang muet et du sang qui crie; le sang des champs de bataille est bu en silence par la terre; le sang pacifique répandu jaillit en gémissant vers le ciel : Dieu le reçoit et le venge. Bonaparte tua le pêcheur d'Albano ; quel- ques mois après, il était banni chez les pêcheurs de l'île d'Elbe, et il est mort parmi ceux de Sainte-Hélène '. Sans doute, il y a des défauts, et en grand nombre, au cours des Mémoires, de bizarres puérilités, des veines de mauvais goût, et, en plus d'un endroit, — la remarque est de Sainte-Beuve, — un cliquetis d'érudition, de rap- prochements historiques, de souvenirs personnels et de plaisanteries affectées, dont l'effet est trop souvent étrange quand il n'est pas faux2. Mais, au demeurant, que sont ces taches dans une œuvre d'une si considérable étendue et où étincellent tant et de si rares beautés ? Il ne suffit pas qu'une œuvre soit belle : il faut encore, il faut surtout qu'elle soit morale. A l'époque où les Mémoires d 'Outre-tombe paraissaient dans la Presse, Georges Sand — qui aurait peut-être sage- ment fait de se récuser sur ce point — écrivait à un ami : « C'est un ouvrage sans moralité. Je ne veux pas dire par là qu'il soit immoral, mais je n'y trouve pas cette bonne grosse moralité qu'on aime à lire même au bout d'une fable ou d'un conte de fées3. » Précisément à l'heure où l'auteur de Lélia prononçait cet arrêt, une autre femme, Mme Swetchine, avec l'auto- 1. Tome VIII, p. 203. 2. Causeries du lundi, tome I, p. 420. 3. Lettre do George Sand, citée par Sainte-Beuve, Causeries du lundi, tome I, p. 421. — Si sévère qu'elle se montro ici pour Chateau- briand et sos Mémoires, George Sand ne peut s'empêcher de terminer sa lettre par ces lignes : « Et pourtant, malgré tout ce qui me déplaît dans cotte œuvre, je retrouve à chaque instanl des beautés do forme grandes, simples, fraîches, d<> certaines pages qui sont du plus grand maître do ce siècle, et qu'aucun do nous, freluquets formés à son écolo, ne pourrions jamais écrire en faisant do notre mieux. » XL MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE rite que donnait à sa parole toute une vie d'honneur et de Vertu, écrivait .-, Élysées, venanl éclairer mon der- nier tableau, servirait à rendre moins saillants les défauts du peintre : la vie me sied mal; la mort m'ira peut-être mieux. AVANT-PROPOS Paris, 44 avril 1846. Revu le 28 juillet 4846. Sicut nubes quasi naves.... velut umbra. Job. Gomme il m'est impossible de prévoir le moment de mu lin, comme à mon âge les jours accordés à l'homme ne sont que des jours de grâce ou plulùt de rigueur, je vais m'expliquer. Le 4 septembre prochain j'aurai atteint ma soixante-dix-huitième année : il est bien temps que je quitte ce monde qui me quitte et que je ne re- grette pas. Les Mémoires à la tête desquels on lira cet avant- propos suivent, dans leurs divisions, les divisions naturelles de mes carrières. La triste nécessité qui m'a toujours tenu le pied sur la gorge m'a forcé de vendre mes Mémoires. Per- sonne ne peut savoir ce que j'ai souffert d'avoir été obligé d'hypothéquer ma tombe; mais je devais ce MI MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE dernier sacrifice à mes serments el à l'unité de ma conduite. Par un attachement peut-être pusillanime, je regardais ces Mémoires comme des confidents dont je ne m'aurais pas voulu séparer; mon dessein était de les laisser àMmode Chateaubriand; elle les eût fait connaître à sa volonté, ou les aurait supprimés, ce que je désirerais plus que jamais aujourd'hui. Ah! si, avant de quitter la terre, j'avais pu trou ver quelqu'un d'assez riche, d'assez conûant pour rache- ter les actions de la Société, et n'étant, pas comme cette Société, dans la nécessité de mettre l'ouvrage sous presse sitôt que tintera mon glas! Quelques-uns des actionnaires sont mes amis; plusieurs sont des personnes obligeantes qui ont cherché à m'être utiles; mais enfin les actions se seront peut-être ven- dues, elles auront été transmises à des tiers que je nr connais pas, et dont les affaires de famille doivent passer en première ligne; à ceux-ci, il est naturel que mes jours, en se prolongeant, deviennent sinon une importunité, du moins un dommage. Enfin, si j'étais encore maître de ces Mémoires, ou je les gar- derais en manuscrit ou j'en retarderais l'apparition de cinquante années. Ces Mémoires ont été composés à différentes dates et en différents pays. De là des prologues obligés qui peignent les lieux que j'avais sous les yeux, les sentiments qui m'occupaient au moment où se re- noue le fil de ma narration. Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entrées les unes dans les autres : il m'est arrivé que, dans mes instants de prospérité, j'ai eu à parler de mes temps de misère; dans mes jours de tribulation, à retracer mes jours de bonheur. AVANT-PROrOS Lin Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d'expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu'à son couchant, se croisant et se confondant, ont produit dans mes récits une sorte de confusion, ou, si l'on veut, une sorte d'unité indéfinissable; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau : mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais plus, en ache- vant de lire ces Mémoires, s'ils sont d'une tête brune ou chenue. J'ignore si ce mélange, auquel je ne puis appor- ter remède, plaira ou déplaira; il est le fruit des inconstances de mon sort : les tempêtes ne m'ont laissé souvent de table pour écrire que l'écueil de mon naufrage. On m'a pressé de faire paraître de mon vivant quelques morceaux de ces Mémoires] je préfère parler du fond de mon cercueil; ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu'elles sortent du sépulcre. Si j'ai assez souffert en ce monde pour être dans l'autre une ombre heureuse, un rayon échappé des Champs- Elysées répandra sur mes derniers tableaux une lu- mière protectrice : la vie me sied mal; la mort m'ira peut-être mieux. Ces Mémoires ont été l'objet de ma prédilection : saint Bonaventure obtint du ciel la permission de continuer les siens après sa mort; je n'espère pas une telle faveur, mais je désirerais ressusciter à l'heure des fantômes, pour corriger au moins les épreuves. Au surplus, quand l'Éternité m'aura de f-iv mi M ES D'OI un TOMBE deux mains bouché les oreilles, dans la pou- dreuse famille des sourds, je n'entendrai plus per- sonne. Si telle partie de ce travail m'a plus attaché que telle autre, c'est ce qui regarde ma jeunesse, le coin le plus ignoré de ma vie. Là, j'ai eu à réveiller un monde qui n'était connu que de moi; je n'ai ren- contré, en errant dans cette société évanouie, que des souvenirs et le silence; de toutes les personnes que j'ai connues, combien en existe-t-il aujourd'hui? Les habitants de Saint-Malo s'adressèrent à moi le 25 août 1828, par l'entremise de leur maire, au sujet d'un bassin à Ilot au'il désiraient établir. Je m'empressai de répondre, sollicitant, en échangede bienveillance, une concession de quelques pieds de terre, pour mon tombeau, sur h Grand-Bé1. Cela souffrit des difficultés à cause de l'opposition du génie militaire. Je reçus enfin, le 27 octobre 1831, une lettre du maire, M. Hovius. Il me disait : « Le « lieu de repos que vous désirez au bord de la mer, « à quelques pas de votre berceau, sera préparé par « la piété filiale des Malouins. Une pensée triste se « mêle pourtant à ce soin. Ah! puisse le monument « rester longtemps vide! mais l'honneur et la gloire « survivent à tout ce qui passe sur la terre. » Je cite avec reconnaissance ces belles paroles de M. Hovius : il n'y a de trop que le mot gloire-. Je reposerai donc au bord de la mer que j'ai tant aimée. Si je décède hors de France, je souhaite que 1. Ilot situé dans la rade de Saint-Malo. Ch. 2. Voir à Y Appendice le n° 1 : La Tombe du Grand-Bé. AVANT-PROPOS LV mon corps ne soit rapporté dans ma patrie qu'après cinquante ans révolus d'une première inhumation. Qu'on sauve mes restes d'une sacrilège autopsie ; qu'on s'épargne le soin de chercher clans mon cer- veau glacé et dans mon cœur éteint le mystère de mon être. La mort ne révèle point les secrets de la vie. Un cadavre courant la poste me fait horreur; des os blanchis et légers se transportent facilement : ils seront moins fatigués dans ce dernier voyage que quand je les traînais çà et là chargés de mes ennuis. MÉMOIRES Sicut nubes... quasi naves... velul timbra Job. PREMIÈRE PARTIE ANNÉES UE JEUNESSE. — LE SOLDAT ET LE VOYAGEUR 1768-1800 LIVRE PREMIER Naissance de mes frères et sœurs. — Je viens au monde. — Plancoet. — Vœu. — Combourg. — Plan de mon père pour mon éducation. — La Villeneuve. — Lucile. — Mesdemoiselles Couppart. — Mauvais écolier que je suis. — Vie de ma grand mère maternelle et de sa sœur, à Plancoet. — Mon oncle, le comte de Bedée, à Manchoix. — Relèvement du vœu de ma nourrice. — Gesril. — Hervine Magon. — Combat contre les deux mousses. Il y a quatre ans qu'à mon retour de la Terre Sainte, j'achetai près du hameau d'Aulnay, dans le voisinage de Sceaux et de Châtenay, une maison de jardinier, cachée parmi les collines couvertes de bois. Le terrain 1. Ce livre a été écrit, ;'i la Vallée-aui-Loups, près d'Aulnay, d'octobre 1811 a juin 1812. 1 -2 MÉMOIRES I) 01 THE-TOMBE inégalet sablonneux dépendant de cette, maisoo n'é- tail qu'un verger sauvage au boul duquel se trouvait une ravine et un taillis de châtaigniers. Cet étroil espace me parut propre à renfermer mes Longues espérances ; spatio brevi spem longam reseces1. Les arbres que j'y ai plantés prospèrent, ils sont encore si petits que je leur donne de l'ombre quand je me place entre eux et le soleil. Un jour, en me rendant cette ombre, ils protégeront mes vieux ans comme j'ai protégé leur jeunesse. Je les ai choisis autant que je l'ai pu des divers climats où j'ai erré, ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon cœur d'autres illusions. Si jamais les Bourbons remontent sur le trône, je ne leur demanderai, en récompense de ma fidélité, que de me rendre assez riche pour joindre à mon hé- ritage la lisière des bois qui l'environnent : l'ambition m'est venue; je voudrais accroître ma promenade de quelques arpents : tout chevalier errant que je suis, j'ai les goûts sédentaires d'un moine : depuis que j'habite cette retraite, je ne crois pas avoir mis trois fois les pieds hors de mon enclos. Mes pins, mes sa- pins, mes mélèzes, mes cèdres tenant jamais ce qu'ils promettent, la Vallée-aux-Loups deviendra une véri- table chartreuse. Lorsque Voltaire naquit à Chàtenay, le 20 février 1G94 2, quel était l'aspect du coteau où se 1. Horace, Odes, liv. Ier, XI. 2. Voltaire n'est pas ne le 20 février 1694, et il n'est pas né à Chàtenay. Il y a là une double erreur, qui était du reste acceptée par tout le monde à la date où écrivait Chateaubriand. Chacun tenait alors pour exact le dire de Condorcet, dans sa Vie de Voltaire : « François-Marie Arouet, qui a rendu le nom de Voltaire si célèbre, naquit à Chàtenay le 20 de lévrier 1694. MEMOIRES D OUTRE-TOMBE à devait retirer, en 1807, l'auteur du Génie du Christia- nisme? Ce lieu me plaît; il a remplacé pour moi les champs paternels; je l'ai payé du produit de mes rêves et de mes veilles; c'est au grand désert d'Àtala que je dois le petit désert d'Aulnay; et, pour me créer ce refuge, je n'ai pas, comme le colon américain, dépouillé l'In- dien des Florides. Je suis attaché à mes arbres; je leur ai adressé des élégies, des sonnets, des odes. Il n'y a pas un seul d'entre eux que je n'aie soigné de mes propres mains, que je n'aie délivré du ver attaché à sa racine, de la chenille collée à sa feuille; je les connais tous par leurs noms, comme mes enfants : c'est ma famille, je n'en ai pas d'autre, j'espère mou- rir auprès d'elle Ici, j'ai écrit les Martyrs, les Abencerages, Y Itinéraire et Moïse; que ferai-je maintenant dans les soirées de cet automne? Ce 4 octobre 1811, anniversaire de ma fête et de mon entrée à Jérusalem1, me tente à com- mencer l'histoire de ma vie. L'homme qui ne donne M. A. Jal, en 1864 (Dictionnaire critique de biographie et d'his- toire, pages 1283 et suivantes), a établi 'l'une façon certaine, à l'aide des registres de la paroisse de Saint-André-des-Arcs, que Voltaire était né ;ï Paris , le dimanche 21 novembre 1694. Voltaire, du reste, avait dit lui-même, dans sa lettre du 17 juin 1768 à M. de Parcieux: « Quepuis-je faire, sinon plaindre la ville où je suis né?... Je vous remercie en qualité de Parisien, et quand mes compatriotes cesseront d'être Welches, je les louerai tant que je pourrai. » L'année suivante, dans son Epitre à Boileau, il disait à l'auteur des Satires : Dans la cour du Palais je naquis ton voisin. 1. Le 4 octobre, l'Église célèbre la fête de saint François d'Assises. Chateaubriand avait reçu au baptême lea prénoms de François-René. — 11 était entré à Jérusalem le 4 octobre 1806, (Itinéraire de Paris à Jérusalem, Tome I, p. 286.) \ HBM01R] s h 01 rRE-TOMBE aujourd'hui L'empire «lu monde à La France que pour In fouler à ses pieds, cet homme, donl j'admire Le gé- nie et donl j'abhorre le despotisme, cet homme m'en- veloppe de sa tyrannie comme d'une autre solitude; mais s'il écrase le présent, le passé le brave, et je reste libre dans tout ce qui a précédé sa gloire. La plupart de mes sentiments sont demeurés au fond de mou âme, ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliquas à des êtres imagi- naires. Aujourd'hui que je regrette encore mes chi- mères sans Jes poursuivre, je veux remonter le pen- chanl de mes belles années : ces Mémoires seront un temple de la mort élevé à la clarté de mes souvenirs '. Commençons donc, et parlons d'abord de ma fa- illi II.'; c'est essentiel, parce que le caractère de mon père a tenu en grande partie à sa position et que ce caractère a beaucoup influé sur la nature de mes idées, en décidant du genre de mon éducation2. Je suis né gentilhomme. Selon moi, j'ai profité du hasard de mon berceau, j'ai gardé cet amour plus ferme de la liberté qui appartient principalement à l'aristocratie dont la dernière heure est sonnée. L'aris- 1. Voir, à Y Appendice, le N° II : Le Manuscrit de 1826. 2. Ce paragraphe, que nous empruntons au Manuscrit de 1826, nous a paru devoir être préféré à celui qui se trouve dans toutes les éditions des Mémoires et dont voici le texte : « De la nais- sance de mon père et des épreuves de sa première position, se forma en lui un des caractères les plus sombres qui aient été. Or, ce caractère a influé sur mes idées en effrayant mon enfance, contristant ma jeunesse et décidant du genre de mon éducation. » Selon la très juste remarque du comte de Marcellus (Chateau- briand et son temps, p. 6), ces lignes interrompent plus qu'elles n'aident le récit. « C'était sans doute, ajoute M. de Marcellus, un de ces feuillets supplémentaires dont l'auteur, aux derniers moments de sa vie, renversait continuellement l'ordre, de telle MEMOIRES D OUTRE-TOMBE 5 tocratie a trois âges successifs : l'âge des supériorités, l'âge des privilèges, l'âge des vanités; sortie du pre- mier, elle dégénère dans le second et s'éteint dans le dernier. Un peut s'enquérir de ma famille, si l'envie en prend, dans le dictionnaire de Moréri, dans les di- verses histoires de Bretagne de d'Argentré, de dom Lobineau, de dom Morice, dans ÏHistoire. généalo- gique de plusieurs maisons illustres de Bretagne du P. Du Paz, dans Toussaint de Saint-Luc, Le Borgne, et enfin dans Y Histoire des grands officiers de la Cou- ronne du P. Anselme '. Les preuves de ma descendance furent faites entre les mains de Chérin2, pour l'admission cle ma sœur Lucile comme chanoinesse au chapitre de l'Argen- tière, d'où elle devait passer à celui de Remiremont; elles furent reproduites pour ma présentation à Louis XVI, reproduites pour mon affiliation à l'ordre de Malte, et reproduites une dernière fois quand mon frère fut présenté au même infortuné Louis XVI. Mon nom s'est d'abord écrit Brien, ensuite Briant et Briand, par l'invasion de l'orthograplfe française. Guillaume le Breton dit Castrum-Briani. Il n'y a pas façon qu'il ne s"y reconnaissait plus lui-même, comme il le disait à son dernier secrétaire, M. Daniélo. » (Voir, Tome XII de la première édition des Mémoires d'outre- tombe, les pages aux- quelles M. J. Daniélo a donné pour titre : M. et Mmc de Cha- teaubriand; quelques détails sur leurs habitudes, leurs cour, ,- su 'ions.) 1. Celte généalogie est résumée dans YHistoire généalot/i'/t't et héraldique des Pairs de France, etc., par M. le chevalier de Courcelles. Cn. 2. Bernard Chérin (1718-1785), généalogiste et historiographe de3 Ordres de Saint-Lazare, de Saint-Michel et du Saint-Esprit. 6 MÉMOIRES D'OUTHE-TOMBE un nom en France qui ne présente ces variations de Lettres. Quelle est 1 < >il h < >u;i-. « j>i j <î de Du Guesclin? Les Brien vers le commencemenl du onzième siècle communiquèrent leur nom à un château considérable de Bretagne, et ce château devint le chef-lieu de la baronnie de Chateaubriand. Les armes de Chateau- briand étaient d'abord dos pommes de pin avec !;i de- vise : Je sème l'or. Geoffroy, baron de Chateaubriand, passa avec saint Louis en Terre Sainte. Fait prison- nier à la bataille de la Massoure, il revint, et sa femn e Sibylle mourut de joie et de surprise en le revoyant. Saint Louis, pour récompenser ses services, lui con- céda à lui et à ses héritiers, en échange de ses an- ciennes armoiries, un écu de gueules, semé de fleurs de lis d'or : Cui et ejus hœredibus, atteste un cailu- laire du prieuré de Bérée, sanctus Ludovicus tum Fran- corum rex, propter ejus probitatem in armis, flores lilii auri, loco pomorum pini auri, contulit. Les Chateaubriand se partagèrent dès leur origine en trois branches : la première, dite barons de Cha- teaubriand, souche des deux autres et qui commeni a Tan 1000 dans la personne de Thiern, fils de Brien, petit-fils d'Alain III, comte ou chef de Bretagne; la seconde, surnommée seigneurs des Roches Ba rit a ut, ou du Lion d'Angers; la troisième paraissant sous le titre de sires de Beaufort. Lorsque la lignée des sires de Beaufort vint à s'é- teindre dans la personne de dame Renée, un Chris- tophe II, branche collatérale de cette lignée, eut en partage la terre de la Guerrande en Morbihan1. A 1. La terre de la Guerrande était située, non dans le Morbihan, mais dans la paroisse de Hénan-Bihen, aujourd'hui l'une des MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 7 cette époque, vers le milieu du xvne siècle, une grande confusion s'était répandue dans l'ordre de la noblesse; des titres et des noms avaient été usurpés. Louis XIV prescrivit une enquête, afin de remettre chacun dans son droit. Christophe fut maintenu, sur preuve de sa noblesse d'ancienne extraction, dans son titre et dans la possession de ses armes, par arrêt de la Chambre établie à Rennes pour la réformation de la noblesse de Bretagne. Cet arrêt fut rendu le 16 septembre 1669; en voici le texte : « Arrêt de la Chambre établie par le Roi (Louis XIV) « pour la réformation de la noblesse en la province « de Bretagne, rendu le 16 septembre 1669 : entre le « procureur général du Roi, et M. Christophe de Cha- « teaubriand, sieur de La Guerrande; lequel déclare u ledit Christophe issu d'ancienne extraction noble, » lui permet de prendre la qualité de chevalier, et le ■< maintient dans le droit de porter pour armes de « gueules semé de fleurs de lys d'or sans nombre, et « ce après production par lui faite de ses titres au- « thentiques, desquels il appert, etc., etc., ledit arrêt « signé Malescot. » Cet arrêt constate que Christophe de Chateaubriand de La Guerrande descendait directement des Chateau- briand, sires de Beaufort; les sires de Beaufort se rai tachaient par documents historiques aux premiers barons de Chateaubriand. Les Chateaubriand de Ville- neuve, du Plessis et de Combourg étaient cadets des Chateaubriand de La Guerrande, comme il est prouvé par la descendance d'Àmaury, frère de Michel, lequel communes du canton de Matignon, arrondissement de Dinan (Côtes-du-Nord). 8 MÉMOIRES F) OUTRE-TOMBE Michel était fils de ce Christophe de La Guerrande maintenu dans son extraction par l'arrêt ci-des rapporté de la réformation de la noblesse, du 16 sep- tembre 1669. Après ma présentation à Louis XVI, mon frère son- gea à augmenter ma fortune de cadet en me nantis- sant de quelques-uns de ces bénéfices appelés béné- fices simples. Il n'y avait qu'un seul moyen praticable à cet effet, puisque j'étais laïque et militaire, c'était de m'agréger à l'ordre de Malte. Mon frère envoya mes preuves à Malte, et bientôt après il présenta re- quête, en mon nom, au chapitre du grand-prieuré d'Aquitaine, tenu à Poitiers, aux fins qu'il fût nommé des commissaires pour prononcer d'urgence. M. Pon- tois était alors archiviste, vice-chancelier et généalo- giste de l'ordre de Malte, au Prieuré. Le président du chapitre était Louis-Joseph des Escotais, bailli, grand-prieur d'Aquitaine, ayant avec lui le bailli de Freslon, le chevalier de La Laurencie, le chevalier de Murât, le chevalier de Lanjamet, le che- valier de La Bourdonnaye-Montluc et le chevalier du Bouëtiez. La requête fut admise les 9, 10 et 11 sep- tembre 1789. 11 est dit, dans les termes d'admission du Mémorial, que je méritais à plus d'un titre la grâce que je sollicitais, et que des considérations du plus r/rand poids me rendaient digne de la satisfaction que je réclamais. Et tout cela avait lieu après la prise de la Bastille, h la veille des scènes du 6 octobre 1789 et de la transla- tion de la famille royale à Paris! Et, dans la séance du 7 août de cette année 1789, l'Assemblée nationale avait aboli les titres de noblesse! Comment les cheva- MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 9 liers et les examinateurs de mes preuves trouvaient- ils aussi que je méritais à plus d'un titre la grâce que je sollicitais, etc., moi qui n'étais qu'un chétif sous- lieutenant d'infanterie, inconnu, sans crédit, sans fa- veur et sans fortune? Le fils aîné de mon frère (j'ajoute ceci en 1831 à mon texte primitif écrit en 1811), le comte Louis de Chateaubriand1, a épousé mademoiselle d'Orglandes, dont il a eu cinq filles et un garçon, celui-ci nommé Geoffroy. Christian, frère cadet de Louis, arrière- petit-fils et filleul de M. de Malesherbes, et lui ressem- blant d'une manière frappante, servit avec distinction en Espagne comme capitaine dans les dragons de la garde, en 1823. Il s'est fait jésuite à Rome. Les jé- suites suppléent à la solitude à mesure que celle-ci s'efface de la terre. Christian vient de mourir à Chien, près Turin : vieux et malade, je le devais devancer; mais ses vertus l'appelaient au ciel avant moi, qui ai encore bien des fautes à pleurer. Dans la division du patrimoine de la famille, Chris- tian avait eu la terre de Malesherbes, et Louis la terre de Combourg. Christian, ne regardant pas le partage égal comme légitime, voulut, en quittant le monde, se dépouiller des biens qui ne lui appartenaient pas et les rendre à son frère aîné. A la vue de mes parchemins, il ne tiendrait qu'à moi, si j'héritais de l'infatuation de mon père et de mon frère, de me croire cadet des ducs de Bretagne, venant de Thiern, petit-fils d'Alain III. Cesdits Chateaubriand auraient mêlé deux fois leur 1. Sur le comte Louis de Chateaubriand et sur son frère Chris- tian, voir l'Appendice, N° 111. 1. J't MÉM0IR1 s d'outre-tombi sang au sang des souverains d'Angleterre, Geoffroy IV de Chateaubriand ayant épousé en secondes nocea Agnès de Laval, petite fille «lu comte d'Anjou el de Mathilde, lill«' de Henri I'r; Marguerite de Lusignan, veuve du roi d'Angleterre et petite-fille de Louis le Gros, s'étant mariée à Geoffroy V, douzième baron de Chateaubriand. Sur la race royale d'Espagne, on trou- verait Brien, frère puîné du neuvième baron de Cha- teaubriand, qui se serait uni à Jeanne, fille d'Alphonse, roi d'Aragon. Il faudrait croire encore, quant aux grandes familles de France, qu'Edouard de Rohan prit à femme Marguerite de Chateaubriand; il fau- drait croire encore qu'un Croï épousa Charlotte de Chateaubriand. Tinténiac, vainqueur au combat des Trente1, Du Guesclin le connétable, auraient eu des alliances avec nous dans les trois branches. Tiphaine Du Guesclin, petite-fille du frère de Bertrand, céda à Brien de Chateaubriand, son cousin et son héritier, la propriété du Plessis-Bertrand. Dans les traités, des Chateaubriand sont donnés pour caution de la paix aux rois de France, à Clisson, au baron de Vitré. Les ducs de Bretagne envoient à des Chateaubriand copie de leurs assises. Les Chateaubriand deviennent grands officiers de la couronne, et des illustres dans la cour de Nantes; ils reçoivent des commissions pour veiller à la sûreté de leur province contre les Anglais. Brien I" se trouve à la bataille d'Hastings : il était 1. Jean de Tinténiac, le héros du combat des Trente, était fils d'Olivier, IIIe du nom, seigneur de Tinténiac, et d'Eustaice de Chasteaubrient, seconde fille de Geoffroy, VIe du nom, baron de Chasteau-brient, et d'Isabeau de Macbecoul. (Le P. Aug. Du Paz, Histoire généalogique de plusieurs maisons illustres de Bretagne.) MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE il fils d'Eudon, comte de Penthièvre. Guy de Chateau- briand est du nombre des seigneurs qu'Arthur de Bretagne donna à son fils pour l'accompagner dans son ambassade auprès du Pape, en 1309. Je ne finirais pas si j'achevais ce dont je n'ai voulu faire qu'un court résumé : la note1 à laquelle je me suis enfin résolu, en considération de mes deux ne- veux;, qui ne font pas sans doute aussi bon marché que moi de ces vieilles misères, remplacera ce que j'omets dans ce texte. Toutefois, on passe aujourd'hui un peu la borne; il devient d'usage de déclarer que l'on est de race corvéable, qu'on a l'honneur d'être fils d'un homme attaché à la glèbe. Ces déclarations sont-elles aussi fières que philosophiques? N'est-ce pas se ranger du parti du plus fort? Les marquis, les comtes, les barons de maintenant, n"ayant ni privi- lèges ni sillons, les trois quarts mourant de faim, se dénigrant les uns les autres, ne voulant pas se recon- naître, se contestant mutuellement leur naissance; ces nobles, à qui l'on nie leur propre nom, ou à qui on ne l'accorde que sous bénéfice d'inventaire, peu- vent-ils inspirer quelque crainte? Au reste, qu'on me pardonne d'avoir été contraint de m'abaisser à ces puériles récitations, afin de rendre compte de la pas- sion dominante de mon père, passion qui fit le nœud du drame de ma jeunesse. Quant à moi, je ne me glo- rifie ni ne me plains de l'ancienne ou de la nouvelle société. Si dans la première j'étais le chevalier ou le vicomte de Chateaubriand, dans la seconde je suis François de Chateaubriand ; je préfère mon nom à mon titre. 1. Voyez cette note à la fin de ces Mémoires. Ch. 12 MÈMOïnr.s d'outre-TOMBE Monsieur mon père aurait volontiers, comme un grand terrien «lu moyen âge1, appelé Dieu le Gen tilhomme de là-haut, et surnommé Nicodème (le Ni- codème nc de Caux). Ïi2 MÉMOIRES D nu i RE-TOMBE bable que mes quatre sœurs durent leur existence au désir de mon père d'avoir son nom assuré par l'arrivée d'un second garçon; je résistais, j'avais aversion pour la vie. Voici mon extrait de baptême1 : « Extrait des registres de l'état civil de la commune « de Saint-Malo pour l'année 1768. « François-René de Chateaubriand, fils de René de « Chateaubriand et de Pauline-Jeanne-Suzanne de « Bedée, son épouse, né le 4 septembre 1768, baptisé « le jour suivant par nous Pierre-Henri Nouail, grand 7° Auguste, né le 28 mai 1766 (mort au bout de quelques mois). Su Calixte- Anne-Marie, née le 3 juin 1767 (morte en bas âge). 9° François-René, né le 4 septembre 1768 (l'auteur du Génie du Christianisme). Le chiffre de dix enfants, donné par Chateaubriand, n'en est pas moins exact. Un dixième enfant — qui fut en réalité le pre- mier — était né à Plancoët, où M. et Mme de Chateaubriand habi- tèrent pendant quelque temps à la suite de leur mariage. Ce premier enfant, né et mort à Plancoët, n'a pu figurer sur les registres de Saint-Malo. {Recherches sur plusieurs des circons- tances relatives aux origines, à la naissance et à l'enfance de M de Chateaubriand, par M. Ch. Cunat, 1^50.) 1. Le texte complet de l'acte de baptême de Chateaubriand est ainsi conçu : « François-René de Chateaubriand, fils de haut et puissant René de Chateaubriand, chevalier, comte de Combourg, et de haute et puissante dame, Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, dame de Chateaubriand, son épouse, né le 4 septembre 1768, baptisé le jour suivant par nous, Messire Pierre-Henry Nouail, grand chantre et chanoine de l'Eglise cathédrale, officiai et grand vicaire de Monseigneur l'évêque de Saint-Malo. A été parrain haut et puissant Jean-Baptiste de Chateaubriand, son frère, et marraine haute et puissante dame Françoise-Marie- Gertrude de Contade, dame et comtesse de Plouër, qui signent et le Père. Ont signé : Jean-Baptiste de Chateaubriand, Bri- gnon de Chateaubriand, Contades de Plouër, de Chateaubriand, Nouail, vicaire général. » MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 23 « vicaire de l'évêque de Saint-Malo. A été parrain « Jean-Baptiste de Chateaubriand, son frère, et rnar- « raine Françoise-Gertrude de Gontades, qui signent « et le père. Ainsi signé au registre : Contades de « Plouër, Jean-Baptiste de Chateaubriand, Brignon de « Chateaubriand, de Chateaubriand et Nouail, vicaire « général1 » On voit que je m'étais trompé dans mes ouvrages : je me fais naître le 4 octobre2 et non le 4 septembre; mes prénoms sont : François-René, et non pas Fran- çois- Auguste3. La maison qu'habitaient alors mes parents est située dans une rue sombre et étroite de Saint-Malo, appelée la rue des Juifs4 : cette maison est aujourd'hui trans- 1. Vingt jours avant moi, le 15 août 176S, naissait dans une autre île, à l'autre extrémité de la France, l'homme qui a mis fin à l'ancienne société, Bonaparte. Ch. 2. On lit, dans Y Itinéraire de Paris à Jérusalem, tome I, p. 295: «Tandis que j'attendais l'instant du départ, les reli- gieux se mirent à (hanter dans l'église du monastère. Je deman- dai la cause de ces chants et j'appris que l'on célébrait la du patron de l'ordre. Je me souvins alors que nous étions au 4 octobre, jour de la Saint-François, jour de ma naissance et de ma fête. Je courus au chœur et j'offris des vœux pour le repos de celle qui m'avait autrefois donné la vie à pareil jour. » :?. « Je fus nommé François du jour où j'étais né, et René à cause de mon père. » Manuscrit de 1826. — Atala, le Génie du Christianisme, les Martyrs et Yltincrnire sont signés : 1' 'rançois Auguste de Chateaubriand. En supprimant ainsi, en tête de ses premiers ouvrages, l'appellation de René, Chateau- briand voulait éviter les fausses interprétations de ceux qui auraient été tentés de le reconnaître dans l'immortel épisode de ses œuvres qui ne porte d'autre titre que ce nom. i. En 17G8, les parents de Chateaubriand habitaient rue des Juifs (aujourd'hui rue de Chateaubri" nd), une maison appar- tenant à M. Magon de Boisgarein. On La distinguait alors bous la nom d'Hôtel de la Gicquclais, nom du père de M. Magon. 24 MÉMOIRES D OUTBE-TOMBE formée, en auberge1. La chambre où ma mère accou- cha domine une partie déserte des murs de la ville, et à travers les fenêtres de cette chambre on aperçoit une mer qui s'étend à perte de vue, en se brisant sur des écueils. J'eus pour parrain, comme on le voit dans mon extrait de baptême, mon frère, et pour marraine la comtesse de Plouër, fille du maréchal de Contades2. J'étais presque mort quand je vins au jour. Le mugis- sement des vagues, soulevées par une bourrasque an- nonçant l'équinoxe d'automne, empêchait d'entendre mes cris : on m'a souvent conté ces détails; leur tris- tesse ne s'est jamais effacée de ma mémoire. Il n'y a pas de jour où, rêvant à ce que j'ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m'infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil3, le frère infortuné qui 1. En 1780, M. Magon de Boisgarein vendit cette maison a M. Dupuy-Fromy, et peu de temps après elle fut occupée par M. Chenu, qui en fit une auberge. Sa destination, depuis plus d'un siècle, n'a pas changé. L'un des trois corps de logis aont est actuellement composé l' Hôtel de France et de Chateaubriand, celui qui est le plus avancé dans la rue, est la maison natale du grand écrivain. 2. Françoise-Gertrude de Contades, fille de Louis-Georges- Erasme de Contades, maréchal de France, et de Nicole Magon de la Lande. Elle avait épousé en 1747 Jean-Pierre de la Haye, comte de Piouër, colonel de dragons. 3. Chateaubriand n'a point imaginé cette tempête romantique, qui éclate pourtant si à propos à l'heure même de sa naissance. M. Charles Cunat, le savant et consciencieux archiviste de Saint- Malo, confirme de la façon la plus précise, dans son écrit de 1850, l'exactitude de tous les détails donnés par le grand poète: « En effet, dit-il, une pluie opiniâtre durait depuis près de deux mois ; plusieurs coups de vent qu'on avait éprouvés n'avaient pas changé l'état de l'atmosphère ; ce temps pluvieux jetait l'alarme dans le pays ; ce fut dans la nuit de samedi à dimanche, à l'approche du dernier quartier de la lune, qu'eut lieu la tem- MEMOIRES D OUTRE-TOMBE "2o me donna un nom que j'ai presque toujours (rainé dans le malheur. Le ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées. En sortant du sein de ma mère, je subis mon pre- mier exil ; on me relégua à Plancoët, joli village situé entre Dinan, Saint-Malo et Lamballe. L'unique frère de ma mère, le comte de Bedée, avait bâti près de ce village le château de Monchoix. Les biens de mon aïeule maternelle s'étendaient dans les environs jus- qu'au bourg de Courseul, les Curiosolites des Commen- taires de César. Ma grand'mère, veuve depuis long- temps, habitait avec sa sœur, mademoiselle de Bois- teilleul, un hameau séparé de Plancoët par un pont, et qu'on appelait l'Abbaye, à cause d'une abbaye de Bénédictins1, consacrée à Notre-Dame de Nazareth. pète horrible qui accompagna la naissance de Chateaubriand et dont les terribles effets se firent sentir dans le pays, et no- tamment à la chaussée du Sillon. » Cette nuit du samedi au dimanche, où la tempête fut particulièrement horrible, était pré- cisément celle du 3 au 4 septembre, et c'est le 4 septembre que naquit Chateaubriand. — La continuité et la violence des tem- pêtes, en ces premiers jours de septembre 1768, furent telles que Tévêque et le chapitre firent exposer pendant neuf jours, comme aux époques des plus grandes calamités, les reliques de Saint Malo dans le chœur de la cathédrale; les voûtes de Fan- tique basilique ne cessèrenl de retentir des chants de la péni- tence et des appels à la miséricorde divine. Enfin, l'orage s'apaisa, le ciel reprit sa sérénité, et, le dimanche 18 septembre, on porta processionnellement les restes du saint ;'i travers Les rues de la ville el autour des remparts, au milieu d'un concours immense de la population. Les reliques, précédées du clergé, étaient por- tées par des chanoines et suivies par Mgr. Jean-Joseph Kogasse delà Bastie, évêque du diocèse. (Ch. Cunat, <>i>. cit.) 1. 11 n'y eut jamais ii Plancoël d'abbaye ■ Bénédiotins. 11 existait seulement, au hameau de l'Abbaye, une maison de Do- 2 1& MÉMOIRES D'OI JI...-H'" Ma nourrice se trouva stérile; une autre pauvre chrétienne me | rit à son sein. Elle me voua â La patronne du hameau, Notre-Dame de Nazareth, et lui promit que je porterais en son honneur le bleu et le blanc jusqu'à l'âge de sept ans. Je n'avais vécu que quelques heures, et la pesanteur du temps était déjà marquée sur mon front. Que ne me laissait-on mou- rir? Il entrait dans les conseils de Dieu d'accorder au vœu de l'obscurité et de l'innocence la conservation des jours qu'une vaine renommée menaçait d'at- teindre. Ce vœu de la paysanne bretonne n'est plus de ce siècle : c'était toutefois une chose touchante que l'in- tervention d'une Mère divine placée entre l'enfant et le ciel, et partageant les sollicitudes de la mère ter- restre. Au bout de trois ans, on me ramena à Saint-Malo ; il y en avait déjà sept que mon père avait recouvré la terre de Combourg. Il désirait rentrer dans les biens où ses ancêtres avaient passé ; ne pouvant trai- ter ni pour la seigneurie de Beaufort, échue à la famille de Goyon, ni pour la baronnie de Chateau- briand, tombée dans la maison de Condé, il tourna ses yeux sur Combourg que Froissart écrit Combour1: plusieurs branches de ma famille l'avaient possédé par des mariages avec les Coëtquen. Combourg défen- dait la Bretagne dans les marches normande et an- minicains, dont les bâtiments, aujourd'hui transformés en ferme, joignent la partie nord-est de la modeste chapelle où le futur pèlerin de Paris à Jérusalem fut relevé de son premier vœu. 1. Longtemps encore après Froissart, on a continué d'écrire Combour, ce qui était suivre l'ancienne forme du nom, Corn- bumium. C'est seulement ce 1660 à 1680 epue le g a été ajouté MÉMOIRES d'OUTRE-TOMP.E 27 glaise : Junken, évêque de Dol, le bâtit en 1010; la grande tour date de 1100. Le maréchal de Duras1, qui tenait Combourg de sa femme, Maclovie de Coët- quen 2, née d'une Chateaubriand, s'arrangea avec mon père. Le marquis du Hallay3, officier aux grenadiers à cheval de la garde royale, peut-être trop connu par sa bravoure, est le dernier des Coëtquen- Chateau- briand : M. du Hallay a un frère4 Le même maréchal de Duras, en qualité de notre allié, nous présenta dans la suite à Louis XVI, mon frère et moi. Je fus destiné à la marine royale : l'éloignement pour la cour était naturel à tout Breton, et particuliè- rement à mon père. L'aristocratie de nos Etats forti- fiait en lui ce sentiment. Quand je fus rapporté à Saint-Malo, mon père était à Combourg, mon frère au collège de Saint-Brieuc ; mes quatre sœurs vivaient auprès de ma mère. 1. Emmanuel-Félicité do Durfort, dur de Duras (1715-1789), pair et maréchal de France, premier gentilhomme de la Chambre, membre de l'Académie française. Choisi par le roi pour aller commander en Bretagne au milieu des troubles qu'avait l'ait naître l'affaire de La Chalotais, il réussit à concilier les esprits ri ;'i rétablir la tranquillité. "i. Louise-Françoise-Maclovie-Céleste de Coëtquen, mariée en 1736 au duc de Duras, décédée le 17 nivôse an X (7 janvier 1802). 3. Huilai/ -Coëtquen (Jean -Georges-Charles-Frédéric-Km ma- nuel, marquis du), né le 5 octobre 1799. mort le 10 mars L867. 11 avait été, sous la Restauration, capitaine au 1er régiment de grenadiers à cheval l>» chasseurs a cheval. 28 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE Toutes les affections de celle-ci s'étaienl concen- trées dans son fils aîné; non qu'elle ne chérît ses autres enfants, mais elle témoignait une préférence aveugle au jeune comte de Combourg. J'avais bien, il est vrai, comme garçon, comme le dernier venu, comme le chevalier (ainsi m'appelait-on), quelques privilèges sur mes sœurs; mais, en définitive, j'étais abandonné aux mains des gens. Ma mère d'ailleurs, pleine d'esprit et de vertu, était préoccupée par les soins de la société et les devoirs de la religion. La comtesse de Plouër, ma marraine, était son intime amie; elle voyait aussi les parents de Maupertuis1 et de l'abbé ïrublet2. Elle aimait la politique, le bruit, I > monde : car on faisait de la politique à Saint-Malo, comme les moines de Saba dans le ravin du Cédron 3; elle se jeta avec ardeur dans l'affaire La Chalotais. Elle rapportait chez elle une humeur grondeuse, une 1. Pierre-Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759); membre de l'Académie des sciences et de l'Académie française ; président perpétuel de l'Académie des sciences et belles-lettres de Berlin. II était né à Saint-Malo. 2. Nicolas-Charles-Joseph Trublct (1697-1770) ; parent et ami de Maupertuis et, comme lui, né à Saint-Malo. Il avait été reçu membre de l'Académie française le 13 avril 1761. 3. C'est un souvenir du voyage de l'auteur en Palestine et de son séjour au couvent de Saint-Saba : « On montre aujourd'hui dans ce monastère trois ou quatre mille têtes de morts, qui sont celles des religieux massacrés par les infidèles. Les moines me laissèrent un quart d'heure tout seul avec ces reliques : ils sem- blaient avoir deviné que mon dessein était de peindre un jour la situation de l'âme des solitaires de la Thébaïde. Mais je ne me rappelle pas encore sans un sentiment pénible qu'un caloi/er voulut me parler de politique et me raconter les secrets de la cour de Russie. « Hélas ! mon père, lui dis-je, où chercherez- vous la paix, si vous ne la trouvez pas ici? » Itinéraire de Paris à Jérusalem, tome I, p. 313. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 20 imagination distraite, un esprit de parcimonie, qui nous empêchèrent d'abord de reconnaître ses admi- rables qualités. Avec de Tordre, ses enfants étaient tenus sans ordre; avec de la générosité, elle avait l'apparence de l'avarice; avec de la douceur d'âme, elle grondait toujours : mon père était la terreur des domestiques, ma mère le fléau. De ce caractère de mes parents sont nés les premiers sentiments de ma vie. Je m'attachai à la femme qui prit soin de moi, excellente créature appelée la Ville- neuve, dont j'écris le nom avec un mouvement de re- connaissance et les larmes aux yeux. La Villeneuve était une espèce de surintendante de la maison, me portant dans ses bras, me donnant, à la dérobée, tout ce qu'elle pouvait trouver., essuyant mes pleurs, m'em- brassant, me jetant dans un coin, me reprenant et marmottant toujours : « C'est celui-là qui ne sera pas fier! qui a bon cœur! qui ne rebute point les pauvres gens ! Tiens, petit garçon; » et elle me bourrait de vin et de sucre. Mes sympathies d'enfant pour la Villeneuve furent bientôt dominées par une amitié plus digne. Lucile, la quatrième de mes sœurs, avait deux ans de plus que moi1. Cadette délaissée, sa parure ne se composait que de la dépouille de ses sœurs. Qu'on se 1. Lucile avait, non pas deux ans, mais quatre ans de plus que son frère. Elle était née le 7 août 1704. — Voir son acte de naissance à la page 7 de la remarquable étude de M. Frédéric Saulnier sur Lucile de Chateaubriand et M. de Caux, d'après des documents inédits, L885. M. Anatole France s'esl donc trompé, lui aussi, Lorsque, dans son petit volume, d'ailleurs si charma,,!, sur l/ucile de Chateaubriand, sa vie >t ses œuvres, il l'a fait naître « en L'an tTCii ». 30 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE figure une petite fille maigre, trop grande pour son âge, bras dégingandés, air timide, parlant avec diffi- culté et ne pouvant rien apprendre; qu'on lui mette une robe empruntée à une autre taille que la sienne; renfermez sa poitrine dans un corps piqué dont les pointes lui faisaient des plaies aux côtés; soutenez son cou par un collier de 1er garni de velours brun; retroussez ses cheveux sur le haut de sa tête, ratta- chez-les avec une toque d'étoffe noire; et vous verrez la misérable créature qui me frappa, en rentrant sous le toit paternel. Personne n'aurait soupçonné dans la chétive Lucile les talents et la beauté qui devaient un jour briller en elle. Elle me fut livrée comme un jouet; je n'abusai point de mon pouvoir; au lieu de la soumettre à mes vo- lontés, je devins son défenseur. On me conduisait tous les matins avec elle chez les sœurs Couppart, deux vieilles bossues habillées de noir, qui mon- traient à lire aux enfants. Lucile lisait fort mal; je lisais encore plus mal. On la grondait; je griffais les sœurs : grandes plaintes portées à ma mère. Je com- mençais à passer pour un vaurien, un révolté, un pa- resseux, un âne enfin. Ces idées entraient dans la tête de mes parents : mon père disait que tous les cheva- liers de Chateaubriand avaient été des fouetteurs de lièvres, des ivrognes et des querelleurs. Ma mère sou- pirait et grognait en voyant le désordre de ma jaquette. Tout enfant que j'étais, le propos de mon père me ré- voltait; quand ma mère couronnait ses remontrances par l'éloge de mon frère qu'elle appelait un Caton, un héros, je me sentais disposé à faire tout le mal qu'on semb ait attendre de moi. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMDE 31 Mon maître d'écriture, M. Després, à perruque de matelot, n'était pas plus content de moi que mes pa- rents; il me faisait copier éternellement, d'après un exemple de sa façon, ces deux vers que j'ai pris en horreur, non à cause de la faute de langue qui s'y trouve : C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler : Vous avez des défauts que je ne puis celer. Il accompagnait ses réprimandes de coups de poing qu'il me donnait dans le cou, en m'appelant tête d'achô- cre; voulait-il dire achorel2 Je ne sais pas ce que c'est qu'une tête d'achôcre, mais je la tiens pour effroyable. Saint-Malo n'est qu'un rocher. S'élevant autrefois au milieu d'un marais salant, il devint une île par l'ir- ruption de la mer qui, en 709, creusa le golfe et mit le monl Saint-Michel au milieu des flots. Aujourd'hui, le rocher de Saint-Malo ne tient à la terre ferme que par une chaussée appelée poétiquement le Sillon. Le Sillon est assailli d'un côté par la pleine mer, de l'autre est lavé par le flux qui tourne pour entrer dans le port. Une tempête le détruisit presque entièrement en 1730. Pendant les heures de reflux, le port reste à sec, et, à la bordure est et nord de la mer, se décou- vre une grève du plus beau sable. On peut faire alors le tour de mon nid paternel. Auprès et au loin, sont, semés des rochers, des forts, des îlots inhabités : le Fort-Royal, la Conchée, Césembre et le Grand-Bé, où sera mon tombeau; j'avais bien choisi sans le savoir: bé, en breton, signifie tombe. 1. 'Ayùp, goin-»te. (.In. 32 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE Au bout du Sillon, planté d'uD calvaire, novembre de cette année, une machine infernale, dans les débris de laquelle j'ai souvent joué avec nies camarades. Ils la bombardèrent de nouveau en I758. Les Malouins prêtèrent des sommes considérables à Louis XIV pendant la guerre de 1 701 : en reconnais- sance de ce service, il leur confirma le privilège de se garder eux-mêmes; il voulu! que l'équipage du 44 MÉMOIRES b'OUTRE-TOMBE premier vaisseau de la marine royale lui exclusive- ment composé de matelots de Saint-Malo et de son territoire. En 1771, les Malouins renouvelèrenl leur sacrifice et prêtèrent i renie millions à Louis XV. Le fameux amiral Anson1 descendit à Cancale, en 1758, el brûla Saint-Servan. Dans le château de Saint-Malo, La Cha- lotais écrivit sur du linge, avec an cure-dent, de l'eau et de la suie, les mémoires qui firent tant de bruit et dont personne ne se souvient2. Les événements effacent les événements; inscriptions gravées sur d'au- tres inscriptions, ils font des pages de l'histoire des palimpsestes. Saint-Malo fournissait les meilleurs matelots de notre marine; on peut en voir le rôle général dans le volume in-folio publié en 1082 sous ce titre : Rôle gé- néral des officiers, mariniers et matelots de Saint-Malo. Il y a une Coutume de Saint-Malo, imprimée dans le recueil du Coutumier général. Les archives de la ville 1. Anson (Georges), amiral anglais, né en 1697, mort en 1762. 2. La Chalotais (Louis-René de Caradeuc de), procureur- général au Parlement de Bretagne, né à Rennes le 6 mars 1701, mort le 12 juillet 1785. — Le premier Mémoire, écrit sous le nom de M. de La Chalotais, et reconnu par lui comme son œuvre, se terminait par ces lignes : « Fait au château de Saint- Malo, 15 janvier 1766, écrit avec une plume faite d'un cure- dent, et de l'encre faite avec de la suie de cheminée, du vinaigre et du sucre, sur des papiers d'enveloppe de sucre et de choco- lat. » La vérité est que La Chalotais, dans sa prison, avait tout ce qu'il faut pour écrire et qu'il écrivait par toutes les postes à sa famille. Voir, dans l'ouvrage de M. Henri Carré, La Chalo- tais et le duc d'Aiguillon (1893), la correspondance du chevalier de Fontette, commandant du château de Saint-Malo, et en par- ticulier la lettre du 28 avril 1766. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 45 sont assez riches en chartes utiles à l'histoire et au droit maritime. Saint-Malo est la patrie de Jacques Cartier1, le Cris- tophe Colomb de la France, qui découvrit le Canada. Les Malouins ont encore signalé à l'autre extrémité de l'Amérique les îles qui portent leur nom : Iles Ma- louines. Saint-Malo est la ville aatalede Duguay-Trouin2, l'un des plus grands hommes de mer qui aienl paru, et, de nos jours, elle a donné à la France Surcoût*3. Le célèbre Mahé de La Bourdonnais4, gouverneur de l'Ile de France, naquit à Saint-Mal»), de même que La Met- triez Maupertuis, l'abbé Trublet dont Voltaire a ri : tout cela n'est pas trop mal pour une enceinte qui n'égale pas celle du jardin des Tuileries. L'abbé de Lamennais6 a laissé loin derrière lui ces petites illustrations littéraires de ma patrie. 1. Jacques Cartier naquit à Saint-Malo le 31 décembre 1494, L'année même où Christophe Colomb découvrait la Jamaïque. On ne sait pas exactement la date de sa mort. Le savant anna- liste de Saint-Malo, M. Ch. Cunat, croit pouvoir la fixer aux environs de 1654. 2. René Dugay-Trouin, né le 10 juin 1673; mort le 27 sep- tembre 1736. 3. Robert Surcouf, le célèbre corsaire (1773-1827). M. Ch. Cu- nat a écrit son Histoire. 4. Bertrand-François Mahé de La Bourilmutnis (1699-1753). 5. Julien Offraye de La Mettrie, né à Saint-Malo Le L9 dé- cembre 1709, mort le 11 novembre 1 7.M à Berlin, où ses oui ouvertement matérialistes lui avaient valu d'être nommé Lecteur du roi. Frédéric II a composé son El >ge, 6. Hugues-Félicité Robert MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE Broussais1 estégalemenl Qé à Saint-Malo, ainsi que mon noble ami, le comte de La Ferronnays '. Enfin, pour ne rien omettre, je rappellerai les do- nnes (|iii formaient la garnison de Saint-Malo : ils des- cendaienl de ces chiens fameux, enfants de régiment dans les Gaules, et qui, selon Strabon, livrait ni avec leurs maîtres des batailles rangées aux Romains. Al- bert le Grand, religieux de l'ordre de Saint-Domi- nique, auteur aussi grave que le géographe grec, déclare qu'à Saint-Malo « la garde d'une place si im- portante était commise toutes les nuits à la fidélité «1 i certains dogues qui faisaient bonne et sûre pa- trouille ». Us furent condamnés à la peine capitale pour avoir eu le malheur de manger inconsidérément les jambes d'un gentilhomme; ce qui a donné lieu de nos jours à la chanson : Bon voyage. On se moque de tout. On emprisonna les criminels; l'un d'eux refusa de prendre la nourriture des mains de son gardien qui pleurait; le noble animal se laissa mourir de faim : les chiens, comme les hommes, sont punis de leur fidélité. Au surplus, le Capitole était, de même 1. François- Joseph- Victor Broussais (1772-1832). Comme son compatriote La Mettrie, mais avec plus d'éclat et de talent, il se montra, dans tous ses ouvrages, un ardent adversaire des doc- trines psychologiques et. spiritualistes. 2. Pierre-Louis-Auguste Ferron, comte de La Ferronnays, né le 17 décembre 1772. Il émigra avec son père, lieutenant gé- néral des armées du roi, servit sous le prince de Coudé et de- vint aide de camp du duc de Berry. Maréchal de camp (4 juin 1814) ; pair de France (17 août 1815) ; ministre à Copenhague en 1817; ambassadeur à Saint-Pétersbourg en 1819; ministre des Affaires étrangères du 4 janvier 1828 au 14 mai 1829; ambassa- deur à Rome du mois de février au mois d'août 1830. Il mourut en cette ville le 17 janvier 1842, laissant une mémoire honorée de tous les partis. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 47 que ma Délos, gardé par des (liions, lesquels n'a- b >yaien1 pas lorsque Scipion l'Africain venait à l'aube faire sa prière. Enclos de murs de diverses époques qui se divisent en grands el petits, et sur lesquels on se promène, Saint-Malo est encore défendu par le château dont j'ai parlé, et qu'augmenta de (ours, de bastions et de fossés, la duchesse Anne. Vue du dehors, la cité insu- laire ressemble à une citadelle de granit. C'est sur la grève de la pleine nier, entre le château et le Fort-Royal, que se rassemblent les enfants; c'est là que j'ai été élevé, compagnon des Unis et des vents. Un des premiers plaisirs que j'aie goûtés était de lut- ter contre les orages, de me jouer avec les vagues qui se retiraient devant moi, ou couraient après moi sur la rive. Un autre divertissement était de construire, avec l'arène de la plage, des monuments que mes ca- marades appelaient des fours. Depuis cette époque, j'ai souvent vu bâtir pour l'éternité des châteaux plus vite écroulés que mes palais de sable. Mon sort étant irrévocablement fixé, on me livra à une enfance oisive. Quelques notions de dessin, de i Qgue anglaise, d'hydrographie el de mathémati- ques, parurent plus que suffisantes à l'éducation d'un garçonnet destiné «l'avance à la rude vie d'un marin. Je croissais sans étude dans ma famille; nous n'ha- bitions plus la maison où j'étais né : ma mère occu- pait un hôtel, place Saint-Vincent1, presqi a face 1. Peu d'années après la naissance de Chateaubriand, sa fa- mille avait quitté L'hôtel de la Gicquelais el était venue habiter 1 premier étage de la belle maison dv M.Wbite de Boisglé, maire de Saint-Malo, maison située sur la rue et la place Saint-Vincent' presq n face de la porte Saint Vincent. [Ch. Cunat, op. •> promis et je sautais aux yeux du téméraire; la taille el l'âge n'y faisaient rien. Spectateur du combat, mon ami applaudissait à mon courage, mais ne faisait rien pour me servir. Quelquefois il levait une armée de tous les sautereaux qu'il rencontrait, divisait ses c crits en deux bandes, et nous escarmouchions sur la plage à coups de pierres. In autre jeu, inventé par Gesril, paraissait encore plus dangereux : lorsque la mer était liante el qu'il y avait tempête, la vague, fouettée au pied du château, du côté de la grande grève, jaillissait jusqu'aux gran- des tours. A vingt pieds d'élévation au-dessus de la base d'une de ces tours, régnait un parapet en granit, étroit, glissant, incliné, par lequel on communiquait au ravelin qui défendait le fusse : il s'agissait de sai- sir l'instant entre deux vagues, de franchir l'endroit périlleux avanl que le llol se brisât, et couvrit la tour. Voici venir une montagne d'eau qui s'avançait en mu- gissant, laquelle, si vous tardiez d'une minute, pou- vait ou vous entraîner, ou vous écraser contre le mur. l'as un de nousjie se refusait à l'aventure, mais j'ai vu des enfants pâlir avant de la tenter. Ce penchant à pousser les autres à des rencontres dont il restai! spectateur, induirait à penser que Ges- ril ne montra pas dans la suite un caractère forl gé- néreux; c'est lui néanmoins qui, sur un plus petit théâtre, a peut être effacé l'héroïsme de Régulus; il n'a manqué à sa gloire que Rome el Tite-Live. De- venu officier de marine, il fui pris à l'affaire de Qui- beron; l'action finie el les Anglais continuant di nonner l'armée républicaine, Gesril se jette à la nage, s'approche des vaisseaux, dil aux Anglais de cesser le 56 MÉMOIRES D'Ol TRE-TOMBE feu, leur annonce le malheur el La capitulation des émigrés. On le voulut sauver, en lui filant une corde et le conjurant de monter à bord : <■ Je suis prisonnier sur parole, » s'écrie-t-il du milieu des Ilots, et il re- tourne à terre à la nage : il fut fusillé avec Sombreuil et ses compagnons1. Gesril a été mon premier ami; tous deux mal jugés dans notre enfance, nous nous liâmes par l'instinct de ce que nous pouvions valoir un jour2. 1. Gesril du Papeu (Joseph-Francois-Anno avait un an de moins que son ami Chateaubriand; il était né à Saint-Malo le 23 février 1767. Entré dans la marine, comme garde, à quatorze ans, il prit part à la guerre de l'Indépendance américaine et fit ensuite une campagne de trois ans dans les mers de l'Inde et de la Chine. Lientenant de vaisseau, le 9 octobre 1789, il ne larda pas à émigrer, fit la campagne des Princes en 1792, comme simple soldat, et se rendit ensuite à Jersey. Le 21 juillet 1795, il était à Quiberon, cette fois comme lieutenant de la compagnie noble des élèves de la marine, dans le régiment du comte d'Hec- tor. L'épisode dont il fut le héros dans cette tragique journée suffirait seul à prouver que Sombreuil et ses soldats n'ont mis bas les armes qu'à la suite d'une capitulation. Ceux qui nient l'existence de cette capitulation l'ont bien compris : ils ont essayé de contester l'acte même de Gesril et son généreux sacrifice. Mais ce sacrifice et les circonstances qui l'accompagnèrent sont attestés par trop de témoins pour qu'on puisse les mettre en doute. Ces témoins sont de ceux dont la parole ne se peut récu- ser : En voici la liste : 1° Chaumereix; 2° Berthier de Grandry; 3° La Bothelière, capitaine d'artillerie; 4° Cornuiier-Lucinière; 5° La Tullaye; 6° Du Fort; 7° le contre-amiral Vossey; 8° le baron de Gourdeau; 9° le capitaine républicain Rottier, de la légion nantaise. Le fait, d'ailleurs, est consigné dans une lettre écrite des prisons de Vannes par Gesril du Papeu à son père. Le jeune héros fut fusillé à Vannes, le 10 fructidor (27 août 1795). 2. « Je pense avec orgueil que cet homme a été mon premier ami, et que tous les deux, mal jugés dans notre enfance, nous nous liâmes par l'instinct de ce que nous pouvions valoir un jour, et que c'est dans le coin le plus obscur de la monarchie, MÉMOIRES IVOUTRE-TOMBE 57 Deux aventures mirent fin à cette première partie de mon histoire, et produisirent un changement no- table dans le système de mon éducation. Nous étions un dimanche sur la grève, à Yéventail de la porte Saint-Thomas et le long du Sillon ; de gros pieux enfoncés dans le sable protègent les murs con- tre la houle. Nous grimpions ordinairement au haut de ces pieux pour voir passer au-dessous de nous les premières ondulations du 11 ux. Les places étaient prises comme de coutume; plusieurs petites filles se mêlaient aux petits garçons. J'étais le plus en pointe vers la mer, n'ayant devant moi qu'une jolie mi- gnonne, Hervine Magon,qui riait de plaisir et pleurait de peur. Gesril se trouvait à l'autre bout du côté de la terre. Le flot arrivait, il faisait du vent; déjà les bon- nes et les domestiques criaient : « Descendez, made- moiselle! descendez, monsieur! » Gesril attend une grosse lame : lorsqu'elle s'engouffre entre les pilotis, il pousse l'enfant assis auprès de lui ; celui-là se ren- verse sur un autre; celui-ci sur un autre : toute la file s'abat comme des moines de cartes, mais chacun est retenu par son voisin; il n'y eut que la petite fille de l'extrômilé de la Ligne sur laquelle je chavirai et qui, n'étant appuyer par personne, tomba. Le jusant l'en traîne; aussitôt mille cris, foules les bonnes retrous- sant leurs robes et tripotanl dans la mer, chacune saisissani son marmot et lui donnant um- lape. 11er- sur un misérable rocher, que sont nos ensemble et presque sous le même toil deux hommes dont 1rs noms ne seronl peut-être pas toul à fait inconnus dans Les annales de l'honneur et de la iidélité. » Manuscrit de t826. 58 MÉMOIRES D'OI i !.l. TOMBE vine lui repêchée; mais elle déclara que François l'avait jetée bas. Les bonnes fondent sur moi; je leur échappe; je cours me barricader dans la cave de La maison : l'armée femelle me pourchassé. Ma mère et mon père étaienl heureusement sortis. La Villeneuve défend MiiJIaniment la porte et soufflette i'avant-garde ennemie. Le véritable auteur du mal, Gesril, me prête secours : il monte chez lui, et, avec ses deux sœurs, jette par les fenêtres des potées d'eau el «les pommes cuites aux assaillantes. Elles lovèrent le siège à l'en- trée 'li1 la nuit; mais cette nouvelle se répandit dans la ville, et le chevalier de Chateaubriand, âgé de neuf ans, passa pour un homme atroce, un reste de ces pirates dont saint Aaron avait purgé son rocher. Voici l'autre aventure : J'allais avec Gesril à Saint-Servan, faubourg séparé de Saint-Malo par le port marchand. Pour y arriver à basse mer, on franchit des courants d'eau sur des ponts étroits de pierres plates, que recouvre la marée montante. Les domestiques qui nous accompagnaient étaient restés assez loin derrière nous. Nous aperce- vons à l'extrémité d'un de ces ponts deux mousses qui venaient à notre rencontre ; Gesril me dit : « Laisse- rons-nous passer ces gueux-là? » et aussitôt il leur crie : « A l'eau, canards! » Ceux-ci, en qualité de mousses, n'entendant pas raillerie, avancent; Gesril recule; nous nous plaçons au bout du pont, et, saisis- sant des galets, nous les jetons à la tète des mousses. Ils fondent sur nous, nous obligent à lâcher pied, s'arment eux-mêmes de cailloux, et nous mènent bat- tant jusqu'à notre corps de réserve, c'est-à-dire jus qu'à nos domestiques. Je ne fus pas, comme Horatius, MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 59 frappé à l'œil : une pierre m'atteignit si rudement que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule. Je ne pensai point à mon mal, mais à mon retour. Quand mon ami rapportait de ses courses un œil po- ché, un habit déchiré, il étaii plaint, caressé, choyé, rhabillé : en pareil cas, j'étais mis en pénitence. Le coup que j'avais reçu était dangereux, mais jamais La France ne me put persuader de rentrer, tant j'étais effrayé. Je m'allai cacher au second étage de la mai- son, chez Gesril, qui m'entortilla la tête d'une ser- viette. Cette serviette le mit en train : elle lui repré- senta une mitre; il me transforma en évoque, et me fit chanter la grand'messe avec lui et ses sœurs jus- qu'à l'heure du souper. Le pontife lui alors obligé de descendre : le cœur me battait. Surpris de ma ligure débiffée et barbouillée de sang, mon père ne dit pas un mot; ma mère poussa un cri; La France conta mon cas piteux, en m'excusant; je n'en fus pas moins ra- broué. On pansa mon oreille, et monsieur et madame de Chateaubriand résolurent de me séparer de Gesril le plus tôt possible1. Je ne sais si ce ne fut point cette année que le 1. J'avais déjà parlé de Gesril dans mes ouvrages. Une de ses sœur . Angélique Gesril de La Trochardais, m'écrivil en 1818 pour me prier d'obtenir que le nom de Gesril fut joint a ceuj de son mari el du mari de sa sœur : j'échouai dans ma dation. (Note de 1831 , e ) <'.n. Gesril avait troi œui ifsno» Coh - . I. "Roy de la • delà Ravillais, Les deux ères seules ont lais i des enfants ; la famille Gesril se trouve éteinte et fondue dans Le Metaër et, par Le Roy, dans guéhéneuc ei du Raquet. GO MÉMOI SI - DOUTRE-TOK.BE comte d'Artois vint ;ï Saint-Malo' : un lui donna le spectacle d'un combat naval. Du haut du bastion de la poudrière, je vis le jeune prince dans la foule au bord de la mer : dans son éclat et dans mon obscu- rité, que de destinées inconnues! Ainsi, sauf erreur de mémoire, Saint-Malo n'aurait vu que deux rois de France, Charles IX et Charles X. Voilà le tableau de ma première enfance. J'ignore si la dure éducation que je reçus est bonne en prin- cipe, mais elle fut adoptée de mes proches sans des- sein et par une suite naturelle de leur humeur. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle a rendu mes idées moins semblables à celles des autres hommes; ce qu'il y a d: plus sûr encore, c'est quelle a imprimé à mes sen- timents un caractère de mélancolie née chez moi de l'habitude de souffrir à l'âge de la faiblesse, de l'im- prévoyance et de la joie. Dira-ton que cette manière de m'élever m'aurait pu conduire à détester les auteurs de mes jours? Nul- lement; le souvenir de leur rigueur m'est presque agréable; j'estime et honore leurs grandes qualités. Quand mon père mourut, mes camarades au régi- ment de Navarre furent témoins de mes regrets. C'est de ma mère que je tiens la consolation de ma vie, puisque c'est d'elle que je tiens ma religion; je re- cueillais les vérités chrétiennes qui sortaient de sa bouche, comme Pierre de Langres étudiait la nuit dans une église, à la lueur de la lampe qui brûlait de- vant le Saint-Sacrement. Aurait-on mieux développé 1. Le comte d'Artois vint, en effet, à Saint-Malo le 11 mai 1777 et y séjourna trois jours. De grandes fêtes eurent lieu en son honneur. (Ch. Cunat, op. cit.) MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 61 mon intelligence en me jetant plus tôt dans l'étude? J'en doute : ces flots, ces vents, cette solitude qui fu- rent mes premiers maîtres, convenaient peut-être mieux âmes dispositions natives; peut-être dois-je à ces instituteurs sauvages quelques vertus que j'au- rais ignorées. La vérité est qu'aucun système d'édu- cation n'est en soi préférable à un autre système : les enfants aiment-ils mieux leurs parents aujourd'hui qu'ils les tutoient et ne les craignent plus? Gesril était gâté dans la maison où j'étais gourmande : nous avons été tous deux d'honnêtes gens et des fils ten- dres et respectueux. Telle chose que vous croyez mau- vaise met en valeur les talents de votre enfant ; telle chose qui vous semble bonne étoufferait ces mêmes talents. Dieu fait bien ce qu'il fail : c'esl la Providence qui nous dirige, lorsqu'elle nous destine à jouer un rôle sur la scène du monde. LIVRE in Billet de M. Pasquier. — Dieppe. — Changement de mon édu- cation. — Printemps en Bretagne. — Forêt historique. — Campagnes Pélagiennes. — Coucher de la lune sur la mer. — Départ pour Combourg. — Description du château. — Co de Doi. — Mathématiques et langues. — Trait de mémoire. — Vacances à Combourg. — Vie de château en province. — Mœurs féodales. — Habitants de Combourg. — Secondes va- cances à Combourg. — Régiment de Conti. — Camp à Saint Malo. — Une abbaye. — Théâtre. — Mariage de mes deux sœurs aînées. — Retour au collège. — Révolution commencée danç mes idées. — Aventure de la pie. — Troisièmes vacances :i Combourg. — Le charlatan. — Rentrée au collège. — Inva- n de li France. — Jeux. — L'abbé de Chateaubriand. — Première communion. — Je quitte le collège; de Dol. — Mis- sion à Combourg. — Collège de Rennes. — -Je retrouve Gesril. — Moreau. — Limoëlan. — ■ Mariage de ma troisième sœur. — Je suis envoyé à Brest pour subir l'examen de garde de ma- rine. — Le port de Brest. — Je retrouve encore Gesril. — Lapeyrouse. — Je reviens à Combourg. Le i septembre 18122, j'ai reçu ce billet de M. Pas quier, préfet de police'' : CABINET DU PRÉFET. « M. le préfet de police invite M. de Chateaubriand « ;'i prendre la peine de passer à son cabinet, soit au- 1. Ce livre a été écrit à Dieppe (septembre el octobre L812 . et à la Vallée-aui-Loups, (décembre 1813 el janvier L814). lia été revu en juin 1846. 2. C'étail précisément le jum- anniversaire de la naissance de lubriand. 3. Etienne-Denis Pasquier [1767 1842). Il étail préfel de police depuis le 1 i octobre L810. Chateaubriand el M. Pasquier de se retrouver â la Chambre des pairs el a 1 Académie frani 64 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE « jourd'hui sur les quatre heures de Faprès-midi, soit « demain à neuf heures du matin. » C'étail un ordre ;ir degrés formait un phithéâtre d'arbn s, d'où sortaienl des campanili villages et «les tourelles de gentilhommières. Sur un dernier plan de l'horizon, entre l'occident et le midi, se profilaient les hauteurs de Bécherel. I ne terrasse bordée de grands buis taillés circulait au pied du château de ce côté, passait derrière les écuries, et ;ill;iit, à diverses reprises, rejoindre le jardin des bains qui communiquait au grand Mail. Si, d'après cette trop longue description, un peintre prenait son crayon, produirait-il une esquisse semblant au château1? Je ne le crois pas; et cepen- dant ma mémoire voit l'objet comme s'il était -Mi- mes yeux; telle est dans les choses matérielles 1 im- puissance de la parole et la puissance du souvenir! En commençant à parler de Combourg, je chante les premiers couplets d'une complainte qui ne charmera que moi; demandez au pâtre du Tyroi pourquoi il se plaît aux trois ou quatre notes qu'il répète à ses chè- vres, notes de montagne, jetées d'écho en écho pour retentir du bord d'un torrent au bord opposé? Ma première apparition à Combourg fut de courte durée. Quinze jours s'étaient à peine écoulés que je vis arriver l'abbé Porcher, principal du collège de Dol; on me remit entre ses mains, et je le suivis malgré mes pleurs. 1. Le château qui i'ut comme la seconde patrie de Chateau- briand appartient toujours à sa famille. Mme la comtesse de Chateaubriand, née Bernon de Rochetaillée, veuve du comte Geoffroy de Chateaubriand, petit-neveu de l'auteur du Génie dit Christianisme, habite Combourg la plus grande partie de l'année et y conserve a in pieux i'>ut ce qui rappelle 1 moire du grand écrivain. MÉMOIRES D'OCTRE-TOMBE 75 Je n'étais pas tout à fait étranger à Dol; mon père en était chanoine, comme descendant et représentant de la maison de Guillaume de Chateaubriand, sire de Beaufort, fondateur en 1529 d'une première stalle dans le chœur de la cathédrale. L'évoque de Dol était M. de Hercé, ami de ma famille, prélat d'une grande modé- ration politique, qui, à genoux, le crucifix à la main, fut fusillé avec son frère l'abbé de Hercé, à Quiberon, dans le Champ du Martyre1. En arrivant au collège, je fus confié aux soins particuliers de M. l'abbé Le- prince, qui professait la rhétorique et possédait à fond la géométrie : c'était un homme d'esprit, d'une belle figure, aimant les arts, peignant assez bien le portrait. Il se chargea de m'apprendre mon Bezout ; l'abbé Égault, régent de troisième, devint mon maître de latin; j'étudiais les mathématiques dans ma chambre, le latin dans la salle commune. Il fallut quelque temps à un hibou de mon espèce pour s'accoutumer à la cage d'un collège et régler sa volée au son d'une cloche. Je ne pouvais avoir ces prompts amis que donne la fortune, car il n'y avait rien à gagner avec un pauvre polisson qui n'avait pas même d'argent de semaine; je ne m'enrôlai point non 1. Urbain-René De Hercé, né à Mayenne le 6 février 1726, sacré évêque de Dol le 5 juillet 1757. Il fut fusillé, le 28 juillet 1795, non à Quiberon, dans le Champ du martyre, mais k Vannes, sur la promenade de la Garenne, en même temps que Sombreuil et quatorze autres victimes, parmi lesquelles était son frère, François de Hercé, grand-vicaire de Dol, né à Mayenne, le 8 mai 1733. (Voir les Débris de Quiberon, par Eugène de la Gour- nerie, p. 13. — Consulter aussi, dans ['Histoire de la persécu- tion révolutionnaire en Bretagiii -, pur l'abbé Tresvaux, la no- tice sur Mgr. de Hercé. Il était le cinquième des dix-neuf enfants vivants de Jean-Baptiste de Hercé el de Françoise Tanquerel.) 76 Ml MOIRES D'OI HIE-TOMBE plus dans une clientèle, car je hais 1' Dans les jeux, je ne prétendais mener personne, mais je ne voulais pas être mené: je n'étais bon ni poui tyran ni pour esclave, el tel je suis demeuré. Il arriva pourtant que je devins assez vite un centre de réunion; j'exer>:;ii dans La suite, à mon régiment, I ni' me puissance : simple sous-lieutenanl que j'étais, 1 \ : iux officiers ; soirées chez m préféraient mon appartemenl au café. Je ne sais d'où cela venait, n'était peut-être ma facililé à entrer dans l'esprit et à prendre les mœurs des autres. J'aimais autanl chasser et courir que lire et écrire. Il m'est encore indifférent de deviser des choses les plus com- ■-. ou de causer des sujets les plus relevés1. Très peu sensible à l'esprit, il m'est presque antipathique, bien que je ne sois pas une bête. Aucun défaut ne me choque, excepté la moquerie et la suffisance que j'ai grand'peine à ne pas morguer ; je trouve que les autri - onl toujours sur moi une supériorité quelconque, et si je me sens par hasard un avantage, j'en sui 3 tout em- barrassé 2. 1. Après avoir cité ce passage, M. de Marcellus ajoute : « J'ai eu bien des fois l'occasion de constater L'exactitude de ces traits si habilement tirés du caractère de M. de Chateaubriand, si justes et si vrais sous sa main, qu'on croirait impossible de les dessiner soi-même. « [Chateaubriand et son temps, p. 15.) 2. « Depuis que j'ai acquis une malheureuse célébrité, il m'est arrivé de passer des jours, des mois entiers avec des personnes qui ne se souvenaient plus que j'avais fait des livres; moi-même je l'oubliais, si bien que cela nous paraissait à tous une chose de l'autre monde. Ecrire aujourd'hui m'est odieux, non que j'af- fecte un sot dédain pour les lettres, mais c'est que je doute plus que jamais de mon talent, et que les lettres ont si cruellement troublé ma vie que j'ai pris mes ouvrages en aversion. » Ma* nwserit de 1826. MÉMOIHIO d'outre-tombe 77 Des qualités que ma première éducation avait lais- sées dormir s'éveillèrent au collège. Mon aptitude au travail ('tait remarquable, ma mémoire extraordinaire. Je lis des progrès rapides en mathématiques où j'ap- portai une clarté de conception qui étonnait l'abbé Leprince. Je montrai en même temps un goût décidé pour les langues. Le rudiment, supplice des écoliers, ne me coûta rien à apprendre; j'attendais l'heure des levons de latin avec une sorte d'impatience, comme un délassement de mes chiffres et de mes ligures de géométrie. En moins d'un an, je devins fort cinquième. Par une singularité, ma phrase latine se transformait si naturellement en pentamètre que l'abbé Égault m'appelait YÊlégiaque, nom qui me pensa rester parmi mes camarades. Quant à ma mémoire, en voici deux traits. J'appris p,ir cœur mes tables de logarithmes : c'est-à-dire qu'un nombre étant donné dans la proportion géométrique, je trouvais de mémoire son exposant dans la propor- tion arithmétique, et vice versa. Après la prière du soir que l'on disait en commun à la chapelle du collège, le principal faisait une lec- ture. Un des enfants, pris au hasard, était obligé d'en rendre compte. Nous arrivions fatigués de jouer et mourants de sommeil à la prière; nous nous jetions sur les bancs, tâchant de nous enfoncer dans un coin obscur, pour n'être pas aperçus et conséquemment interroges. Tl y avnil surtout un confessionnal que nous nous disputions comme une retraite assurée, lu Boir, j'avais eu le bonheur de gagner ce port et je m'j croyais en sûreté contre le principal; malheureuse- ment, il signala ma manœuvre et résolu! de faire un 78 MÉH0IR1 9 D*OI I RE-TOMBE exemple. Il lut donc lentement et longuement le second poinl d'un sermon; chacun s'endormit. .!«• ne sais par quel hasard je restai «'veille dans mon confessionnal. Le principal, qui ne me voyait que le bout des pieds, crul que je dodinais comme les autres, el toul à couj , m'apostrophant, il me demanda ce qu'il avail lu. Le second point du sermon contenait une énuméra- tion des diverses manières dont on peut offenser Dieu. Non seulement je dis k; lond de la chose, mais je re- pris les divisions dans leur ordre, el répétai presque mot à mot plusieurs pages d'une prose mystique, inin- telligible pour un enfant. Un murmure d'applaudisse- ment s'éleva dans la chapelle: le principal m'appela, me donna un petit coup sur la j u • el me permit, en récompense, de ne me lever le lendemain qu'à l'heu c du déjeuner. Je me dérobai modestement à l'admira- tion de mes camarades et je profitai bien de la grâce accordée. Cette mémoire des mots, qui ne m"est pas entière- ment restée, a fait place chez moi à une autre sorte de mémoire plus singulière, dont j'aurai peut-être occasion de parler. Une chose m'humilie : la mémoire est souvent la qualité de la sottise; elle appartient généralement aux esprits lourds, qu'elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge. Et néanmoins, sans la mé- moire, que serions-nous? Nous oublierions nos ami- tiés, nos amours, nos plaisirs, nos affaires; le génie ne pourrait rassembler ses idées; le cœur le plus affec- tueux perdrait sa tendresse s'il ne se souvenait plus; notre existence se réduirait aux moments successifs d'un présent qui s'écoule sans cesse; il n'y aurait plus mémoires d'outre-tombe 79 de passé. 0 misère de nous! notre vie est si vaine qu'elle n'est qu'un reflet de notre mémoire. J'allai passer le temps des vacances à Combourg. La vie de château aux environs de Paris ne peut donner une idée de la vie de château dans une province reculée. La terre de Combourg n'avait pour tout domaine que des landes, quelques moulins et les deux forêts, Bourgouët et Tanoërn, dans un pays où le bois est presque sans valeur. Mais Combourg était riche en droits féodaux; ces droits étaient de diverses sortes: les uns déterminaient certaines redevances pour cer- taines concessions, ou fixaient des usages nés de l'an- cien ordre politique; les autres ne semblaient avoir été dans l'origine que des divertissements. Mon père avait fait revivre quelques-uns de ces der- niers droits, afin de prévenir la prescription. Lorsque toute la famille était réunie, nous prenions part à ces amusements gothiques : les trois principaux étaient le Saut des poissonniers, la Quintaine, et une foire ap- pelée Y Angevine. Des paysans en sabots el en braies, hommes d'une France qui n'est plus, regardaient ces jeux d'une France qui n'était plus. Il y avait prix pour le vainqueur, amende pour le vaincu. La Quintaine conservait la tradition des tournois: elle avait sans doute quelque rapport avec l'ancien service militaire des fiefs. Elle est très bien décrite dans du Cangc (vorc Quintana)1. On devait payer les 1. Le Manuscrit (/<• 1826 renferme ici une courte description du jeu de la quintaine. « Tous les nouveaux mariés de l'année dans la mouvance de Combourg i liges, au mois de mai, de venir ro lance de bois contre un poteau un chemin creux qui passai! au haut du grand mail; les jouteurs 80 MÉMOIRES D'OUTRl -TOMnE amendes en ancienne monnaie de cuivre, jusqu'à la valeur de deux moutons d'or à la couronne de 25 sols parisis chacun. La foire appelée V Angevine se tenait dans la prairie de l'Étang, le 4 septembre de chaque année, jour de ma naissance. Les vassaux étaient obligés de prendr ■ les armes, ils venaient au château lever la bannière du seigneur; de là ils se rendaient à la foire pour éta- blir l'ordre et prêter force à la perception d'un p dà aux comtes de Combourg par chaque tête de bétail, espèce de droit régalien. A cette époque, mon père tenait laide ouverte. On ballail pendant trois joui les maîtres dans la grande salle, au raelernenl d'un violon; les vassaux-, dans la Ouïr Verte, au nasille- ment d'une musette. On chantait, on poussai! des huzzas, on tirait des arquebusades. Os bruits se mê- laient aux mugissements des troupeaux de la foire; la foule vaguait dans les jardins et les bois, et du moins une fois l'an on voyait à Combourg quelque chose qui ressemblait à de la joie. Ainsi, j'ai été placé assez singulièrement dans la vie pour avoir assisté aux courses de la Quintaine et à la proclamation des Droits de VHomme; pour avoir vu la milice bourgeoise d'un village de Bretagne et la garde nationale de France, la bannière des seigneurs de Combourg et le drapeau de la révolution. Je suis comme le dernier témoin des mœurs féodales. étaient à cheval; le baillif, juge du camp, examinait la lance, déclarait qu'il n'y avait ni fraude ni dol dans les armes : on pouvait courir trois fois contre le poteau, mais au troisième tour, si la lance n'était pas rompue, les gabeurs du tournoi champêtre accablaient de plaisanteries le joutier maladroit, qui payait un petit écu au seigneur. » MÉMOIRES d'OITRE-TOMBE 81 Les visiteurs que l'on recevait au château se com- posaient des habitants de la bourgade et de la noblesse de la banlieue : ces honnêtes gens furent mes premiers amis. Notre vanité met trop d'importance au rôle que nous jouons dans le monde. Le bourgeois de Paris rit du bourgeois d'une petite ville; le noble de cour se moque du noble de province ; l'homme connu dédai- gne l'homme ignore, sans songer que le temps fait également justice de leurs prétentions, et qu'ils sont tous également ridicules ou indifférents aux yeux des générations qui se succèdent. Le premier habitant du lieu était un M. Potelet, ancien capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes1, qui redisait de grandes histoires de Pondi- chéry. Comme il les racontait les coudes appuyés sur la table, mon père avait toujours envie de lui jeter son assiette au visage. Venait ensuite l'entrepositaire des tabacs, M. Launay de La Billardière 2, père de fa- mille qui comptait douze enfants, comme Jacob, neuf filles et trois garçons, dont le plus jeune, David, était 1. Dans cette peinture de la petite société de Combourg, Cha- teaubriand a été scrupuleusement exact, comme il le sera du reste en toute circonstance, ainsi qu'on le verra de plus en plus en avançant dans la lecture des Mémoires. — Noble Me Fran- Sois-Jean-Baptiste Potelet, seigneur de Saint-Mahé et de la Du- rantais, après avoir servi dans la marine de la compagnie des Indes, épousa, le 6 octobre 1767, à Combourg, Marie-Marguerite de Lormel. Sa fille aînée Marie Marguerite, née en L768, la même année que Chateaubriand, se maria en 1789 à Pierre-Emmanuel- Vincent Marie de Preslon de Saint-Aubin, président des requêtes au Parlement de Bretagne. 2. Gilles-Marie de Lamnay, sieur de la Bliardiére, d'abord procureur fiscal de Bécherel, puis sénéchal des juridictions du Vauruffier, de la vicomte de Besso et du marquisat de Caradenc, était devenu plus tard entreposeur des fermes du roi à I 5. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 11 mu camarade de jeux*. Le bonhomme s'avisa de vou- loir être aoble en L789 : il prônait bien son temps I Dans cette maison, il y avail force joie et beaucoup de dettes. Le sénéchal (icsbert2, le procureur fiscal Petit3, le receveur Corvaisier\ le chapelain l'abbé Chalmel5, formaient la société de Combourg. Je n'ai pas rencon- l ré à Athènes des personnages plus célèbres. MM. du Petit-Bois6, de Château d'Assie7, de Tinté- . Né ii Bécherel, il avait épouse à Bain, le 17 juillet 1750, Marie-Anne Nogues, dont étaient nés, de 1752 .1 1769, treize en- fants "i non douze), cinq garçons et huit filles. David, le com- pagnon de jeux de Chateaubriand, étail I il le dit, le plus jeune des fils. 1. J'ai retrouvé mon ami David : je dirai quand el comment. (Note de Genève, 1833.) Ch. 2. Jean-Baptiste Gesbcrt, Sr de la N<>é-Sécho, sénéchal de la juridiction seigne Combourg, originaire de Rostrenen, marié à Bécherel, le 22 octobre 1782, à Marie-Jeanne Faisant de la Gautraye. 3. Mc René Petit, né à la Guerche, procureur fiscal du comté de Combourg. Il devint en 1791 juge au district de Dinan . 3 - fils René-Marie Lucil, né le 29 mars 1783, a été tenu sur les fonds baptismaux par Lucile de Chateaubriand. 4. Me Julien Corvaisier ou le Çorvaisier, notaire et procureur de la juridiction. 5. L'abbé Chalmel (Jean-François), chapelain du château de Combourg, était petit-fils de Me Noël Chalmel, notaire à Rennes. 6. Jean-Anne Pinot du Petitbois, né à Rennes le 10 janvier 1737, élait le fils aîné de Maurille-Anne Pinot, écuyer, seigneur du Petitbois, et de Jeanne-Perrine Guybert. D'abord sous-aide major au régiment de la Reine, puis capitaine de dragons au régiment de Belzunce, il habitait le château du Grandval en Com- bourg et y mourut, le 10 octobre 1789, en grande odeur de piété (acte d'inhumation). 11 avait épousé en Saint-Aubin de Rennes, le 7 mars 1769, Anne-Marc de la Chénardais, décédée à Rennes le 26 vendémiaire an III (17 octobre 1794). — Le châ- teau du Grandval est encore habité aujourd'hui par la famille du Petitbois. 7. Michel-Charles Locquet, comte de Château-d'Assis, né à Saint-Malo le 14 janvier 1748. Il appartenait à une famille très MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 83 niac', un ou deux autres gentilshommes, venaient, le dimanche, entendre la messe à la paroisse, et dîner ensuite chez le châtelain. Nous étions plus particuliè- rement liés avec la famille Trémaudan, composée du mari2, de la femme extrêmement belle, d'une sœur naturelle et de plusieurs enfants. Cette famille habi- tait une métairie, qui n'attestait sa noblesse que par un colombier. Les Trémaudan Auvent encore. Plus gages el plus heureux que moi, ils n'ont point perdu de vue les tours du château que j'ai quitté depuis trente ans; ils font encore ce qu'ils faisaient lorsque j'allais manger le pain bis à leur table; ils ne sont point sortis du port dans lequel je ne rentrerai plus. Peut-être parlent-ils de moi au moment même où j'écris cette page : je me reproche de tirer leur nom de sa protectrice obscurité. Ils ont douté longtemps que l'homme dont ils entendaient parler fût le petit chevalier. Le recteur ou curé de Combourg, l'abbé Sé- vin3 , celui-là même dont j'écoutais le prône, a montré honorée dans le pays malouin : sa mère était une Trublet. Ma- rié on 1774 à Jeanne-Anne-Joséphine de Boisbaudry, il demeu- rait au château de Triaudin, en Combourg, qui est aujourd'hui habite par le vicomte Roger du Petitbois. 1. Des Tintcniac, en résidence momentanée chez des amis ha- bitant le pays, auront sms doute l'ait au château de Combourg des visites dont Chateaubriand avait gardé le souvenir; mais il n'y avait pas de Tinténiac établis à Combourg ou dans les pa- roisses environnantes. 2. Nicolas-Pierre Philippe*, seigneur de Trémaudan, ancien officier de dragons au régiment de la Ferronnais. était né à Pontorson le 19 septembre 1749, fils d'écuyer Pierre Philîppes, seigneur de Villeneuve Torrens, et d'Augustine de Lantivy. Il avait épousé, à Saint-Malo, le 2i janvier 1769, Marie-Louise Mazin, dont il eut plusieurs enfants nés à Combourg de 1770 à 1786. 3. René-Malo Sévin fut nommé recteur de la paroisse de Com- H't MÉMOIRES D'Ol TRI -TOMBE la mémo incrédulité; il ne se | /ait persu i ! p que le polisson, camarade des pa; sans, fûl le défenseur de la religion ; il a uni par le croire, el il me cite dans ermons, après m'avoir tenu sur ses genoux. Ces dignes gens, qui ne mêlenl à mon image aucune idée étrangère, qui me voient tel que j'étais dans mon enfance et dans ma jeunesse, me reconnaîtraient-ils aujourd'hui sous 1rs travestissements du temps? Je serais obligé de leur dire mon nom avant qu'ils me voulussent presser dans leurs bras. Je porte malheur à mes amis. Un garde-chasse, appelé Raulx, qui s'était attaché à moi, fut tué par un braconnier. Ce meurtre me fit une impression extraor- dinaire. Quel étrange mystère dans le sacrifice hu- main ! Pourquoi faut-il que le plus grand crime et la plus grande gloire soient de verser le sang de l'homme? Mon imagination me représentait Raulx tenant ses en- trailles dans ses mains et se traînant à la chaumière où il expira. Je conçus l'idée de la vengeance; je m'au- rais voulu battre contre l'assassin. Sous ce rapport je suis singulièrement né : dans le premier moment d'une offense, je la sens à peine ; mais elle se grave dans ma mémoire; son souvenir, au lieu de décroître, s'augmente avec le temps; il dort dans mon cœur des mois, des années entières, puis il se réveille à la moindre circonstance avec une force nouvelle, et ma blessure devient plus vive que le premier jour. Mais si je ne pardonne point à mes ennemis, je ne leur fais bourg en 1776. Il refusa de prêter serment à la constitution civile du clergé, et passa à Jersey en 1792. Rentré en 1797, il fut réinstallé en 1803 à la cure de Comhourg et y mourut en 1817. ' J.: r-*- MÉMOIRES d'oUTRE-TOMBE 85 aucun mal; je suis rancunier el ne suis point vindi- catif. Ai-je la puissance de me venger, j'en perds l'en- vie; je ne serais dangereux que dans le malheur. Ceux qui m'ont cru faire céder en m'opprimant se sont trompés; l'adversité est pour moi ce qu'était la terre pour Antée : je reprends des forces dans le sein de ma mère. Si jamais le bonheur m'avait enlevé dans ses bras, il m'eût étouffé. Je retournai à Dol, à mon grand regret. L'année suivante, il y eut un projet de descente à Jersey, el un camp s'établit auprès de Saint-Malo. Des troupes furent cantonnées à Combourg; M. de Chateaubriand donna, par courtoisie, successivement asile aux colo- nels des régiments de Touraine et de Conti : l'un était le duc de Saint-Simon1, et l'autre le marquis de Cau- sans-. Vingt officiers étaient tous les jours invités à 1. Claude-Anne, vicomte, puis marquis, puis il ne de Saint- Simon, de la branche de Montbléru, fils de Louis-Gabriel, mar- quis de Saint-Simon, et de Catherine-M;>r -laquette Pi- neau de Viennay, naquit au château de la Faye (Charente . Entré très jeune au service militaire, il l'ut nommé, le .'ï janvier 1770, brigadier, puis, le 29 juin 1775, colonel d" régiment de Touraine. 11 prit part à la guerre d'Amérique, fut élu, en 1789, par le bailliage d'Angoulême, député de la noblesse aux Etats- Généraux, émigra eu Espagne, y prit du service et devint capi- taine-général de la Vieille-Castille. Le roi Charles IV I'" n grand d'Espagne en 1803. En LSilS, lors de la prise de Madrid par les Français, il fut blessé e1 fail prisonnier; condamné à mort par un conseil de guerre, il obtint une commutation de peine et fut enfermé dans La citadelle I on, où il resta jusqu'à la chute de l'Empire. 11 retourna alors en Espagne el fui duc par Ferdinand VII. 11 mourut à .Madrid le 3 janvier 1819. 2. J'ai éprouvé un sensible plaisir en retrouvant, depuis la Restauration, ce galant homme, distingué par sa fidélité el se9 vertus chrétiennes. (Note de Genève, 1831.) Ch. Cette note de 1831, relative au marquis de Causans, remplace 86 MÉMOIRES D'( !:]•; la table de mon père. Les plaisanter 3 étran- gers me déplaisaient; leurs promenades troublaient la paix de mes bois. C'est pour avoir vu le colonel en second du régiment de Conti, le marquis de Wigna- court1, galoper sous des arbres, que des idée- de voyage me passèrent pour la première fois par la tête. Quand j'entendais nos hôtes parler de Paris et de la cour, je devenais triste; je cherchais à deviner ce que c'était que la société : je découvrais quelque chos cOnfus et de lointain ; mais bientôtje me troublais Des tranquilles régions de l'innocence, en jetant les yeux les lignes suivantes du Manuscrit de 1826, écrites au lendemain de l'ordonnance du 5 septembre 1816, qui prononçait la dis tion de la Chambre introuvable : « J'ai éprouvé un sen plaisir en retrouvant ce dernier, distingué par ses vertus chré- tiennes, dans cette chambre des députés qui fera à jamais ] 'honneur et les regrets de la France, quand le temps des fac- tions sera passé et celui de la justice venu; dans cotte Chambre que la Providence avait envoyée pour sauver la France et l'Eu- rope, qui n'a pu être cassée que par un véritable crime poli- tique, et dont la gloire survivra à la renommée des misérables ministres qui s'en firent les persécuteurs. » — Gausans de Mau- lèon (Jacques Vincent, marquis de), né le 31 juillet 1751. était colonel du régiment de Conti, lorsqu'il fut élu député de la no- blesse aux Etats-Généraux pour la principauté d'Orange. Le 17 avril 1790, il fui promu maréchal de camp. La Restauration le nomma lieutenant-général le 23 août 1814. Elu député de Vau- cluse à la Chambre introuvable, le 24 août 1815; réélu le 4 oc- tobre 1816; éliminé au renouvellement par cinquième de 1819, renvoyé à la Chambre des députés le 24 avril 1820, il y siégea jusqu'à sa mort, arrivée le 24 avril 1824. 1. Wignaconrt (Antoine -Louis, marquis de), fils de Louis- Daniel, marquis de Wignacourt, et de Marie-Julie de Mai- zières, né le 22 janvier 1753. 11 est porté sur Y Etat militaire de la France pour 1784 comme mestre de camp lieutenant- colonel en second du régiment de Conti, chevalier de Saint- Louis. MÉMOIRE? n'orTHE-TOMBE 87 sur le monde, j*avais des vertiges, comme lorsqu'on regarde la terre du haut de ces tours qui se perdent dans le ciel. Une chose me charmait pourtant, la parade. Tous les jours, la garde montante défilait, tambour et mu- sique en tête, au pied du perron, dans la Cour Verte. M. de Causans proposa de me montrer le camp de la cùte : mon père y consentit. Je fus conduit à Saint-Halo par M. de La Morandais, très bon gentilhomme, mais que la pauvreté avait ré- duit à être régisseur de la terre de Combourg1. Il por- tait un habit de camelot gris, avec un petit galon d'ar- gent au collet, une têtière ou morion de feutre gris à oreilles, à une seule corne en avant. Il me mit à cali- fourchon derrière lui, sur la croupe de sa jument Isa- belle. Je me tenais au ceinturon de son couteau de chasse, attaché par-dessus son habit : j'étais enchanté. Lorsque Claude de Bullion et le père du président de Lamoignon, enfants, allaient en campagne, « on les portait tous les deux sur un même âne, dans des pa- niers, l'un d'un côté, l'autre de l'autre, et l'on mettait un pain du côté de Lamoignon, parce qu'il était plus 1. François-Placide Maillard, seigneur de la. Morandais, ma- rié en 1757 à Gillette Dastin et père de quinze enfants, dont le dernier, né à Combourg en 1777, eut pour parrain M. de Cha- teaubriand, père du grand écrivain. Les Maillard de la Minau- dais étaient d'ancienne noblesse, et do la même famille que les Maillard de Belestre et des Portes, de l'évéché de Nantes, qui ont été maintenus en 1670, après avoir lait preuve de huit géné- rations nobles. Seulement, ceux qui s'étaient établis à Combourg avaient singulièrement dérogé, à raison de leur pauvreté. Les actes paroissiaux qui les concernent m* leur donnent que des qualifications bourgeoises. François- Placide de la Morandais est décédé a Comliour? le 30 août 1779. 88 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE léger que son camarade, pour \',\iv le contre-poids. » [Mémoires du président de Lamoigno M. de La Morandais prit des chemins de traverse : Mouli volontiers, de grand'manière, Alloii en bois et en ri \ Car nulles gens ne vont en b^is Moult volontiers comme François. Nous nous arrêtâmes pour dîner à une abbaye de bénédictins qui, faute d'un nombre' suffisanl de moi- nes, venait d'être réunie à un chef-lieu de l'ordre. Nous n'y trouvâmes que le père procureur, chargé de la disposition des biens meubles et de l'exploitation des futaies. Il nous fît servir un excellent dîner maigre, à l'ancienne bibliothèque du prieur : nous mangeâmes quantité d'oeufs frais, avec des carpes et des brochets énormes. A travers l'arcade d'un cloître, je voyais d«' grands sycomores qui bordaient un étang. La cognée les frappait au pied, leur cime tremblait dans l'air, et ils tombaient pour nous servir de spectacle. Des < !<;ir- pentiers, venus de Saint-Malo, sciaient à terre des bran- ches vertes, comme on coupe une jeune chevelure, ou équarrissaient des troncs abattus. Mon cœur saignait à la vue de ces forêts ébréchées et de ce monastère déshabité. Le sac général des maisons religieuses m'a rappelé depuis le dépouillement de l'abbaye qui en fut pour moi le pronostic. Arrivé à Saint-Malo, j'y trouvai le marquis de Cau- sans; je parcourus sous sa garde les rues du camp. Les tentes, les faisceaux d'armes, les chevaux au pi- quet, formaient une belle scène avec la mer, les vais- seaux, les murailles et les clochers lointains de la MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE Kf) ville. Je vis passer, en habit de hussard, au grand galop sur un barbe, un de ces hommes en qui finis- sait un monde, le duc de Lauzun. Le prince de Cari- gran, venu au camp, épousa la filltj de M. de Boisga- rein, un peu boiteuse, mais charmante1 : cela fit grand bruit, et donna matière à un nrocès que plaide encore 1. Le prince Eugène de Savoie-Garignaii, né le 22 septembre 17ô3, était le fils cadet du prince Louis- Victor de Savoie-Cari- gnan et de la princesse Christine-Henriette de Hesse-Rhinfelds- Rothembourg. Frère de la princesse de Lamballe, il entra au si rvice de France sous le nom de comte de Yillefranche [Villa- franco) et fut placé à la tête du régiment de son nom. Le 22 septembre 1781, il épousa, dans la chapelle du château du Parc, en la paroisse de Saint-Méloir-des-Ondes, à quelques lieues de Saint-Malo, Elisabeth-Anne Magon de Boisgarein, fille de Jean- François-Nicolas Magon, seigneur de Boisgarein, el de Louise de Ivaruel. Ce mariage fut annulé par le Parlement, à la requête des parents du prince. Celui-ci lutta désespérément pour l'aire reviser cet arrêt. Les tristesses de cette lutte abrégèrent sans doute ses jours, car une mort prématurée L'enleva, le 30 juin 1785. — Un fils était né de cette union, le 30 septembre 1783: il se fit soldat sous Napoléon et fut nommé, pendant la campagne de Russie, colonel d'un régiment de hussards. Des lettres-patentes de 1810 lui conférèrent le titre de baron. Louis XVIII, en 1814, lui rendit son ancien titre de comte de Villefranche. Il devint officier-général et mourut le 15 octobre 1825. — Il avait épousé, le 9 octobre 1810, Pauline-Antoinette-liénédictine-Marie de Qué- len d'Estuer de Caussade, fille du duc de la Vauguyon; le fils issu de ce mariage, Ewgréne-Emmanuel-Joseph-Marie-Paul-Fran- çois, reprit le rang de ses ancêtres, lorsque la branche de Ca- rignan monta sur le trône de Sardaigne avec le roi Charles- Albert, petit-neveu du mari de Mlle de Boisgarein. Le petit lils de cette dernière, par décret royal du 18 avril 1834, fut reconnu héritier présomptif de la couronne, en cas d'extinction de la branche régnante. A plusieurs reprises, pendant que le roi était à la tête de son armée, lors des guerres de l'indépendanc lienne, le prince Eugène de Savoie-Carignan remplit les fonc- tions de lieutenant-général du royaume. 11 esl morl le 15 di lire hssii. laissant de s»n mariage morganatique avecDlleFi Crosic, contracté le 25 novembre 1863, six enfants, dont trois lils, qui sont aujourd'hui les derniers descendants par les mâles 90 MÉMOIRES D*01 ï RE-TOMBE aujourd'hui .M. Lacretelle l'aîné1. Mais quel rapport (•«■s choses uni elles ;ivir in.i ne? A oiesure que la mémoire de uns privés amis, 'lit Montaigne, leur fournit la chose entière, ils reculenl -i arrière leur narration, que si le coule esl bon, ils en étouffenl la bonté; s'il ne l'est pas, vous êtes à maudire ou l'heur de leur mémoire ou le malheur de leur jugement. J'ai vu des récits bien plaisans devenir très ennuyeux en la bouche d'un seigneur. » J'ai peur d'être ce sei- gneur. Mon frère était à Saint-Malo lorsque M. de La Mo- randais m'y déposa, Il me dit un soir : « Je te mené au spectacle: prends ton chapeau. » Je perds la tète; je descends droit à la cave pour chercher mon cha- peau qui était au grenier. Une troupe de comédiens ambulants venait de débarquer. J'avais rencontré des marionnettes; je supposais qu'on voyait au théâtre des polichinelles beaucoup plus beaux que ceux de la rue. J'arrive, le cœur palpitant, aune salle bâtie en bois, dans une rue déserte de la ville. J'entre par des corri- dors noirs, non sans un certain mouvement de frayeur. On ouvre une petite porte, et me voilà avec mon frère dans une loge à moitié pleine. Le rideau était levé, la pièce commencée : on jouait du mariage romanesque célébré, le 22 septembre 1781, dans la chapelle du château du Parc. Le roi d'Italie leur a accordé, en 1888, le nom de Villafranca-Soixxons , avec le titre de comte. 1. Lacretelle (Pierre-Louis) dit YAînè (1751-1824), membre de l'Académie française. Avocat à Metz, puis à Paris, il plaida peu, mais ses mémoires judiciaires lui valurent une assez grande célé- brité. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 91 le Père de famille1. J'aperçois deux hommes qui s<; promenaient sur le théâtre en causant, et que tout le monde regardait. Je les pris pour les directeurs des marionnettes, qui devisaient devant la cahute de ma- dame Gigogne, en attendant l'arrivée du public : j'étais seulement étonné qu'ils parlassent si haut de leurs affaires et qu'on les écoutât en silence. Mon ébahisse- ment redoubla lorsque d'autres personnages, arrivant sur la scène, se mirent à faire de grands bras, à lar- moyer, et lorsque chacun se mit à pleurer par conta- gion. Le rideau tomba sans que j'eusse rien compris à lout cela. Mon frère descendit au foyer entre les deux pièces. Demeuré dans la loge au milieu des étrangers dont ma timidité me faisait un supplice, j'aurais voulu être au fond de mon collège. Telle fut la première impression que je reçus de l'art de Sophocle et de Molière. La troisième année de mon séjour à Dol fut marquée par le mariage de mes deux sœurs aînées : Marianne épousa le comte de Marigny, et Bénigne le comte de Québriac. Elles suivirent leurs maris à Fougères : signal de la dispersion d'une famille dont les mem- bres devaient bientôt se séparer. Mes sœurs reçurent la bénédiction nuptiale à Combourg le même jour, à la même heure, au même autel, dans la chapelle du château2. Elles pleuraient, ma mère pleurait; je fus 1. Le Père de famille, de Diderot, imprimé dès 1758, ne fut re- présenté à la Comédie Française que le 18 février 1768. Le succès du reste fui médiocre. La pièce n'eut que sept représentations. 2. Le double mariage des deux sœurs aînées de Chateaubriand eut lieu le 11 janvier 1780. Marie-Anne-Françoise épousait Jean- Joseph Geffelot, comte de Marigny. Bénigne-Jeanne épousait .Tean-François-Xavier, comte de Québriac, seigneur de Patrion. 92 mi Muni [)'01 ! RE- rOMBE étonné de cette douleur : je la comprends aujour- d'hui. Je n'assiste pas à un baptên i à un mariage sans sourire amèremenl ou sans éprouver un serre- ment de cœur. Après le malheur de naître, je n'en connais pas de plus grand que relui de donner le jour à un homme. Cette même année commença une révolution dans ma personne comme dans ma famille. Le hasard Ql tomber cuire mes mains deux livres bien divers, un Horace non châtié el une histoire des Confessions mal faites. Le bouleversemenl d'idées que ces deux livres me causèrenl esl incroyable : un monde étrange s'éleva autour de moi. D'un côté, je soupçonnai des secrets incompréhensibles à nain âge, une existence diffé- rente «le la mienne, des plaisirs au delà de mes jeux, des charmes d'une nature ignorée dans un sexe où je n'avais vu qu'une mère el des sœurs; d'un autre i des spectres traînant des chaînes et vomissant des flammes m'annonçaient les supplices éternels pour un seul péché dissimulé. Je perdis le sommeil; la nuit, je croyais voir tour à tour des mains noires et <\c^ mains blanches passer à travers mes rideaux : je vins à me figurer que ces dernières mains étaient maudites par la religion, et celte idée accrut mon épouvante des ombres infernales. Je cherchais en vain dans le ciel et dans l'enfer l'explication d'un double mystère. Frappé à la fois au moral et au physique, je luttais encore avec mon innocence contre les orages d'une passion prématurée et les terreurs de la supers- tition. Dès lors je sentis s'échapper quelques étincelles de ce feu qui est la transmission de la vie. J'expliquais MÉMOIRES D?OUTRE-TOMBE !».'i le quatrième livre de l'Enéide et lisais le Télémaque : tout à coup je découvris dans Didon et dans Eucharis des beautés qui me ravirent; je devins sensible à l'harmonie de ces vers admirables et de cette prose antique. Je traduisis un jour à livre ouvert YJEnea- dum genitrix, hominum divûmque voluptas de Lucrèce avec tant de vivacité, que M. Égault m'arracha le poème et me jeta dans les racines grecques. Je dérobai un Tibulle : quand j'arrivai au Quant juvat immites ven- tes audire cubantem, ces sentiments de volupté et de mélancolie semblèrent me révéler ma propre nature. Les volumes de Massillon qui contenaient les sermons de la Pécheresse et de X Enfant prodigue ne me quit- taient plus. On me les laissait feuilleter, car on ne se doutait guère de ce que j'y trouvais. Je volais de pe- tits bouts de cierges dans la chapelle pour lire la nuit ces descriptions séduisantes des désordres de l'âme. Je m'endormais en balbutiant des phrases incohé- rentes, où je lâchais de mettre la douceur, le nombre et la grâce de l'écrivain qui a le mieux transporté dans la prose l'euphonie racinienne. Si j'ai, dans la suite, peint avec quelque vérité les entraînements du cœur mêlées aux syndér'èses chrétiennes, je suis persuadé que j'ai dû ce succès au hasard qui me fit connaître au même moment deux empires ennemis. Les ravages que porta dans mon imagination un mauvais livre eurent leur cor- rectif dans les frayeurs qu'un autre livre m'inspira, et celles-ci furent comme alanguies par le> molles pensées que m'avaient laissées des tableaux sans voile. 94 MÉMOIRES d'OI rR£-TOMBE Ce qu'on dit d'un malheur, qu'il n'arrive jamais seul, on le peut dire des passions : elles viennent en- semble, comme les muses ou comme les furies. A.< ■■ le penchant qui commençait à me tourmenter, naquit en moi l'honneur; exaltation de L'âme, qui maintient le co ur incorruptible au milieu de la corruption : de principe réparateur placé auprès d'un principe dé- vorant, comme la source inépuisable des prodiges que L'amour demande à la jeunesse et des sacrifices qu'il impose. Lorsque Le ''uns était beau, les pensionnaires du collège sorlaient le jeudi et le dimanche. Un nous me- nait souvent au monl Dol, au sommet duquel se trou- vaient quelques ruines gallo-romaines : du haut de ce tertre isolé, l'œil plane sur la mer et sur des ma- rais où voltigent pendant la nuit des feux follets, lu- mière des sorciers qui brûle aujourd'hui dans nos lampes. Un autre but de nos promenades étaient les prés qui environnaient un séminaire d'Eudiste*. d'Eudes, frère de l'historien Mézeray, fondateur de leur congrégation. Un jour du mois de mai. l'abbé Égault, préfet de semaine, nous avait conduits à ce séminaire : on nous laissait une grande liberté de jeux, mais il était ex- pressément défendu de monter sur les arbres. Le ré- gent, après nous avoir établis dans un chemin herbu, s'éloigna pour dire son bréviaire. Des ormes bordaient le chemin : tout à la cime du plus grand brillait un nid de pie; nous voilà en admi- ration, nous montrant mutuellement la mère assise sur ses œufs, et pressés du plus vif désir de saisir cette superbe proie. Mais qui oserait tenter l'aventure? MÉMOIRES d'OUTKE-TOMBE 93 L'ordre était si sévère, le régent si près, l'arbre si haut! Toutes les espérances se tournent vers moi; je grimpais comme un chat. J'hésite, puis la gloire l'em- porte : je me dépouille de mon habit, j'embrasse l'orme et je commence à monter. Le tronc était sans branches, excepté aux deux tiers de sa crue, où se formait une fourche dont une des pointes portait le nid. Mes camarades, assemblés sous l'arbre, applaudis- saient à mes efforts, me regardant, regardant l'en- droit d'où pouvait venir le préfet, trépignant de joie dans l'espoir des œufs, mourant de peur dans l'attente du châtiment. J'aborde au nid; la pie s'envole; je ra- vis les œufs, je les mets dans ma chemise et redes- cends. Malheureusement, je me laisse glisser entre les liges jumelles et j'y reste à califourchon. L'arbre étant élagué, je ne pouvais appuyer mes pieds ni à droite ni à gauche pour me soulever et reprendre le limbe extérieur; je demeure suspendu en l'air à cin- quante pieds. Tout à coup un cri : « Voici le préfet! » et je me vois incontinent abandonné de mes amis, comme c'est l'usage. Un seul, appelé Le Gobbien, essaya de me porter secours, et fut tôt obligé de renoncer à sa gé- néreuse entreprise. Il n'y avait qu'un moyen de sortir de ma fâcheuse position, c'était de me suspendre en dehors par les mains à l'une des deux dents de la fourche, et de tâcher de saisir avec mes pieds le tronc de l'arbre au-dessous de sa bifurcation, .l'exécutai cette manœuvre au péril de ma vie. Au milieu de mes tribulations, je n'avais pas lâché mon trésor; j'aurais pourtant mieux fait de le jeter, comme depuis j'en a 96 MÉMOIRES D'OUTRE- TOMBB jeté tant d'autres. En dévalanl le Ironc, je m'écorchai les mains, je m'éraillai les jambes el la poitrine, et j'écrasai les œufs : ce fui ce qui me perdit. Le préfet nem'avail poinl vu sur l'orme;je I"1 cachai assez bien mon sang, mais il n'y eul p o de lui dérober l'éclatante couleur d'or dont j'étais barbouillé : al- lons, me dit-il, monsieur, vous aurez le fouel. Si cet homme m'eût annoncé qu'il commuai! cette peine en celle de mort, j'aurais éprouvé un mouve- ment de joie. L'idée de la honte n'avait point appro- ché de mon éducation sauvage : à tous les âges de ma vie, il n'y a poinl de supplice que je n'eusse préféré à l'horreur d'avoir à rougir devant une créature vi- vante. L'indignation s'éleva dans mon cœur; je répon- dis à l'abbé Égaull, avec l'accent non d'un enfant, omis d'un homme, que jamais ni lui ni personne ne lèverait la main sur moi. Cette réponse l'anima; il m'appela rebelle et promit de faire un exemple. «Nous verrons, » répliquai-je, et je me mis à jouer à la balle avec un sang-froid qui le confondit. Nous retournâmes au collège; le régent me fit en- trer chez lui et m'ordonna de me soumettre. Mes sen- timents exaltés firent place à des torrents de larmes. Je représentai à l'abbé Égault qu'il m'avait appris le latin; que j'étais son écolier, son disciple, son enfant : qu'il ne voudrait pas déshonorer son élève, et me ren- dre la vue de mes compagnons insupportable; qu'il pouvait me mettre en prison, au pain et à l'eau, me priver de mes récréations, me charger de pensums ; que je lui saurais gré de cette clémence et l'en aime- rais davantage. Je tombai à ses genoux, je joignis les mains, je le suppliai par Jésus-Christ de m'épargner : MÉMOIRES II'OUTHE-TOMBE 97 il demeura sourd à mes prières. Je me levai plein de rage et lui lançai dans les jambes un coup de pied si rude qu'il en poussa un cri. Il court en clochant à la porte de sa chambre, la ferme à double tour et re- vient sur moi. Je me retranche derrière son lit; il m'allonge à travers le lit des coups de férule. Je m'en- tortille dans la couverture, et m' animant au combat, je m'écrie : Macte animo, generose puer! Cette érudition de grimaud fit rire malgré lui mon ennemi; il parla d'armistice : nous conclûmes un traité; je convins de m'en rapporter à l'arbitrage du principal. Sans me donner gain de cause, le principal me voulut bien soustraire à la punition que j'avais repoussée. Quand l'excellent prêtre prononça mon acquittement, je baisai la manche de sa robe avec une telle effusion de cœur et de reconnaissance, qu'il ne put s'empêcher de me donner sa bénédiction. Ainsi se termina le premier combat qui me fit rendre cet hon- neur devenu l'idole de ma vie, et auquel j'ai tant de fois sacrifié repos, plaisir et fortune. Les vacances où j'en Irai dans ma douzième année furent tristes; l'abbé Leprince m'accompagna à Com- bourg. Je ne sortais qu'avec mon précepteur; nous taisions au hasard de longues promenades. 11 se mou- rait de la poitrine; il était mélancolique et silencieux ; le n'étais guère plus gai. Nous marchions des heures Entières à la suite l'un de l'autre sans prononcer une parole. Un jour, nous nous égarâmes dans les bois; M. Leprince se tourna vers m ij el me dit : « Quel Ihemin faut-il prendre? » je répondis sans hésiter: 1 6 '.(S MEMOIHES 1» in I RE l OMBE « Le soleil se couche; il frappe à présent la fenéti la grosse tour : marchons par là. •> M. Leprince ra- conta le soir la chose .1 mon père : le futur voyageur se montra dans ce jugement. Maintes fois, un voyant le soleil se coucher dans 1rs forêts d'Amérique, je me suis rappelé les bois de Combourg : mes souvenirs se fonl échu. L'abbé Leprince désirait que l'on me donnât un cheval; mais, dans les idées de mon père, un officier de marine ne devait savoir manier que son vaisseau. J'étais réduit à monter à la dérobée deux grosses ju- ments de carrosse ou un grand cheval pie. La Pie n'était pas, comme celle de Turcnne, un de ces des- triers nommés par les Romains desultorios equos, et façonnés à secourir leur maître; c'était un Pégase lu- natique qui ferrait en trottant, et qui me mordait les jambes quand je le forçais à sauter des fossés. Je ne me suis jamais beaucoup soucié de chevaux, quoique j'aie mené la vie d'un Tartare, et, contre l'effet que ma première éducation aurait dû produire, je monte à cheval avec plus d'élégance que de solidité. La fièvre tierce, dont j'avais apporté le germe des marais de Dol, me débarrassa de M. Leprince. Un marchand d'orviétan passa dans le village ; mon père, qui ne croyait point aux médecins, croyait aux char- latans : il envoya chercher l'empirique, qui déclara me guérir en vingt-quatre heures. Il revint le lende- main, habit vert galonné d'or, large tignasse poudrée, grandes manchettes de mousseline sale, faux bril- lants aux doigts, culotte de satin noir usé, bas de soie d'un blanc bleuâtre, et souliers avec des boucles énormes. MÉMOIRES D'oi'TRE-TOMBE D9 Il ouvre mes rideaux, me tâte le pouls, me fait lircr l,i langue, baragouine avec un accent italien quelques mots sur la nécessité de me purger, et me donne à manger un petit morceau de caramel. Mon père ap- prouvait l'affaire, car il prétendait que toute maladie venait d'indigestion, et que pour toute espèce de maux il fallait purger son homme jusqu'au sang. Une demi-heure après avoir avalé le caramel, je fus pris de vomissements effroyables; on avertit M. de Chateaubriand, qui voulait faire sauter le pauvre diable par la fenêtre de la tour. Celui-ci, épouvanté, met habit bas, retrousse les manches de sa chemise en faisant les gestes les plus grotesques. À chaque ipaouvement, sa perruque tournait en tous sens; il répétai! mes cris et ajoutait après : « Che? mo) Lavandier! » Ce monsieur Lavandier était le pharma- cien du village1, qu'on avait appelé au secours. Je ne savais, au milieu de mes douleurs, si je mourrais des drogues de cet homme ou des éclats de rire qu'il m'arrachait. On arrêta les effets de cette trop forte dose d'émé- tique, et je fus remis sur pied. Toute notre vie se passe à errer autour de notre tombe; nus diverses maladies sont des souffles qui nous approchent plus ou moins du port. Le premier mort que j'aie vu était un chanoine de Saint-Malo; il gisait expiré sur son lit, le visage distors par les dernières convulsions. La mort est belle, elle est noire amie : néanmoins, 1. Maître Noël Le Lavandier, apothicaire, marié à Dingé, près de Combourg, le 7 juillet 1751, étaij originaire do la pa- • de Vieuvel, où sa famille, venue de Normandie, s'était établie au xvir' siècle. 111(1 mi MOIRES D'OI 1 RE TOMBE nous ni; la reconnaissons pas, parce qu i lie se pn - à nous masquée el que son masque nous épouvante. On me renvoya au collège à la fin de L'automne. De Dieppe où l'injonction de la police m'avait obligé de me réfugier, on m'a permis de revenir â la Vallée- aux-Loups, où je continue ma narration. La terre tremble sous les pas du soldat étranger, qui dans ce moment même envahit ma patrie; j'écris, comme les derniers Romains, au bruit de l'invasion des Bar- bares. Le jour, je trace des pages aussi agitées que ! ivénements de ce jour1; la nuit, tandis que le rou- lement du canon lointain expire mm-* mes bois, je retourne au silence des années qui dormenl dans la tombe, à la paix de mes plus jeunes souvenirs. Que le passé d'un homme est étroit et court, à côté du vaste présenl des peuples et de leur avenir im- mense! Les mathématiques, le grec et le latin occupèrent tout mon hiver au collège. Ce qui n'était pas consai ré à l'étude était donné à ces jeux du commencement de la vie, pareils en tous lieux. Le petit Anglais, le petit Allemand, le petit Italien, le petit Espagnol, le petit Iroquois, le petit Bédouin roulent le cerceau et lan- cent la balle. Frères d'une grande famille, les entants ne perdent leurs traits de ressemblance qu'en perdant l'innocence, la même partout. Alors les passions, mo- difiées par les climats, les gouvernements et les mœurs, font les nations diverses; le genre humain e de s'entendre el de parler le même langage : c'est la société qui est la véritable tour de Babel. 1. De Buonapartc et des Iiourbons. (Note de Genève, 1831.) Cii. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 101 Un matin, j'étais très animé à une partie de barres dans la grande cour du collège; on me vint dire qu'on me demandait. Je suivis le domestique à la porte extérieure. Je trouve un gros homme, rouge de vi- sage, les manières brusques et impatientes, le ton farouche, ayant un bâton à la main, portant une per- ruque noire mal frisée, une soutane déchirée re- ii lussée dans ses poches, des souliers poudreux, des bas percés au talon : « Petit polisson, me dit-il, n'ètes- vous pas le chevalier de Chateaubriand deCombourg? — Oui, monsieur, répondis-je tout étourdi de l'apos- trophe. — Et moi, reprit-il presque écumant, je suis le dernier aîné île voire famille, je suis l'abbé de Chateaubriand de laGuerrande1 : regardez-moi bien. • Le lier abbé met la main dans le gousset d'une vieille culotte de panne, prend un écu de six francs moisi, enveloppé dans un papier crasseux, me le jette au nez et continue à pied son voyage, en marmottant ses matines d'un air furibond. J'ai su depuis que le prince de Condé avait fait offrir à ce hobereau-vicaire le préceptorat du duc de Bourbon. Le prêtre outre- cuidé répondit que le prince, possesseur de la baron- nie de Chateaubriand, devait savoir que les héritiers de cette baronnie pouvaient avoir des précepteurs, mais n'étaient les précepteurs de personne. Cette hau- teur était le défaut de ma famille; elle était odieuse 1. Charles-Iiilaire de Chateaubriand, né en 1708, successive- ment recteur de Saint-Germain-de-la-mer au diocèse de Saint- Brieuc, de Saint-Etienne de Rennes en 1748, de Bazougc-du- Désert en 1767, et de Toussaint de Rennes en 1770. 11 résigna en 177(5 et mourut au Val des Bretons en Pleine-Fougères, le 12 août 1782. {PouUU de Rennes, iv, 120; v, 557, 655, 658; Paris-Jallobert, Bazouge, )>. ','7, Pleine Fougères, p. 15 >i 55 j 6. 102 mémoires d'outri roi dans mon père ; mon frère Ja p qu'au ridi- c il"; clic a un peu passé à. son (ils aîné. — Je ae pas bien sûr, malgré mes inclinations républicaines, de m'en être complètement affranchi, bien que je l'aie soigneusement caclu ïe. L'époque de ma première communion approchait, moment où Ton décidait dans la famille de l'étal fu- tur de l'enfant. Colfc cérémonie reli^ smplaçait parmi les jeunes chrétiens la prise de la robe virile chez les Romains. Madame de Chateaubriand venue assister à la première communion d'un fils qui, après s'être uni à son Dieu, allait se séparer de sa mère. Ma piété paraissait sincère; j'édifiais tout le col- lège; mes regards étaient ardents; mes abstinences répétées allaient jusqu'à donner de l'inquiétude à mes maîtres. On craignait l'excès de ma dévot ion; une re- ligion éclairée cherchait à tempérer ma ferveur. J'avais pour confesseur le supérieur du séminaire des Eudistes, homme de cinquante ans, d'un aspect rigide. Toutes les fois que je me présentais au tri- bunal de la pénitence, il m'interrogeait avec anxiété. Surpris de la légèreté de mes fautes, il ne savait com- ment accorder mon trouble avec le peu d'importance des secrets que je déposais dans son sein. Plus le jour de Pâques s'avoisinail. plus les questions du re- ligieux étaient pressantes. « Ne me cachez-vous rien? » me disait-il. Je répondais : « Non. mon père. — N'avez-vous pas fait telle faute? — Non, mon père. » Et toujours : « Non, mon père. » Il me ren- voyait en doutant, en soupirant, en me regardant MÉMOIRES n'oi'TRE-TOMBE 103 jusqu'au fond de l'âme, et moi, je sortais de sa pré- - 3, pâle et défiguré comme un criminel. Je devais recevoir l'absolution le mercredi saint. Je passai la nuit du mardi au mercredi en prières, et h lire avec terreur le livre des Confessions mal faites. Le mercredi, à trois heures de l'après-midi, nous par- tîmes pour le séminaire ; nos parents nous accompa- gnaient. Tout le vain bruit qui s'est depuis attaché à mon nom n'aurait pas donné à madame de Chateau- briand un seul instant de l'orgueil qu'elle éprouvait comme chrétienne et comme mère, en voyant son fils prêt à participer au grand mystère de la religion. En arrivant à l'église, je me prosternai devant le sanctuaire et j'y restai comme anéanti. Lorsque je me levai pour me rendre à la sacristie, où m'attendait le supérieur, mes genoux tremblaient sous moi. Je me jetai aux pieds du prêtre; ce ne fut que de la voix la plus altérée que je parvins à prononcer mon Con- fiteor. « Eh bien, n'avez-vous rien oublié? » me dit l'homme de Jésus-Christ. Je demeurai muet. Ses questions recommencèrent, et le fatal non, mon père, sortit de ma bouche. Il se recueillit, il demanda des conseils à Celui qui conféra aux apôtres le pouvoir de lier et de délier les âmes. Alors, faisant un effort, il se prépare à me donner l'absolution. La foudre que le ciel eût lancée sur moi m'aurait causé moins d'épouvante, je m'écriai : « Je n'ai pas tout ditl » Ce redoutable juge, ce délégué du souve- rain Arbitre, dont le visage m'inspirait tant de crainte, devient le pasteur le plus tendre; il m'em- brasse et fond en larmes : « Allons, me dit-il. mon cher fils, du courage ! » K)'( HÉMOIRES D'OUTRI TOMBE Je n'aurai jamais un tel momenl dans ma vie. vi l'on m'avail débarrassé du poids d'une montagne, on ne m'eùi pas plus soulagé : je sanglotais de bonheur. J'ose dire que c'esl de ce jour que j'ai été créé hon- nête homme; je sentis que je ne survivrais jamais à un remords : quel doit donc rire celui du crime, si j'ai pu tant souffrir pour avoir tu les faiblesses d'un enfant! Mais combien elle est divine cette religion qui se peut emparer ainsi de nos bonnes facultés! Quels préceptes de morale suppléeront jamais à ces institutions chrétiennes? Le premier aveu fait, rien ne me coûta plus : mes puérilités cachées, et qui auraient fait rire le monde, furent pesées au poids de la religion. Le supérieur se trouva fort embarrassé; il aurait voulu retarder ma communion; mais j'allais quitter le collège de J><>1 el bientôt entrer au service dans la marine. Il découvrit avec une grande sagacité, dans le caractère même de mes juvéniles, tout insignifiantes qu'elles étaient, la nature de mes penchants; c'est le premier homme qui ait pénétré le secret de ce que je pouvais être. Il devina mes futures passions; il ne me cacha pas ce qu'il croyait voir de bon en moi, mais il me prédit aussi mes maux à venir. « Enfin, ajouta-t-il, le temps manque à votre pénitence; mais vous êtes lavé de vos péchés par un aveu courageux, quoique tardif. » Il prononça, en levant la main, la formule de l'abso- lution. Cette seconde fois, ce bras foudroyant ne fit descendre sur ma tête que la rosée céleste; j'inclinai mon front pour la recevoir; ce que je sentais parti- cipait de la félicité des anges. Je m'allai précipiter dans le sein de ma mère qui m'attendait au pied de MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 105 l'autel. Je ne parus plus le même à mes maîtres et à mes camarades; je marchais d'un pas léger, la tête haute, l'air radieux dans tout le triomphe du re- pentir. Le lendemain, jeudi saint, je fus admis à cette cé- rémonie touchante et sublime dont j'ai vainement es- sayé de tracer le tableau dans le Génie du Christia- nisme1. J' 'y aurais pu retrouver mes petites humilia- tions accoutumées : mon bouquet et mes habits étaient moins beaux que ceux de mes compagnons ; mais ce jour-là tout fut à Dieu et pour Dieu. Je sais parfaitement ce que c'est que la Foi : la présence réelle de la victime dans le saint sacrement de l'autel m'était aussi sensible que la présence de ma mère à mes côtés. Quand l'hostie fut déposée sur mes lèvres, je me sentis comme tout éclairé en dedans. Je trem- blais de respect, et la seule chose matérielle qui m'oc- cupât était la crainte de profaner le pain sacré. Le pain que je vous propose Sert aux anges d'aliment, Dieu lui-même le compose De la fleur de son froment. (Racine.) Je conçus encore le courage des martyrs; j'aurais pu dans ce moment confesser le Christ sur le che- valet ou au milieu des lions. J'aime à rappeler ces félicités qui précédèrent «le peu d'instants dans mou âme les tribulations du monde, lui comparanl ces ardeurs aux transports que 1. Génie du Christianisme, première partie, livre I, chapitre vu: De la Conimmiion. 106 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE je vais peindre; en voyant le même cœur éprouver, dans l'intervalle de trois <>u quatre années, toul ce que l'innocence et la religion ont de plus doux el de plus salutaire, el tout ce que les passions ont de plus séduisant el de plus funeste, on choisira «les deux joies; mi verra de quel côté il faut chercher le bon- heur et surtout le repos. Trois semaines après ma première communion, je quittai le collège de Dol. Il me reste de cette maison un agréable souvenir : notre enfance laisse quelque chose d'elle-même aux lieux embellis par elle, coi une fleur communique un parfum aux objets qu'elle a touchés. Je m'attendris encore aujourd'hui en son- geant à la dispersion de mes premiers camarades et de mes premiers maîtres. L'abbé Leprince, nommé à un bénéfice auprès de Rouen, vécut peu: l'abbé Égault obtint une cure dans le diocèse de Rennes, et j'ai vu mourir le bon principal, l'abbé Porcher, au commencement de la Révolution : il était instruit, doux et simple de cœur. La mémoire de cet obscur Rollin me sera toujours chère et vénérable. Je trouvai à Combourg de quoi nourrir ma piété, une mission; j'en suivis les exercices. Je reçus la confirmation sur le perron du manoir, avec les paysans et les paysannes, de la main de l'évêque de Saint-Malo. Après cela, on érigea une croix; j'aidai à la soutenir tandis qu'on la fixait sur sa base. Elle existe encore ' : elle s'élève devant la tour où est 1. « De tout ce que j'ai planté à Combourg, une crois seule est restée debout, comme si je ne pouvais rien créer de durable que pour la douleur, ni marquer mon passage sur la terre autre- ment que par des monuments de tristesse. Manuscrit de 1826. BIÉMOH E D OUTRE-TOMBE ll>7 mort mon père. Depuis trente années elle n'a vu pa- raître personne aux fenêtres de cette tour; elle n'est plus saluée des enfants du château; chaque prin- temps elle les attend en vain; elle ne voit revenir que les hirondelles, compagnes de mon enfance, plus fidèles à leur nid que l'homme à sa maison. Heureux si ma vie s'était écoulée au pied de la croix de la mis- sion, si mes cheveux n'eussent été blanchis que par le temps qui a couvert de mousse les branches de cette croix! Je ne tardai pas à partir pour "Rennes : j'y devais continuer mes études et clore mon cours de mathé- matiques, afin de subir ensuite à Brest l'examen de & arde-marine. M. de Fayolle était principal du collège de Rennes. On comptait dans ce Juilly de la Bretagne trois pro- fesseurs distingués, l'abbé de Chateaugiron pour la seconde, l'abbé Germé pour la rhétorique, l'abbé Marchand pour la physique. Le pensionnat et les externes étaient nombreux, les classes fortes. Dans les derniers temps, Geoffroy1 et Ginguené2, sortis de 1. Geoffroy (Julien-Louis), né à Rennes le 17 août 1743, mort à Paris le 24 février 1814. Créateur du feuilleton littéraire, il fut, de 1880 à 1814, le prince des critiques. Ses articles ont été réunis en six volumes, sous le titrede Cours de littérature dra- matique. 11 avait été élève du collège de Rennes, de 1750 à 1758. — Geoffroy et la critique dramatique sous le Consulat et l'Em- pire, par Charles-Marc Des Granges, un vol. in-8° 1897. 2. Ginguené (Pierre-Louis), né à Rennes le 25 avril 1748, mort à Paris le 16 novembre 1816. Placé au collège de Rennes, il y commença ses études sous les jésuites et Les termina, après leur expulsion (en 1762), sous les prêtres séculiers qui leur suc- cédèrent. Son ouvrage le plus important est V Histoire littéraire d'Italie (Paris, 1811-1824, y vol. in-8°). |()H MÉMOIRES D'oi I RE-TOMBE ce collège, auraient l'ail honneur à Sainte-Barbe el au Plessis. Le chevalier de l'.irny1 avait aussi étudie a Rennes ; j'héritai de son lii dans la chambre qui me fut assignée. Rennes me semblait une Habylone, le collège un monde. La multitude des maîtres et des écoliers, la grandeur des bâtiments, du jardin et des cours, me paraissaient démesurées2: je m'y habituai cepen- dant. A la fête du principal, nous avions des jours de congé; nous chantions à tue-tête à sa Louange de su- perbes couplets de noire façon, où nous disions : 0 Terpsichore, ô Polymnie, Venez, venez remplir nos vœux; La raison même vous convie. Je pris sur mes nouveaux camarades l'ascendant iiue j'avais eu à Dol sur mes anciens compagnons : il 1. Parny (Evariste-Désiré De Forges de), né à l'Ile Bourbon le 6 lévrier 1153, mort à Paris le 5 décembre 1814. A l'âge de 9 ans, il l'ut envoyé en France et mis au collège de Rennes; il y fit ses études avec Ginguené, lequel plus tard a publiquement payé sa dette à ses souvenirs par une agréable épitre de 1790, et par son zèle à défendre la Guerre des Lieux dans la Décade. (Sainte-Beuve, Portraits contemporains et divers, tome III, p. 124.) 2. Le collège de Rennes était un des plus importants de France. Il avait été fondé par les Jésuites en 1607. Lorsqu'ils le quit- tèrent, en 176?, un collège communal, aussitôt organisé, fut installé dans les bâtiments qu'ils venaient de quitter. C'est en- core dans le même local que se trouve aujourd'hui le lycée de Rennes, mais l'étendue en a été fort réduite. Il faut, pour avoir une idée de ce qu'était, au xvm- siècle, ce collège qui semblan, « un monde » à Chateaubriand, consulter les plans que l'auto- rité royale fit dresser pendant sa procédure contre les Jésuites, plans qui furent envoyés à la cour de Rome et dont le Cabinet des estampes possède un double, en 5 vol. in-f°. En 1761, le MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 109 m en coûta quelques horions. Les babouins bretons sont d'une humeur hargneuse ; on s'envoyait des car- tels pour les jours de promenade, dans les bosquets du jardin des Bénédictins, appelé le Thabor : nous nous servions de compas de mathématiques attachés au bout d'une canne, ou nous en venions à une lutte corps à corps plus ou moins félone ou courtoise, selon la gravité du défi. Il y avait des juges du camp qui décidaient s'il échéait gage, et de quelle manière les champions mèneraient des mains. Le combat ne cessait que quand une des deux parties s'avouait vaincue. Je retrouvai au collège mon ami Gesril, qui présidait, comme à Saint-Malo, à ces engagements. Il voulait être mon second dans une affaire que j'eus avec Saint-Riveul, jeune gentilhomme qui devint la première victime de la Révolution1. Je tombai sous mon adversaire, refusai de me rendre et payai cher ma superbe. Je disais, comme Jean Desmarest2 allant à l'échafaud : « Je ne crie merci qu'à Dieu. » Je rencontrai à ce collège deux hommes devenus collège de Rennes comptait 4,000 élèves. (Histoire de Rennes, par Ducrest et Maillet, p. 229; — Rennes ancien et moderne, par Ogée et Marteville, tome I, p. 204, 235, 237. — Geoffroy, par Charles-Marc Des Granges, p. 3 et suivantes.) 1. « ... Saint-Riveul, jeune gentilhomme qui eut l'honneur d'être la première victime de la Révolution. Il fut tué dans les rues de Rennes en se rendant avec son père à la Chambre de la noblesse. » Manuscrit de 1826. — André-François-Jean du Rocher de Saint-Riveul, née à Plénée, fils de Henri du Rocher, comte de Saint-Riveul, et do Anne-Bernardine Roger. Il n'était âgé que de 17 ans, lorsqu'il fut tué, le 27 janvier 1789. 2. Jean Desmarets, avocat général au Parlement de Paris, décapité en 1383. On l'accusait d'avoir encouragé par sa faiblesse l'année précédente, la révolte et les excès des Maillotins. 7 | |l) m HOIR! : DOUTRE rOMBE depuis -différemment célèbres . Moreau Le général', et Limoôlan, auteur de la machine infernale, aujour- d'hui prêtre en Amériaue2. Jl D'existé qu'un portrait 1. Moreau (Jean-Victor), né à Morlaii le 11 août 176:>, mort à Lauen le 2 septembre 1813. 2. Joseph-Pierre Picot de Limoëlan de Clorivi ment du même âge cpue Chateaubriand. 11 était né ;'t Broons le 4 novembre 17G8. Après avoir été camarades de collège h Rennes, ils se retrouvèrent à l'école ecclésiastique de la Victoire à Dinan. Entré dans l'armée à l'âge de quinze ans, Limoëlan était officier du roi Louis XVI lorsqu'éclata la Révolution. Il émi^ra, puis rentra bientôt en Bretagne, chouanna dans les environs de Saint- Méen et de Gaél et devint adjudant-général de Georges Ca dal. En 1798, il remplaça temporairement Aimé du Boisguy dans le commandement de la division de Fougères. A la fin do 1799, alors que la plupart des autres chefs royalistes se voyaient contraints de déposer les armes, il refusa d'adhérer à la pacifi- cation et vint à Paris. Il était à la veille d'épouser un>- char- mante jeune fille de Versailles, Mlle Julie d'Albert, à laquelle il était fhincé depuis plusieurs années, lorsqu'eut lieu, rue Saint- Nicaise, l'explosion de la machine infernale (3 nivôse an VIII — 24 décembre 1799). Limoëlan avait été l'un des principaux agents du complot. Grâce au dévouement de sa fiancée, il put échapper aux recherches de la police, gagner la Bretagne et s'embarquer pour l'Amérique. Son premier soin, en arrivant à New-York, fut d'écrire à la famille de Mlle d'Albert, lui demandant de venir le rejoindre aux Etats-Unis, où le mariage serait célébré. La réponse fut terrible pour Limoëlan. Mlle d'Albert, au moment où il courait les plus grands dangers, avait fait vœu de se con- sacrer à Dieu, si son fiancé parvenait à s'échapper. Fidèle à sa promesse, elle le suppliait d'oublier le passé pour ne songer qu'à l'avenir éternel. Le jeune officier entra en 1808 au sémi- naire de Baltimore. Commençant une vie nouvelle, il abandonna le nom de Limoëlan pour prendre celui de Clor'wière, sous le- quel il est uniquement connu aux Etats-Unis. 11 fut ordonné prêtre au mois d'août 1812 et devint curé de Charleston. Lors- que, deux ans plus tard, l'abbé de Clorivière apprit la restaura- tion des Bourbons, le chef royaliste se retrouva sous le prêtre, et il entonna avec enthousiasme dans son église un Te Deum d'actions de grâces. En 1815, il se rendit en France, mais dans l'unique but de liquider ce qui lui restait de sa fortune, afin d'en rapporter le produit en Amérique et de l'employer tout entier MÉMOIRES D'OIJTRE-TOMBE 111 de Lucile, et celle méchante miniature a été faite par Limoëlàn, devenu peintre pendant les détresses ré- volutionnaires. Moreau était externe, Limoëlàn, pen- à l'avantage de la religion. En 1820, il fut nommé directeur du couvent de la Visitation de Georgetown. Ce couvent avait été fondé, en 1805, par une pieuse dame irlandaise, miss Alice La- lor, et un assez grand nombre de saintes filles y avaient pris le voile à son exemple. Mais, en 1820, l'établissement, privé de toutes ressources liuaucières, végétait péniblement, et les bonnes sœurs se voyaient menacées chaque année d'être dispersées. L'abbé de Clorivière se chargea d'assurer l'avenir de cette utile fondation. 11 construisit à ses frais un pensionnat pour l'éduca- tion des jeunes personnes, et une élégante chapelle, dédiée au Sacré-Cœur de Jésus. Il contribua aussi par de larges donations à l'établissement d'un externat gratuit pour les enfants pauvres. C'est dans le monastère même dont il est le second fondateur que l'abbé de Clorivière mourut, le 29 septembre 182G, laissanl une mémoire qui est encore en vénération aux Etats-Unis. — Mlle Julie d'Albert lui survécut longtemps. Elle resta fidèle a. son vœu de célibat et elle refusa les nombreux partis qui se présentèrent à elle dans sa jeunesse. Mais elle ne se sentit pas la vocation d'entrer au couvent, et après plusieurs tentatives, qui montrèrent que la vie religieuse ne lui convenait pas, elle obtint, à l'âge de cinquante ans, du pape Grégoire XVI, d'être relevée du vœu imprudent qu'elle avait formé. Elle est morte à Versailles, dans un âge avancé, après une vie consacrée tout Entière à l'exercice de la piété et de la charité. — L'abbé de Clorivière avait écrit, sur les événemenls auxquels il avait pris part en France, de volumineux mémoires. Arrivé à la fin de la relation de chaque année, il cachetait le cahier et ne l'ouvrait plus. « Ces cahiers, dit-il plus d'une fois aux bonnes sœurs de Georgetown, contiennent beaucoup de faits intéressants et im- portants pour l'histoire et la religion. » Par son testament, il ordonna de brûler ses cahiers. Cette clause a été fidèlement ob- servée à sa mort, et on doit le regretter vivement pour l'histoire. Au moment de mourir, l'abbé de Clorivière ne voulait pas qu'il restât rien de ce qui avait été Limoëlàn. Limoëlàn pourtant vivra. Dans h; temps même où il donnait L'ordre de détruire ses Mémoires, Chateaubriand écrivait les siens et assurait ainsi lîimmortalité a son camarade de collège. (Voir dans la. Revue de Bretagne et de Vendée, tome VIII, p. 343, la notice sur VAbbé de Clorivière, par C. de Laroche-Héron (Henry de Courcy.) 112 KÉM0IHES d'OI rRE-TOMBE sionnaire. On ;i rarement trouvé ;i la même époque, dans une même province, < I ; 1 1 1 s une même petite ville, dans une même maison d'éducation, des destinées aussi singulières. Je ae puis inempècher de raconter un tour d'écolier que joua au préfet de semaine mon camarade Limoëlan. Le préfet avait coutume de faire sa ronde dans les corridors, après la retraite, pour voir si tout était bien : il regardait à cet effet par un trou pratiqué dans chaque porte. Limoëlan, Gesril, Saint-Riveul et moi nous couchions dans la même chambre : D'animaux malfaisants c'était un fort bon plat. Vainement avions-nous plusieurs fois bouché le trou avec du papier; le préfet poussait le papier et nous surprenait sautant sur nos lits et cassant nos chaises. Un soir Limoëlan, sans nous communiquer son projet, nous engage à nous coucher et à éteindre la lumière. Bientôt nous l'entendons se lever, aller à la porte, et puis se remettre au lit. Un quart d'heure après, voici venir le préfet sur la pointe du pied. Comme avec raison nous lui étions suspects, il s'ar- rête à la porte, écoute, regarde, n'aperçoit point de lumière1 1. Chateaubriand glisse ici sur cette petite aventure de col- lège; dans le Manuscrit de 1826, il avait un peu plus appuyé, n'omettant aucun détail. Voici cette première version : « Un quart d'heure après, voici venir le préfet sur la pointe du pied. Comme avec raison nous lui étions fort suspects, il s'arrête à notre porte, écoute, regarde, n'aperçoit point de lumière, croit le trou bouché, y enfonce imprudemment le doigt... Qu'on juge MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 113 « Qui est-ce qui a fait cela? » s'écrie-t-il eu se préci- pitant dans la chambre. Limoëlan d'étouffer de rire et Gesril de dire en nasillant, avec son air moitié niais, moitié goguenard : « Qu'est-ce donc, monsieur le préfet? » Voilà Saint-Riveul et moi à rire comme Li- moëlan et à nous cacher sous nos couvertures. On ne put rien tirer de nous : nous fûmes hé- roïques. Nous fûmes mis tous quatre en prison au caveau : Saint-Riveul fouilla la terre sous une porte qui communiquait à la basse-cour; il engagea la tête dans cette taupinière, un porc accourut, et lui pensa manger la cervelle ; Gesril se glissa dans les caves du collège et mit couler un tonneau de vin ; Limoëlan dé- molit un mur, et moi, nouveau Perrin Dandin, grim- pant dans un soupirail, j'ameutai la canaille de la rue par mes harangues. Le terrible auteur de la machine infernale, jouant cette niche de polisson à un préfet de collège, rappelle en petit Cromwell barbouillant d'encre la ligure d'un autre régicide, qui signait après lui l'arrêt de mort de Charles Ier. Quoique l'éducation fût très religieuse au collège de Rennes, ma ferveur se ralentit : le grand nombre de mes maîtres et de mes camarades multipliait les occasions de distraction. J'avançai dans l'étude des langues; je devins fort en mathématiques, pour les- de sa colère? « Qui a fait cela? » s'écrie-t-il en se précipitant dans la chambre. Limoëlan d'éclater de rire et Gesril de dire en nasillant avec un air moitié niais, moitié goguenard : c Qu'est- donc, monsieur le préfet? » Quand nous sûmes ce que c'était, nous voilà, Saint-Riveul et moi, à nous pâmer de rire comme Limoëlan, à nous bouchei le nez et à nous coucher sous nos couvertures, tandis que Gesril, se levant en chemise, offrit gra- vement au préfet sa cuvette et son uot à l'eiu. » 1 L4 mi'.m es d'outre-tombe quelles j'ai toujours eu un penchant décidé : j'au fait un bon officier de marine ou de génie. En tout j'étais né avec des dispositions faciles : sensible aux choses sérieuses comme aux choses agréables, j'ai commencé par la poésie, avant d'en venir à la prose ; les arts me transportaient; j'ai passionnément aimé la musique et l'architecture. Quoique prompt à m'en- nuyer de tout, j'étais capable des plus petits détails ; étant doué d'une patience à toute épreuve, quoique fatigué de l'objet qui m'occupait, mon obstination était plus forte <|iie mon dégoût. Je n'ai jamais aban- donné une affaire quand elle a valu la peine d'être achevée; il y a telle chose que j'ai poursuivie quinze et vingt ans de ma vie, aussi plein d'ardeur le der- nier jour que le premier. Cette souplesse de mon intelligence se retrouvait dans les choses secondaires. J'étais habile aux échecs, adroit au billard, à la chasse, au maniement des ar- mes; je dessinais passablement; j'aurais bien chante, si l'on eût pris soin de ma voix. Tout cela, joint au genre de mon éducation, à une vie de soldat et de voyageur, fait que je n'ai point senti mon pédant, que je n'ai jamais eu l'air hébété ou suffisant, la gau- cherie, les habitudes crasseuses des hommes de let- tres d'autrefois, encore moins la morgue et l'assu- rance, l'envie et la vanité fanfaronne des nouveaux auteurs. Je passai deux ans au collège de Rennes; Gesril le quitta dix-huit mois avant moi. Il entra dans la ma- rine. Julie, ma troisième sœur, se maria dans le cours de ces deux années : elle épousa le comte de FarcyJ capitaine au régiment de Condé, et s'établit avec soq MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 115 mari à Fougères, où déjà habitaient mes deux sœurs aînées, mesdames de Marigny et de Québriac. Le mariage de Julie eut lieu à Combourg, et j'assistai à la noce1. J'y rencontrai cette comtesse de Tronjoli2 qui se fit remarquer par son intrépidité à l'échafaud : cousine et intime amie du marquis de La Rouerie, ... Le mariage de la troisième sœur de Chateaubriand avec Annihal-Pierre-François de Farcy de Montavalon eut lieu en 1782. Le comte de Farcy était capitaine au régiment de Condé, infanterie. 2. Il s'agit ici de Thérèse-Josèphe de Moëlien, fille de Sébas- tien-Marie-Hyacinthe de Moëlien, chevalier seigneur de Trojo- lif (et non Tronjoli), Kermoisan, Kerguelenet et autres lieux, conseiller au Parlement de Bretagne, et de Périnne-Josèphe de la Belinaye. Elle était née à Rennes le 14 juillet 1759. Elle avait donc vingt-trois ans, lorsque Chateaubriand la vit à Com- bourg. Quand il écrivit ses Mémoires, il la revoyait encore avec ses yeux de collégien ; mais les témoignages contemporains s'ac- cordent à dii-e qu'elle n'était ni belle ni jolie. Les mots du texte : et intime amie du marquis de la Rouerie, ne se trouvent pas dans le Manuscrit de 1826. Chateaubriand ici a trop facilement accepté un bruit sans fondement. Thérèse de Moëlien aimait — non la Rouerie — mais le major américain Chaîner, qu'elle de- vait épouser, si elle survivait à la conspiration, où tous deux jouaient un rôle si actif. Le courageux Chafner, en apprenant les dangers dont le trône de Louis XVI était entouré, était ac- couru d'Amérique pour mettre son dévouement au service du roi qui avait assuré l'indépendance de sa patrie. Thérèse de Moëlien, traduite devant le tribunal révolutionnaire de Paris, avec vingt -six autres accusés, impliqués, comme elle, dans ce qu'on appela la Conjuration de Bretagne, fut guillotinée, le 18 juin 1703. Le major Chafner, qui n'avait pu être arrêté, se trou- vant à Londres au moment où la conspiration fut découverte, revint en Bretagne et périt à Nantes, sous le proconsulat do Carrier, après avoir, au milieu des Vendéens, bravement vengé la mort de M"0 de Moëlien. [Biographie bretonne, tome 11, ar- ticle La Rouerie; — Crétineau-Joly, Histoire de la Vendée mi- litaire, tome III, chapitre II; — Théodore Muret, Histoire des guerres de l'Ouest, tome 111; — Frédéric de Pioger, la Conspi- ration de La Rouarie; — G. Lenotre.) 116 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE elle fut mêlée à sa conspiration. Je n'avais encore vu la beauté qu'au milieu de ma famille; je restai con- fondu en l'apercevant sur le visage d'une femme étrangère. Chaque pas dans la vie m'ouvrait une nou- velle perspective; j'entendais la voix lointaine et sé- duisante des passions qui venaient à moi; j<- me pré- cipitais au-devant de ces sirènes, attiré par une har- monie inconnue. Il se trouva que, comme le grand prêtre d'Eleusis, j'avais des encens divers pour chaque divinité. Mais les hymnes que je chantais, en brûlant ces encens, pouvaient-ils s'appeler baumes1, ainsi que les poésies de l'hiérophante? Après le mariage de Julie, je partis pour Brest. En quittant le grand collège de Rennes, je ne sentis point le regret que j'éprouvai en sortant du petit collège de Dol; peut-être n'avais-je plus cette inno- cence qui nous fait un charme de tout; le temps commençait à la déclore. J'eus pour mentor dans ma nouvelle position un de mes oncles maternels, le comte Ravenel de Boisteilleul, chef d'escadre2, dont 1. Allusion au titre des hymnes mystiques d'Orphée qui s'ap- pelaient parfums (Thymiamata). (Comte deMarcellus, Chateau- briand et son temps, p. 17.) 2. Ravenel du Boisteilleul (Jean-Baptiste-Joseph-Eugène de), fils de messire Théodore-François de Ravenel, seigneur du Boisteilleul, du Boisfaroye, etc., et de dame Angélique-Julie de Broise, né à Amanlis (diocèse de Rennes) le 13 septembre 1738, décédé à Rennes le 20 juin 1815. 11 fut promu capitaine de vais- seau le 13 mars 1779. L'année suivante, dans un combat près le Cap Français (capitale de l'île Saint-Domingue) contre la frégate anglaise Y Unicom, il réussit à s'emparer de ce bâtiment. Il se retira du service, pour cause de santé, non avec le grade de chef d'escadre, mais avec celui de capitaine de vaisseau, brigadier MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 117 un des fils ' officier très distingué d'artillerie dans les armées de Bonaparte, a épousé la fille unique 2 de ma sœur la comtesse de Farcy. Arrivé à Brest, je ne trouvai point mon brevet d'as- pirant; je ne sais quel accident l'avait retardé. Je restai ce qu'on appelait soupirant, et, comme tel, exempt d'études régulières. Mon oncle me mit en pension dans la rue de Siam, à une table d'hôte d'as- pirants, et me présenta au commandant de la marine, le comte Hector3. Abandonné à moi-même pour la première fois, au lieu de me lier avec mes futurs camarades, je me ren- fermai dans mon instinct solitaire. Ma société habi- tuelle se réduisit à mes maîtres d'escrime, de dessin et de mathématiques. des armées navales. {Archives du Ministère de la Marine.) Cousin-germain de la mère de Chateaubriand, le comte de Ra- venel du Boisteilleul était par conséquent l'oncle k la mode de Bretagne du grand écrivain. 11 avait épousé à Saint-Germain de Rennes, le 11 avril 1780, Demoiselle Marie-Thérèse Mahé de Kerouan, fille d'un ancien capitaine au régiment de Piémont, qui lui survécut de longues années et mourut k Rennes le 25 avril 1837. 1. Hyacinthe-Eugène-Pierre de Ravenel du Boisteilleul, né le 17 mars 1784, capitaine d'artillerie, décoré sur le champ de ba- taille de Smolensk, décédé à la Tricaudais en Guichen le 13 juin 1868. 2. Pauline-Zoé-Marie de Farcy de Montavallon, née à Fou- gères le 15 juin 1784, mariée le 16 novembre 1814 à Hyacinthe de Ravenel du Boisteilleul, décédée à Rennes le 24 décembre 1850. 3. Charles-Jean, comte d'Hector, né k Fontenay-le-Comte, en Poitou, le 22 juillet 1722. Chef d'escadre le 4 mai 1779, après les plus glorieux services de mer, il fut nommé, l'année suivante, commandant du port de Brest et remplit ces hautes fonctions jusqu'au mois de février 1791. Obéissant k la voix des princes qui l'appelaient k Coblentz, il se rendit près d'eux et reçut le 7. 118 MÉMOIRES n'oUTRE-TOMT'.K Cette mer que je devais rencontrer sur tant de ri- vages baignait ;ï Brest l'extrémité de la péninsule armoricaine : après ce cap avancé, il n'y avait plus rien qu'un océan sans bornes et «les mondes incon- nus; mon imagination se jouait dans ces espaces. Souvent, assis sur quelque mât qui gisait le long du quai de Recouvrance, je regardais les mouvements de la foule : constructeurs, matelots, militaires, doua- niers, forçats, passaient et repassaient devant moi. Des voyageurs débarquaient et s'embarquaient, des pilotes commandaient la manœuvre, des charpentiers équarrissaient des pièces de bois, des cordiers filaient des câbles, des mousses allumaient des feux sous des chaudières d'où sortaient une épaisse fumée et la saine odeur du goudron. On portait, on reportait, on roulait de la marine aux magasins, et des magasins à la marine, des ballots de marchandises, des sacs de commandement du Corps de la marine royale, exclusivement composé d'officiers de marine. A la fin de la campagne, ce corps fut-licencié; mais il fut réorganisé deux ans plus tard, en Angle- terre, et le comte d'Hector en fut de nouveau nommé colonel, ce qui fit donner à ce régiment, formé tout entier d'officiers de marine, comme en 1792, le nom de régiment d'Hector. Nous avons vu, dans la note sur Gesril, que ce dernier en faisait par- tie. Lorsque ce régiment fut appelé à faire partie de l'expédi- tion de Quiberon, il se trouva que les intrigues de Puysaie avaient fait écarter le comte d'Hector. Ses instances furent telles qu'à la fin il lui fut accordé d'aller rejoindre son poste de com- bat. Mais comme il faisait route pour la Bretagne, il apprit le désastre de l'expédition (21 juillet 179â). D'Hector avait alors 73 ans, et il lui fallait renoncer à l'espoir qu'il avait eu de mourir sur le champ de bataille; il se renferma dans la retraite, près de la ville de Reading, à treize lieues de Londres, et c'est là qu'il mourut, le 18 août 1808, à l'âge de 86 ans. — ■ Le comte d'Hector a laissé des Mémoires, encore inédits, mais qui, nous l'espérons, verront bientôt le jour. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 119 vivres, des trains d'artillerie. Ici des charrettes s'a- vançaient dans l'eau à reculons pour recevoir des chargements; là, des palans enlevaient des fardeaux, tandis que des grues descendaient des pierres, et que des cure-môles creusaient des atterrissements. Des forts répétaient des signaux, des chaloupes allaient et venaient, des vaisseaux appareillaient ou rentraient dans les bassins. Mon esprit se remplissait d'idées vagues sur la so- ciété, sur ses biens et ses maux. Je ne sais quelle tristesse me gagnait; je quittais le mât sur lequel j'étais assis; je remontais le Penfeld, qui se jette dans le port; j'arrivais à un coude où ce port disparaissait. Là ne voyant plus rien qu'une vallée tourbeuse, mais entendant encore le murmure confus de la mer et la voi\ des hommes, je me couchais au bord de la petite rivière. Tantôt regarda ni couler l'eau, tantôt suivant des yeux le vol de la corneille marine, jouissant du silence autour de moi, ou prêtant l'oreille aux coups de marteau du calfat, je tombais dans la plus profonde rêverie. Au milieu de cette rêverie, si le vent m'ap- portait le son du canon d'un vaisseau qui mettait à la voile, je tressaillais et des larmes mouillaient mes yeux. Un jour, j'avais dirigé ma promenade vers l'extré- mité extérieure du port, du côté de la mer : il faisait chaud; je m'étendis sur la grève et m'endormis. Tout à coup je suis réveillé par un bruit magnifique ; j'ouvre les yeux, comme Auguste pour voir les trirèmes dans les mouillages de la Sicile, après la victoire sur Sextus Pompée; les détonations de l'artillerie se succédaient; la rade était semée de navires : la grande escadre 120 MÉMOIRES D'OL'TRE-TOMRE française rentrait, après la signature de la paix. Les vaisseaux manœuvraient sous voile, se couvraient de li-ux, arboraient, des |ta\illm)s présentaient Li | >< .1 1 ( .. , la proue, le flanc, s'arrêtaient en je tan I L'ancre au mi- lieu de leur course, ou continuaient à voltiger sur les flots. Rien ne m'a jamais donné une plus haute idée de l'esprit humain; l'homme semblait emprunter dans ce moment quelque chose de Celui qui a dit à la mer: « Tu n'iras pas plus loin. Non procèdes amplius. » Tout Brest accourut. Des chaloupes se détachent de la flotte et abordent au môle. Les officiers dont elles étaient remplies, le visage brûlé par le soleil, avaient cet air étranger qu'on apporte d'un autre hémisphère, et je ne sais quoi de gai, de fier, de hardi, comme des hommes qui venaient de rétablir l'honneur du pavillon national. Ce corps de la marine, si méritant, si illustre, ces compagnons des Suffren, des Lamothe-Piquet, des du Couëdic, des d'Estaing, échappés aux coups de l'ennemi, devaient tomber sous ceux des Français! Je regardais défiler la valeureuse troupe, lorsqu'un des officiers se détache de ses camarades et me saute au cou : c'était Gesril. Il me parut grandi, mais faible et languissant d'un coup d'épée qu'il avait reçu dans la poitrine. Il quitta Brest le soir même pour se rendre dans sa famille. Je ne l'ai vu qu'une fois depuis, peu de temps avant sa mort héroïque; je dirai plus tard en quelle occasion. L'apparition et le départ subit de Gesril me firent prendre une résolution qui a changé le cours de ma vie : il était écrit que ce jeune homme aurait un empire absolu sur ma destinée. On voit comment mon caractère se formait, quel tour prenaient mes idées, quelles furent les premières MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 121 atteintes de mon génie, car j'en puis parler comme d'un mal, quel qu'ait été ce génie, rare ou vulgaire, méritant ou ne méritant pas le nom que je lui donne, faute d'un autre mot pour m'exprimer. Plus semblable au reste des hommes, j'eusse été plus heureux : celui qui, sans m'ôter l'esprit, fût parvenu à tuer ce qu'on appelle mon talent, m'aurait traité en ami. Lorsque le comte de Boisteilleul me conduisait chez M. d'Hector, j'entendais les jeunes et les vieux marins raconter leurs campagnes et causer des pays qu'ils avaient parcourus : l'un arrivait de l'Inde, l'autre de l'Amérique; celui-là devait appareiller pour faire le tour du monde, celui-ci allait rejoindre la station de la Méditerranée, visiter les côtes de la Grèce. Mon oncle me montra La Pérouse ' dans la foule, nouveau Cook dont la mort est le secret des tempêtes. J'écou- tais tout, je regardais tout, sans dire une parole; mais la nuit suivante, plus de sommeil : je la passais à livrer en imagination des combats, ou à découvrir des terres inconnues. Quoi qu'il en soit, en voyant Gesril retourner chez ses parents, je pensai que rien ne m'empêchait d'aller rejoindre les miens. J'aurais beaucoup aimé le service de la marine, si mon esprit d'indépendance ne m'eût 1. La Pcrousc (Jean-François de Galaup, comte de), né au Gua, près d'Albi, en 1741, mort près de l'île Vanikoro h une époque incertaine, mais vraisemblablement dans le courant de L'année 1788. C'est à Brest qu'il prit la mer, le 1er août 1785, avec les frégates la Boussole et l'Astrolabe, emportant les ins- tructions que Louis XVI, d'une main savante, avait rédigées pour lui. Tous deux, hélas! allaient périr et disparaître presque à la même heure : le marin au sein de la nuit et des tempêtes de l'Océan, Le roi au milieu des orages plus terribles encore de la Révolution. I 11 MÉMOIRES D'OI TRI TOMBE éloigné de tous les genres de sei vice : .1 ai eu moi une impossibilité d'obéir. Les voyages me tentaient, mais je sentais que je ne les aimerais que seul, en suivant ma volonté. Enfin, donnant la première preuve de mon inconstance, sans en avertir mon oncle Ravenel, sans écrire à mes parents, sans en demander permis- sion à personne, sans attendre mon brevet d'aspirant, je partis un matin pour Combourg où je tombai comme des nues. Je m'étonne encore aujourd'hui qu'avec la frayeur que m'inspirait mon père, j'eusse osé prendre une pareille résolution, et ce quil y a d'aussi étonnant, c'est la manière dont je fus reçu. Je devais m'attendre aux transports de la plus vive colère, je fus accueilli dou- cement. Mon père se contenta de secouer la tête comme pour dire : « Voilà une belle équipée! » Ma mère m'embrassa de tout son cœur en grognant, et ma Lucile avec un ravissement de joie. LIVRE III1 Promenade. — Apparition de Combourg. — Collège de Dinan, — Broussais. — Je reviens chez mes parents. — Vie à Com- bourg. — Journées et soirées. — Mon donjon. — Passage d<. l'enfant à l'homme. — Lucile. — Premier souffle de la muse. Manuscrit de Lucile. — Dernières lignes écrites à la Vallée- aux-Loups. — Révélations sur le mystère de ma vie. — Fan- tôme d'amour. — Deux années de délire. — Occupations et chimères. — Mes joies de l'automne. — Incantation. — Ten- tation. — Maladie. — Je crains et refuse de m'engager dans l'état ecclésiastique. — Un moment dans ma ville natale. — Souvenir de la Villeneuve et des tribulations de mon enfance- — Je suis rappelé à Combourg. — Dernière entrevue avec mon père. — J'entre au service. — Adieux à Combourg. Depuis la dernière date de ces Mémoires, Vallée aux-Loups, janvier 1814, jusqu'à la date d'aujourd'hui, Montboissier, juillet 1817, trois ans et dix mois se sont passés. Avez-vous entendu tomber l'Empire? Non : rien n'a troublé le repos de ces lieux. L'Empire s'est abîmé pourtant; l'immense ruine s'est écroulée dans ma vie, comme ces débris romains renversés dans le cours d'un ruisseau ignoré. Mais à qui ne les eompte pas, peu importent les événements : quelques années échappées des mains de l'Éternel feront jus- tice de tous ces bruits par un silence sans fin. 1. Ce livre a été composé au château de Montboissier (juillet- anïH 1817) et à la Vallée-aux-Loups (novembre 1817). — 11 a été revu en décembre 1846. 124 MÉMOIRES D'orTFŒ-TOMRE Le livre précédent fut écrit sous la tyrannie expi- rante de Bonaparte et à la lueur des derniers éclaire de sa gloire : je commence le livre actuel sous le règne • le Louis XVIII. J'ai vu de près les rois, et uns illu- sions politiques se sont évanouies, comme ces chi- mères plus douces dont je continue le récit. Disons d'abord ce qui me fait reprendre la plume : le cœur humain est le jouet de tout, et l'on ne saurait prévoir quelle circonstance frivole cause ses joies et ses dou- leurs. Montaigne l'a remarqué : « Il ne faut point de cause, dit-il, pour agiter notre âme : une resverie sans cause et sans subject la régente et l'agite. » Je suis maintenant à Montboissier, sur les confins de la Beauce et du Perche1. Le château de cette terre, appartenant à madame la comtesse de Colbert-Mont- boissier2,a été vendu et démoli pendant la Bévolution; il ne reste que deux pavillons, séparés par une grille et formant autrefois le logement du concierge. Le parc, maintenant à l'anglaise, conserve des traces de son ancienne régularité française : des allées droites, 1. Le château de Montboissier est situé dans la commune de Montboissier, canton de Bonneval, arrondissement de Château- dun (Eure-et-Loir). 2. La comtesse de Colbert-Montboissier était la petite-fille de Malesherbes. Fille du marquis de Montboissier, l'un des gendres du défenseur de Louis XVI, elle avait épousé, en 1803, le comte de Colbert de Maulevrier (Édouard-Charles-Victornien), descen- dant du comte de Maulevrier, lieutenant-général des armées du roi, l'un des frères du grand Colbert. Capitaine de vaisseau en 1791, le comte de Colbert avait émigré l'année suivante et avait pris part à l'expédition de Quiberon. La Restauration le fit capi- taine des gardes du pavillon amiral (1814). Retiré avec le grade de contre-amiral à Montboissier, il fut élu député d'Eure-et- Loir, le 22 août 1815, et fit partie de la majorité de la Chambra introuvable. Il mourut à Paris le 2 février 1820. htp.V.' HO1? Dl $TàLL MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 12j des taillis encadrés dans des charmilles, lui donnent un air sérieux; il plaît comme une ruine. Hier au soir je me promenais seul; le ciel ressem- blait à un ciel d'automne; un vent froid soufflait par intervalles. A la percée d'un fourré, je m'arrêtai pour regarder le soleil : il s'enfonçait dans des nuages au- dessus de la tour d'Alluye, d'où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenus Henri et Ga- brielle? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront publiés. Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fît reparaître à mes yeux le domaine paternel; j'oubliai les catas- trophes dont je venais d'être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'écou- tais alors, j'étais triste de même qu'aujourd'hui ; mais cette première tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience; la tristesse que j'éprouve actuellement vient de la con- naissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une félicité que je croyais atteindre; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n'ai plus rien à apprendre; j'ai marché plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m'entraînent; je n'ai pas même la certitude de pou- voir achever ces Mémoires. Dans combien de Lieux ai-je déjà commencé à les écrire et dans quel lieu les 126 MÉMOIRES D'OI TRE rOMBE finirai-je? Combien de temps me promènerai-je au bord des bois? Mettons b profit le peu d'instants qui me restent; hâtons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j'y touche encore: le navigateur, abandon- nant pour jamais un rivage enchanté, écrit son jour- nal à la vue de la terre qui s'éloigne et qui va bientôt disparaître. J'ai dit mon retour à Combourg, et comment je fus accueilli par mon père, ma mère et ma sœur Lucile, On n'a peut-être pas oubli' que uns trois autres sœurs s'étaient mariées, et qu'elles vivaient dans les terres de leurs nouvelles familles, aux environs de Fougères. Mon frère, dont l'ambition commençait à se développer, était plus souvent à Paris qu'à Rennes. Il acheta d'abord une charge de maître des requêtes qu'il revendit afin d'entrer dans la carrière militaire1. Il entra dans le régiment de Royal-Cavalerie; il s'at- tacha au corps diplomatique et suivit le comte de La Luzerne à Londres, où il se rencontra avec André Chénier2 : il était sur le point d'obtenir l'ambassade de Vienne, lorsque nos troubles éclatèrent; il sollicita 1. « Il acheta bientôt une charge de maître des requêtes, que M. de Malesherbes le força de vendre pour entrer au service, comme la véritable carrière d'un homme de son nom, lorsqu'il épousa mademoiselle de Rosambo. » Manuscrit de 1826. — Le mariage du frère de Chateaubriand avec Aline-Thérèse Le Peie- tier de Rosambo eut lieu en novembre 1787. 2. M. de La Luzerne, qui prit possession de l'ambassade de Londres au mois de janvier 1788, comptait, en effet, parmi les secrétaires attachés à son ambassade, André de Chénier, alors âgé de vingt-cinq ans seulement. Le poète, qui prenait d ailleurs de fréquents congés, revint définitivement à Paris au mois de juin 1791. (Notice sur André de Chénier, par M. Gabriel de Chénier, p. 11. — André Chénier, sa vie et ses écrit.-t poli- tiques, par L. Beca de Fouquières, p. 12.) MÉMOIRES D*0UTRE-TOMI E 127 celle de Conslantinople; mais il eut un concurrent re- doutable, Mirabeau, à qui cette ambassade fut pro- mise pour prix de sa réunion au parti de la cour'. Mon frère avait donc à peu près quitté Combourg au moment où je vins l'habiter. Cantonné dans sa seigneurie, mon père n'en sortait plus, pas même pendant la tenue des États. Ma mère allait tous les ans passer six semaines à Saint-Maïo, au temps de Pâques; elle attendait ce moment comme celui de sa délivrance, car elle détestait Combourg. Un mois avant ce voyage, on en parlait comme d'une entreprise hasardeuse; on faisait des préparatifs; on laissait reposer les chevaux. La veille du départ, on se couchait à sept heures du soir, pour se lever à deux heures du matin. Ma mère, à sa grande satisfac- tion, se mettait en route à trois heures, et employait toute la journée pour faire douze lieues. Lucile, reçue chanoinessc au chapitre de I'Argen- lière, devait passer dans celui de Remiremont : en attendant ce changement, elle restait ensevelie à la campagne. Pour moi, je déclarai, après mon escapade de Brest,^ ma volonté d'embrasser l'état ecclésiastique : la vérité est que je ne cherchais qu'à gagner du temps, car j'i- gnorais ce que je voulais. On m'envoya au collège de Dinan achever mes humanités. Je savais mieux le 1. Mirabeau écrivait à son ami Mauvillon, le 3 décembre 1789 : « Ce qu'on vous avait dit relativement au Bosphore (c'est-à-dire à l'ambassade de < 'uns) ;i n t in< >[ >!<•) a eh'' vrai, cl, beaucoup d'autres choses plus belles encore; mais toul cela n'était qu'un honorable exil, et c'est ici (pie je suis nécessaire, si je suis nécessaire à quelque chose. » — Voir les Mirabeau, par Louis de Loménie, lome V, page 31. 128 HÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE latin que mes maîtres ; mais je commençai à apprendre l'hébreu. L'abbé de Rouillac était principal du collège, et l'abbé Duhamel mon professeur1. Dinan, orné de vieux arbres, remparé de vieilles tours, est bâti dans un site pittoresque, sur une haute colline au pied de laquelle coule la Rance, que re- monte la mer; il domine des vallées à pentes agréable- ment boisées. Les eaux minérales de Dinan ont quelque renom. Cette ville, tout historique, et qui a donné le jour à Duclos2, montrait parmi ses antiqui- tés le cœur de Du Guesclin : poussière héroïque qui, dérobée pendant la Révolution, fut au moment d'être broyée par un vitrier pour servir à faire de la pein- ture; la destinait-on aux tableaux des victoires rem- portées sur les ennemis de la patrie? M. Broussais, mon compatriote, étudiait avec moi à Dinan 3 ; on menait les écoliers baigner tous les jeudis, comme les clercs sous le pape Adrien Ier, ou tous les dimanches, comme les prisonniers sous l'empereur Honorius. Une fois, je pensai me noyer; une autre fois, M. Broussais fut mordu par d'ingrates sangsues, 1. Sur l'abbé Duhamel et le séjour de Chateaubriand à Dinan, voir à l' Appendice, le n° V : Chateaubriand et le collège de Dinan . 2. Duclos (Charles Pinot, sieur), historiographe de France et secrétaire perpétuel de l'Académie française, né à Dinan le 12 février 1704, mort le 26 mars 1772. Maire de sa ville natale, de 1744 à 1750, il s'occupa avec sollicitude de ses intérêts et de son embellissement, encore bien qu'il résidât habituellement à Paris. C'est à lui qu'on doit les deux promenades des Grands et des Petits-Fossés, qui longent les anciennes fortifications de Dinan. 3. « Broussais fut envoyé au collège de Dinan, où il fit un séjour de huit années. » Notice sur Broussais, par le Dr de Kergaradec, membre de l'Académie de Médecine. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 129 imprévoyantes de l'avenir1. Dinan était à égale dis- tance de Combourg et de Plancoët. J'allais tour à tour voir mon oncle de Bedée à Monchoix, et ma famille à Combourg. M. de Chateaubriand, qui trouvait économie à me garder, ma mère qui désirait ma persistance dans la vocation religieuse, mais qui se serait fait scrupule de me presser, n'insistèrent plus sur ma résidence au collège, et je me trouvai insensiblement fixé au foyer paternel. Je me complairais encore à rappeler les mœurs de mes parents, ne me fussent-elles qu'un touchant sou- venir; mais j'en reproduirai d'autant plus volontiers le tableau qu'il semblera calqué sur les vignettes des manuscrits du moyen âge : du temps présent au temps que je vais peindre, il y a des siècles. A mon retour de Brest, quatre maîtres (mon père, ma mère, ma sœur et moi) habitaient le château de Combourg. Une cuisinière, une femme de chambre, deux laquais et un cocher composaient tout le domes- tique : un chien de chasse et deux vieilles juments étaient retranchés dans un coin de l'écurie. Ces douze êtres vivants disparaissaient dans un manoir où l'on aurait à peine aperçu cent chevaliers, leurs dames, leurs écuyers, leurs varlets, les destriers et la meute du roi Dagobert. Dans tout le «ours de l'année aucun étranger ne se présentait au château, hormis quelques gentils- 1. « On sait l'effroyable abus que Broussais et son école ont fait de la diète et des sangsues. » Dr de Kergaradec, op. cil. LU) MÉMOIPE? D OUTRE-TOMBE hommes, le marquis d<; Montlouet1, le comte de Goyon-Beaufort2, qui demandaient l'hospitalité en al- lant plaider au Parlement, lis arrivaient L'hiver, à cheval, pistolets aux arçons, couteau de chasse au cAlé, et suivis d'un valet également à cheval, ayant en croupe un portemanteau de livrée. Mon père, toujours très cérémonieux, les recevait tête nue sur le perron, au milieu de la pluie et du vent. Les campagnards introduits racontaient leurs guerres de Hanovre, les affaires de leur famille et l'histoire de leurs procès. Le soir, on les conduisait dans la tour du nord, à l'appartement de la reine Christine, chambre d'honneur occupée par un lit de sept pieds en tout sens, à doubles rideaux de gaze verte et de soie cra- moisie, et soutenu par quatre amours dorés. Le len- demain matin, lorsque je descendais dans la grand'- salle, et qu'à travers les fenêtres je regardais la cam- pagne inondée ou couverte de frimas, je n'apercevais que deux ou trois voyageurs sur la chaussée soli- taire de l'étang : c'étaient nos hôtes chevauchant vers Rennes. Ces étrangers ne connaissaient pas beaucoup les choses de la vie; cependant notre vue s'étendait par eux à quelques lieues au delà de l'horizon de nos bois. Aussitôt qu'ils étaient partis, nous étions réduits, les 1. François-Jean Raphaël de Brunes, comte (et non marquis) de Montlouet, commissaire des États de Bretagne, né à Pleine- Fougères le 13 août 1728, mort à Bains-les-Bains en Lorraine le 2 août 1787. 2. Luc-Jean, comte de Gouyon-Beaufort (et non Goyon), che- valier de Saint-Louis, né le 15 février 1725. Il fut guillotiné à Paris le 2 messidor an II (20 juin 1794). Sur les listes de MM. Cam- pardon et Wallon, dans leurs Histoires du Tribunal révolît- tionnalre, il figure sous le nom de Guyon de Bcaufort. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 131 jours ouvrables au tète-à-tète de famille, le dimanche à la société des bourgeois du village et des gentils- hommes voisins. Le dimanche, quand il faisait beau, ma mère, Lucile ■ et moi, nous nous rendions à la paroisse à travers le petit Mail, le long d'un chemin champêtre; lorsqu'il pleuvait, nous suivions l'abominable rue de Com- bourg. Nous n'étions pas traînés, comme l'abbé de Marolles, dans un chariot léger que menaient quatre chevaux blancs, pris sur les Turcs en Hongrie1. Mon père ne descendait qu'une fois l'an à la paroisse pour faire ses Pâques; le reste de l'année, il entendait la messe à la chapelle du château. Placés dans le banc du seigneur, nous recevions l'encens et les prières en face du sépulcre de marbre noir de Renée de Rohan, attenant à l'autel : image des honneurs de l'homme; quelques grains d'encens devant un cercueil! Les distractions du dimanche expiraient avec la journée: elles n'étaient pas même régulières. Pendant la mauvaise saison, des mois entiers s'écoulaient sans qu'aucune créature humaine frappât à la porte de 1. « Les cavaliers turcs, dit i'abbo de Marolles, battus par l'armée chrestienne, près de Komorre, laissèrent neuf cornettes en la puissance des victorieux avec un bon nombre de chevaux, entre lesquels se trouvèrent quatre belles cavales d'uno blan- cheur de poil extraordinaire, qui furent envoyées à ma mère avec un petit carrosse à la mode de ce pays-là, dont elle se servit assez longtemps pour aller à l'église de la paroisse qui estait à une petite lieue de notre maison, ou faire quelques visites dans le voisinage, et quand elle nous menait avec elle, ce nous estait une joyo nompareille, parce qu'avec ce qu'elle nous estait La meilleure du monde, et que nous estions ravis de la voir, ce nous estait une réjouyssance nompareille il'' sortir et, de nous aller promener. » Les Mémoires '/<• Michel de Marolles, abbé de Villcloin, tuine I, p. 7. — iuôli 132 MÉMOIRES U'OITME-TOMBE notre forteresse. Si la tristesse était grande sur les bruyères de Combourg, elle était encore plus grande au château : on éprouvait, en pénétrant sous ses voû- tes, la même sensation qu'en entrant à la chartreuse de Grenoble. Lorsque je visitai celle-ci en 1805, je traversai un désert, lequel allait toujours croissant; je crus qu'il se terminerait au monastère; mais on me montra, dans les murs mêmes du couvent, les jardins des Chartreux encore plus abandonnés que les bois. Enfin, au centre du monument, je trouvai, enveloppé dans les replis de toutes ces solitudes, l'ancien cime- tière des cénobites; sanctuaire d'où le silence éternel, divinité du lieu, étendait sa puissance sur les monta- gnes et dans les forêts d'alentour. Le calme morne du château de Combourg était aug- menté par l'humeur taciturne et insociable de mon père. Au lieu de resserrer sa famille et ses gens autour de lui, il les avait dispersés à toutes les aires de vent de l'édifice. Sa chambre à coucher était placée dans la petite tour de l'est, et son cabinet dans la petite tour de l'ouest. Les meubles de ce cabinet consistaient en trois chaises de cuir noir et une table couverte de ti- tres et de parchemins. Un arbre généalogique de la famille des Chateaubriand tapissait le manteau de la cheminée, et dans l'embrasure d'une fenêtre on voyait toutes sortes d'armes, depuis le pistolet jusqu'à l'espin- gole. L'appartement de ma mère régnait au-dessus de la grande salle, entre les deux petites tours : il était par- queté et orné de glaces de Venise à facettes. Ma sœur habitait un cabinet dépendant de l'appartement de ma mère. La femme de chambre couchait loin de là, dans le corps de logis des grandes tours. Moi. j'étais niché MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 133 dans une espèce de cellule isolée, au haut de la tou- relle de l'escalier qui communiquait de la cour inté- rieure aux diverses parties du château. Au bas de cet escalier, le valet de chambre de mon père et le domes- tique gisaient dans des caveaux voûtés, et la cuisi- nière tenait garnison dans la grosse tour de l'ouest. Mon père se levait à quatre heures du matin, hiver comme été : il venait dans la cour intérieure appeler et éveiller son valet de chambre, à l'entrée de l'escalier de la tourelle. On lui apportait un peu de café à cinq heures; il travaillait ensuite dans son cabinet jusqu'à midi. Ma mère et ma sœur déjeunaient chacune dans leur chambre, à huit heures du matin. Je n'avais aucune heure fixe, ni pour me lever, ni pour déjeu- ner; j'étais censé étudier jusqu'à midi : la plupart du temps je ne faisais rien. A onze heures et demie, on sonnait le dîner que l'on servait à midi. La grand'salle était à la fois salle à manger et salon : on dînait et l'on soupait à l'une de ses extrémités du côté de l'est; après le repas, on se venait placer à l'autre extrémité du côté de l'ouest, devant une énorme cheminée. La grand'salle était boisée, peinte en gris blanc et ornée de vieux pur- traits depuis le règne de François Ier jusqu'à celui de Louis XIV; parmi ces portraits, on distinguait ceux de Condé et de Turenne : un tableau, représentant Hector tué par Achille sous Les murs de Troie, était suspendu au-dessus de la cheminée. Le dîner fait, on restait ensemble, jusqu'à deux heures. Alors, si l'été, mon père prenait le divertisse- ment de la pêche, visitait ses potagers, se promenait dans l'étendue du vol du chapon; si L'automne el l'hi- I 8 I.'îi MÉMOIRES D*OUTRE muni. ver, il partait pour la chasse, ma mère se retirait dans la chapelle, où elle passail quelques heures en prière. Cette chapelle ('-lait un oratoire sombre, embelli dé bons tableaux des plus grands maîtres, qu'on ne s'at- tendait guère à trouver dans un château féodal, au fond de la Bretagne. J'ai aujourd'hui en ma pi sion une Sainte Famille de l'Albane, peinte sur cui- vre, tirée n ne sa- vait encore quel Dieu y serait adoré. Je croissais 140 MÉMI I IE • D'OUTRE-TOMBE auprès île ma sœur Lucile; ootre amitié était toute notre vie. Lueile était grande et d'une beauté remarqua U<\ mais sérieuse. Son visage pale étail accompagné de longs cheveux noirs; elle attachait souvent au ciel ou promenait autour d'elle des regards pleins de tris- tesse ou de feu. Sa démari he, sa voix, son souri i physionomie avaient quelque chose de rêveur et de souffrant. Lucile et moi nous nous étions inutiles. Quand nous parlions du monde, c'était de celui que nous portions au-dedans de nous el qui ressemblai! bien peu au monde véritable. Elle voyait en moi son protecteur, je voyais eu elle mon amie. Il lui prenait des accès de pensées noires que j'avais peine à dissiper : à dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années; elle se voulait ensevelir dans un cloître. Tout lui était souci, chagrin, blessure : une expression qu'elle cher- chait, une chimère qu'elle s'était faite, la tourmen- taient des mois entiers. Je l'ai souvent vue, un bras jeté sur sa tête, rêver immobile et inanimée; retirée vers son cœur, sa vie cessait de paraître au dehors; son sein même ne se soulevait plus. Par son attitude, sa mélancolie, sa vénusté. elle ressemblait à un Génie funèbre. J'essayais alors de la consoler, et, l'instant d'après, je m'abîmais dans des désespoirs inexplicables. Lucile aimait à faire seule, vers le soir, quelque lecture pieuse : son oratoire de prédilection était l'em- branchement des deux routes champêtres, marqué par une croix de pierre et par un peuplier dont le long MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 141 stylo s'élevait dans le ciel comme un pinceau. Ma dé- vote mère, toute charmée, disait que sa fille lui repré- sentait une chrétienne de la primitive Église, priant à ces stations appelées laures. De la concentration de l'àme naissaient chez ma sœur des effets d'esprit extraordinaires : endormie, elle avait des songes prophétiques; éveillée, elle sem- blait lire dans l'avenir. Sur un palier de l'escalier de la grande tour, battait une pendule qui sonnait le temps au silence; Lucile, dans ses insomnies, allait s'asseoir sur une marche, en face de cette pendule : elle regardait le cadran à la lueur de sa lampe posée à terre. Lorsque les deux aiguilles, unies à minuit, enfantaient dans leur conjonction formidable l'heure des désordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient des trépas lointains. Se trou- vant à Paris quelques jours avant le 10 août, et de- meurant avec mes autres sœurs dans le voisinage du couvent des Carmes, elle jette les yeux sur une glace, pousse un cri et dit : « Je viens de voir entrer la mort. » Dans les bruyères de la Calédonie, Lucile eût été une femme céleste de Walter Scott, douée dte la seconde vue ; dans les bruyères armoricaines, elle n'était qu'une solitaire avantagée de beauté, de génie et de malheur. La vie que nous menions à Combourg, ma sœur et moi, augmentait l'exaltation de notre Age el de noire caractère. Notre principal désennui consistait à nous promener côte à côte dans le grand Mail, au prin- temps sur un lapis de primevères, en automne sur un lit de feuilles sôchées, en hiver sur une nappe de 1 M HEHOIR] - D*01 I RE-TOMBE neige que brodai I la ti lux, Lucile m'avait inspiré pour la poésie fut de l'huile jetée sur le feu. Mes sentiments prirent un nouveau degré de force; il me passa par l'esprit des vanités de renommée; je crus un moment à mon talent, mais bientôt, revenu à une juste défiance de moi-même, je me mis à douter de ce talent, ainsi que j'en ai toujours douté. Je regardai mon travail comme une mauvaise tentation; j'en voulus à Lucile d'avoir fait naître en moi un penchant malheureux : je cessai d'écrire, et je me pris à pleurer ma gloire à venir, comme on pleurerait sa gloire passée. Rentré dans ma première oisiveté, je sentis davan- tage ce qui manquait à ma jeunesse : je m'étais un mystère. Je ne pouvais voir une femme sans être troublé; je rougissais si elle m'adressait la parole. Ma timidité, déjà excessive avec tout le monde, était MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 140 si grande avec une femme que j'aurais préféré je ne sais quel tourment à celui de demeurer seul avec cette femme : elle n'était pas plutôt partie, que je la rappelais de tous mes vœux. Les peintures de Vir- gile, de Tibulle et de Massillon se présentaient bien à ma mémoire : mais l'image de ma mère et de ma sœur, couvrant tout de sa pureté, épaississait les voiles que la nature cherchait à soulever; la ten- dresse filiale et fraternelle me trompait sur une ten- dresse moins désintéressée. Quand on m'aurait livré les plus belles esclaves du sérail, je n'aurais su que leur demander : le hasard m'éclaira. Un voisin de la terre de Combourg était venu pas- ser quelques jours au château avec sa femme, fort jolie. Je ne sais ce qui advint dans le village; on cou- rut à l'une des fenêtres de la grand' salle pour re- garder. J'y arrivai le premier, l'étrangère se précipi- tait sur mes pas, je voulus lui céder la place et je me tournai vers elle; elle me barra involontairement le chemin, et je me sentis pressé entre elle et la fenêtre. Je ne sus plus ce qui se passa autour de moi. Dès ce moment, j'entrevis que d'aimer et d'être aimé d'une manière qui m'était inconnue devait être la félicité suprême. Si j'avais fait ce que font les autres hommes, j'aurais bientôt appris les peines et les plaisirs de la passion dont je portais le germe ; mais tout prenait en moi un caractère extraordi- naire. L'ardeur de mon imagination, ma timidité, la solitude, firent, qu'au lieu de me jeter au dehors, i me repliai sur moi-même; faute d'objet réel, j'évo- quai par la puissance de mes vagues désirs un fan- tôme qui ne me quitta plus. Je ne sais si l'histoire 180 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE du cœur humain offre un autre exemple de cette nature. Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j'avais vues : elle avait la taille, les che- veux et le sourire de l'étrangère qui m'avait pressé contre son sein; je lui donnai les yeux de telle jeune fille du village, la fraîcheur de telle autre. Les por- traits des grandes dames du temps de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV, dont le salon était orné, m'avaient fourni d'autres Iraits, et j'avais dérobé des grâces jusqu'aux tableaux des Vierges suspendus dans les églises. Cette charmeresse me suivait partout invisible; je m'entretenais avec elle comme avec un être réel; elle variait au gré de ma folie : Aphrodite sans voile, Diane vêtue d'azur et de rosée, Thalie au masque riant, Hébé à la coupe de la jeunesse, souvent elle devenait une fée qui me soumettait la nature. Sans cesse je retouchais ma toile; j'enlevais un appas à ma beauté pour le remplacer par un autre. Je changeais aussi ses parures; j'en empruntais à tous les pays, à tous les siècles, à tous les arts, à toutes les religions. Puis, quand j'avais fait un chef-d'œuvre, j'éparpillais de nouveau mes dessins et mes couleurs; ma femme unique se transformait en une multitude de femmes dans lesquelles j'idolâtrais séparément les charmes que j'avais adorés réunis. Pygmalion fut moins amoureux de sa statue : mon embarras était de plaire à la mienne. Ne me recon- naissant rien de ce qu'il fallait pour être aimé, je me prodiguais ce qui me manquait. Je montais à cheval MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 1"1 comme Castor et Pollux; je jouais de la lyre comme Apollon ; Mars maniait ses armes avec moins de force et d'adresse : héros de roman ou d'histoire, que d'a- ventures fictives j'entassais sur des fictions! Les om- bres des filles de Morven, les sultanes de Bagdad et de Grenade, les châtelaines des vieux manoirs; bains, parfums, danses, délices de l'Asie, tout m'était appro- prié par une baguette magique. Voici venir une jeune reine, ornée de diamants et de fleurs (c'était toujours ma sylphide) ; elle me cher- che à minuit, au travers des jardins d'orangers, dans les galeries d'un palais baigné des flots de la mer, au rivage embaumé de Naples ou de Messine, sous un ciel d'amour que l'astre d'Endymion pénètre de sa lumière; elle s'avance, statue animée de Praxitèle, au milieu des statues immobiles, des pâles tableaux et des fresques silencieusement blanchies par les rayons de la lune : le bruit léger de sa course sur les mosaï- ques des marbres se mêle au murmure insensible de la vague. La jalousie royale nous environne. Je tombe aux genoux de la souveraine dos campagnes d'Enna; les ondes de soie de son diadème dénoué viennent ca- resser mon front, lorsqu'elle penche sur mon visage sa tête de seize années et que ses mains s'appuient sur mon sein palpitant de respect et de volupté. Au sortir de ces rêves, quand je me retrouvais un pauvre petit Breton obscur, sans gloire, sans beauté, sans talents, qui n'attirerait les regards de personne, qui passerait ignoré, qu'aucune femme n'aimerait ja- mais, le désespoir s'emparait de moi : je n'osais plus lever les yeux sur l'image brillante que j'avais atta- chée à mes pas. 4. "2 MÉMOIRES D'OI TRE-TOMBE Ce délire dura deux années entières, pendanl I quelles les facultés de mon âme arrivèrent au plus haut point d'exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus; j'étudiais encore, je jetai là les livres; mon goût pour la solitude redoubla. J'avais tous les symptômes d'une passion violente; mes yeux se creusaient; je maigrissais; je ne dormais plus; j'étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s'écoulaient d'une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleine de dé- lices. Au nord du château s'étendait une lande semée de pierres druidiques; j'allais m'asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dorée des bois, la splendeur de la terre, l'étoile du soir scintillant ;~i tra- vers les nuages de rose, me ramenaient à mes son- ges : j'aurais voulu jouir de ce spectacle avec l'idéal objet de mes désirs. Je suivais en pensée l'astre du jour; je lui donnais ma beauté à conduire, afin qu'il la présentât radieuse avec lui aux hommages de l'uni- vers. Le vent du soir qui brisait les réseaux tendus par l'insecte sur la pointe des herbes, l'alouette de bruyère qui se posait sur un caillou, me rappelaient à la réalité : je reprenais le chemin du manoir, le cœur serré, le visage abattu. Les jours d'orage, en été, je montais au haut de la grosse tour de l'ouest. Le roulement du tonnerre sous les combles du château, les torrents de pluie qui tom- baient en grondant sur le toit pyramidal des tours, l'éclair qui sillonnait la nue et marquait d'une flamme électrique les girouettes d'airain, excitaient mon en- thousiasme : comme Ismen sur les remparts de Jéru- MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 153 salem, j'appelais la foudre, j'espérais qu'elle m'appor- terait Armide. Le ciel était-il serein, je traversais le grand Mail, autour duquel étaient des prairies divisées par des haies plantées de saules. J'avais établi un siège, comme un nid, dans un de ces saules : là, isolé entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fau- vettes; ma nymphe était à mes côtés. J'associais éga- lement son image à la beauté de ces nuits de prin- temps toutes remplies de la fraîcheur de la rosée, des soupirs du rossignol et du murmure des brises. D'autres fois je suivais un chemin abandonné, une onde ornée de ses plantes rivulaires; j'écoutais les bruits qui sortent des lieux infréquentés; je prêtais l'oreille à chaque arbre; je croyais entendre la clarté de la lune chanter dans les bois : je voulais redire ces plaisirs, et les paroles expiraient sur mes lèvres. Je ne sais comment je retrouvais encore ma déesse dans les accents d'une voix, dans les frémissements d'une harpe, dans les sons veloutés ou liquides d'un cor ou d'un harmonica. Il serait trop long de raconter les beaux voyages que je faisais avec ma fleur d'amour; comment, main en main, nous visitions les ruines célèbres, Venise, Rome, Athènes, Jérusalem, Mem- phis, Carlhage ; comment nous franchissions les mers ; comment nous demandions le bonheur aux palmiers d'Otahiti, aux bosquets embaumés d'Amboine et de Tidor; comment, au sommet de l'Himalaya, nous al- lions réveiller l'aurore; comment nous descendions les fleuves saints dont les vagues épandues entourenl les pagodes aux boules d'or; comment nous dormions aux rives du Gange, tandis que le bengali, perché sur 9. 154 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE Le mât du ne nacelle de bambou, chantait sabarcarolle indienne. La terre et le ciel ne m'étaient plus rien; j'oubliais surtout le dernier; niiiis si je ne lui adressais plus nus vœux, il écoutait la voix de ma secrète misère : car je souffrais, et les souffrances prient. Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi : le temps des frimas, en rendant les com- munications moins faciles, isole les habitants des campagnes : on se senf mieux à l'abri des hommes. Un caractère moral s'attache aux scènes de l'au- tomne : ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s'af- faiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se re- froidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées. Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ra- miers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l'étang, et leur perchée à l'entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir éle- vait une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j'entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrais-je quelque la- boureur au bout d'un guéret, je m'arrêtais pour re- garder cet homme germé à l'ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné, et qui, retournant la terre de sa tombe avec le soc de la charrue, mêlait MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 155 ses sueurs brûlantes aux pluies glacées de l'automne : le sillon qu'il creusait était le monument destiné à lui survivre. Que faisait à cela mon élégante démone? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide égyptienne noyée dans le sable, comme un jour le sillon armoricain caché sous la bruyère : je m'applaudissais d'avoir placé les fables de ma félicité hors du cercle des réalités hu- maines. Le soir, je m'embarquais sur l'étang, conduisant seul mon bateau au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes du nénuphar. Là se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leurs gazouillis : Tavernier enfant était moins attentif au récit d'un voyageur1. Elles se jouaient sur l'eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s'élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux ro- seaux que leur poids courbait à peine, et qu'elles rem- plissaient de leur ramage confus. La nuit descendait; les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels la caravane emplumée, poules d'eau, sarcelles, mar- tins-pêcheurs, bécassines, se taisait; le lac battait ses bords; les grandes voix de l'automne sortaient des marais et des bois : j'échouais mon bateau au rivage 1. Tavernier (Jean-Baptiste), ne en 1605 à Paris, mort en 1680 à Moscou. Après avoir parcouru la plus grande partie de l'Eu- rope, il fit six voyages dans les Indes. Les Voyages de Taver- nier en Turquie, en Perse et aux Indes (Paris, 1079) ont été souvent réimprimés 156 MÉMOIRES D'oUTRE-TOMfiE et retournais au château. Dix heur< si nnaient. A peine retiré dans ma chambre, ouvrant mes fenêtres, fixant mes regards au ciel, je commençais une incan- tation. Je montais avec ma magicienne sur les nua- ges : roulé dans ses cheveux et dans ses ?oiles, j'al- lais, au gré des tempêtes, agiter la cime des forêts, ébranler le sommet des montagnes, ou tourbillonner sur les mers. Plongeant dans l'espace, descendant du trône de Dieu aux portes de l'abîme, les mondes étaient livrés à la puissance de mes amours. Au mi- lieu du désordre des éléments, je mariais avec ivresse la pensée du danger à celle du plaisir. Les souffles de l'aquilon ne m'apportaient que les soupirs de la vo- lupté; le murmure de la pluie m'invitait au sommeil sur le sein d'une femme. Les paroles que j'adressais à cette femme auraient rendu des sens à la vieillesse et réchauffé le marbre des tombeaux. Ignorant tout, sachant tout, à la fois vierge et amante, Eve inno- cente, Eve tombée, l'enchanteresse par qui me venait ma folie était un mélange de mystères et de passions : je la plaçais sur un autel et je l'adorais. L'orgueil d'être aimé d'elle augmentait encore mon amour. Marchait-elle, je me prosternais pour être foulé sous ses pieds, ou pour en baiser la trace. Je me troublais à son sourire; je tremblais au son de sa voix; je fré- missais de désir si je touchais ce qu'elle avait touché. L'air exhalé de sa bouche humide pénétrait dans la moelle de mes os, coulait dans mes veines au lieu de sang. Un seul de ses regards m'eût fait voler au bout de la terre; quel désert ne m'eût suffi avec elle! A ses côtés, l'antre des lions se fût changé en palais, et des MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 1 57 millions de siècles eussent été trop courts pour épui- ser les feux dont je me sentais embrasé. A cette fureur se joignait une idolâtrie morale : par un autre jeu de mon imagination, cette Phryné qui m'enlaçait dans ses bras était aussi pour moi la gloire et surtout l'honneur; la vertu lorsqu'elle accomplit ses plus nobles sacrifices, le génie lorsqu'il enfante la pensée la plus rare, donneraient à peine une idée de cette autre sorte de bonheur. Je trouvais à la fois dans ma création merveilleuse toutes les blandices des sens et toutes les jouissances de l'âme. Accablé et comme submergé de ces doubles délices, je ne savais plus quelle était ma véritable existence; j'étais homme et n'étais pas homme; je devenais le nuage, le vent, le bruit; j'étais un pur esprit, un être aérien, chantant l'a souveraine félicité. Je me dépouillais de ma nature pour me fondre avec la fille de mes désirs, pour me transformer en elle, pour toucher plus intimement la beauté, pour être à la fois la passion reçue et donnée, l'amour et l'objet de l'amour. Tout à coup, frappé de ma folie, je me précipitais sur ma couche; je me roulais dans ma douleur; j'arrosais mon lit de larmes cuisantes que personne ne voyait et qui coulaient, misérables, pour un néant. Bientôt, ne pouvant plus rester dans ma tour, je descendais à travers les ténèbres, j'ouvrais furtive- ment la porte du perron comme un meurtrier, et j'al- lais errer dans le grand bois. Après avoir marcliè à l'aventure, agitant mes mains, embrassant les vents qui m'échappaient ainsi que l'ombre . objet de mes poursuites, je m'appuyais 138 MÉMOIR] • D'OI i RE i"MI!E contre le tronc d'un hêtre ; je regardais Les corbeaux que je faisais envoler d'un arbre pour se pou r sut un autre, ou la lune su traînant sur la cime dépouillée de la futaie : j'aurais voulu habiter ce monde mort, qui réfléchissait la pâleur du sépulcre. Je nu sentais ni le froid, ni l'humidité de la nuit; l'haleine glaciale de l'aube ne m'aurait pas même tiré du fond de mes pensées, si à cette heure la cloche du village ne tait fait entendre. Dans la plupart des villages de la Bretagne, c'est ordinairement à la pointe du jour que l'on sonne pour les trépassés. Cette sonnerie compose, de trois notes répétées, un petit air monotone, mélancolique et champêtre. Rien ne convenait mieux à mon âme ma- lade et blessée que d'être rendue aux tribulations de l'existence par la cloche qui en annonçait la fin. Je me représentais le pâtre expiré dans sa cabane in- connue, ensuite déposé dans un cimetière non moins ignoré. Qu'était-il venu faire sur la terre? moi- même, que faisais-je dans ce monde1? Puisque enfin je devais passer, ne valait-il pas mieux partir à la fraîcheur du matin, arriver de bonne heure, que d'achever le voyage sous le poids et pendant la cha- leur du jour? Le rouge du désir me montait au vi- sage ; l'idée de n'être plus me saisissait le cœur à la façon d'une joie subite. Au temps des erreurs de ma jeunesse, j'ai souvent souhaité ne pas survivre au 1. Chactas fait la même question au P. Aubry : « Homme- prêtre, qu'es-tu venu faire dans ces forêts? — Te sauver, dit le vieillard d'une voix terrible, dompter tes passions, et t'em- pêcher, blasphémateur, d'attirer sur toi la colère céleste! « Atala.) MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 159 bonheur : il y avait dans le premier succès un degré de félicité qui me faisait aspirer à la destruction. De plus en plus garrotté à mon fantôme, ne pou- vant jouir de ce qui n'existait pas, j'étais comme ces hommes mutilés qui rêvent des béatitudes pour eux insaisissables, et qui se créent un songe dont les plaisirs égalent les tortures de l'enfer. J'avais en outre le pressentiment des misères de mes futures destinées : ingénieux à me forger des souffrances, je m'étais placé entre deux désespoirs; quelquefois je ne me croyais qu'un être nul, incapable de s'élever au-dessus du vulgaire; quelquefois il me semblait sentir en moi des qualités qui ne seraient jamais ap- préciées. Un secret instinct m'avertissait qu'en avan- çant dans le monde, je ne trouverais rien de ce que je cherchais. Tout nourrissait l'amertume de mes goûts : Lucile était malheureuse ; ma mère ne me consolait pas ; mon père me faisait éprouver les affres de la vie. Sa morosité augmentait avec l'âge; la vieillesse roidissait son âme comme son corps; il m'épiait sans cesse pour me gourmander. Lorsque je revenais de mes courses sauvages et que je l'apercevais assis sur le perron, on m'aurait plutôt tué que de me faire rentrer au châ- teau. Ce n'était néanmoins que différer mon supplice : obligé de paraître au souper, je m'asseyais tout inter- dit sur le coin de ma chaise, mes joues battues de la pluie, ma chevelure en désordre. Sous les regards de mon père, je demeurais immobile et la sueur couvrait mon front : la dernière lueur de la raison m'échappa Me voici arrivé à un moment où j'ai besoin de quel- que force pour confesser ma faiblesse. L'homme qui 100 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE attente ;'i ses jours montre moins la vigueur dr- son âme que la défaillance de s;i nature. Je possédais un fusil de chasse donl la détente usée partait souvent au repos. Je chargeai ce fusil de trois balles, et je me rendis dans un endroit écarté du grand Mail. J'armai le fusil, introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre; je réitérai plusieurs fois l'épreuve : le coup ne partit pas; l'apparition d'un garde suspendit ma résolution. Fata- liste sans le vouloir et sans le savoir, je supposai que mon heure n'était pas arrivée, et je remis à un autre jour l'exécution de mon projet. Si je m'étais tué, tout ce que j'ai été s'ensevelissait avec moi ; on ne saurait rien de l'histoire qui m'aurait conduit à ma catas- trophe ; j'aurais grossi la foule des infortunés sans nom, je ne me serais pas fait suivre à la trace de mes, chagrins comme un blessé à la trace de son sang. Ceux qui seraient troublés par ces peintures et tentés d'imiter ces folies, ceux qui s'attacheraient à ma mémoire par mes chimères, se doivent souvenir qu'ils n'entendent que la voix d'un mort. Lecteur, que je ne connaîtrai jamais, rien n'est demeuré : il ne reste de moi que ce que je suis entre les mains du Dieu vivant qui m'a jugé. Une maladie, fruit de cette vie désordonnée, mit fin aux tourments par qui m' arrivèrent les premières inspirations de la Muse et les premières attaques des passions. Ces passions dont mon âme était sur- menée, ces passions vagues encore, ressemblaient aux tempêtes de mer qui affluent de tous les points de l'horizon : pilote sans expérience, je ne savais de quel côté présenter la voile à des vents indécis. Ma MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 161 poitrine se gonfla, la fièvre me saisit; on envoya chercher à Bazouges, petite ville éloignée de Corn- bourg de cinq ou six lieues, un excellent médecin nommé Cheftel, dont le fils a joué un rôle dans l'af- faire du marquis de La Rouerie1. Il m'examina atten- tivement, ordonna des remèdes et déclara qu'il était surtout nécessaire de m'arracher à mon genre de vie2. Je fus six semaines en péril. Ma mère vint un matin s'asseoir au bord de mon lit, et me dit : « 11 est temps de vous décider; votre frère est ;'i même de vous obtenir un bénéfice; mais, avant d'entrer au sé- minaire, il faut vous bien consulter, car si je désire que vous embrassiez l'état ecclésiastique, j'aime en- core mieux vous voir homme du monde que prêtre scandaleux. » D'après ce qu'on vient de lire, on peut juger si la proposition de ma pieuse mère tombait à propos. Dans les événements majeurs de ma vie, j'ai toujours su promptement ce que je devais éviter; un mouve- ment d'honneur me pousse. Abbé, je nie parus ridi- cule. Évêque, la majesté du sacerdoce m'imposait et 1. A mesure que j'avance dans la vie, je retrouve des person- nages de mes Mémoires : la veuve du (ils du médecin Cheftel vient d'être reçue à l'infirmerie de Marie-Thérèse; c'est un té- moin de plus de ma véracité (Note de Paris, 1834). Ch. 2. Par pitié sans doute et par reconnaissance pour le médecin qui l'avait si bien soigné, Chateaubriand n'a pas cru devoir dire ce que fut le rôle de Cheftel (ils. 11 ne se contenta pas de vendre les secrets du marquis de La Rouerie, il trahi! jusqu'au cadavre de celui qui avait été son ami. Ses perfides manœuvres condui- sirent au tribunal révolutionnaire ceux dont il avait pain servir les desseins; il fit monter sur l'cchafaud ces trois femmes hé- roïques, Thérèse de Moëlien, Mme de La Motte de la Guyoma- rais et Mme de La Ponchais, la sœur d'André Desilles. 102 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE je reculais avec respect devant L'autel. Ferais-je, comme évêque, des Hl'oris aOn d'acquérir des vertus, ou me contenterais-je de cacher mes x\c<^! Je me sentais trop faible pour le premier parti, trop franc pour le second. Ceux qui me traitent d'hypocrite et d'ambitieux me connaissent peu : je ne réussirai ja- mais dans le monde, précisément parce qu'il me manque une passion et un vice, l'ambition et l'hypo- crisie. La première serait tout au plus chez moi de l'amour-propre piqué; je pourrais désirer quelque- fois être ministre ou roi pour me rire de mes en- nemis; mais au bout de vingt-quatre heures je jette- rais mon portefeuille et ma couronne par la fenêtre. Je dis donc à ma mère que je n'étais pas assez for- tement appelé à l'état ecclésiastique. Je variais pour la seconde fois dans mes projets : je n'avais point voulu me faire marin, je ne voulais plus être prêtre. Restait la carrière militaire; je l'aimais : mais com- ment supporter la perte de mon indépendance et la contrainte de la discipline européenne? Je m'avisai d'une chose saugrenue : je déclarai que j'irais au Ca- nada défricher des forêts, ou aux Indes chercher du service dans les armées des princes de ce pays. Par un de ces contrastes qu'on remarque chez tous les hommes, mon père, si raisonnable d'ailleurs, n'était jamais trop choqué d'un projet aventureux. Il gronda ma mère de mes tergiversations, mais il se décida à me faire passer aux Indes. On m'envoya à Saint-Malo; on y préparait un armement pour Pon- dichéry. Deux mois s'écoulèrent : je me retrouvai seul dans MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 1G3 mon île maternelle ; la Villeneuve y venait de mou- rir. En allant la pleurer au bord du lit vide et pauvre où elle expira, j'aperçus le petit chariot d'osier dans lequel j'avais appris à me tenir debout sur ce triste globe. Je me représentais ma vieille bonne, attachant du fond de sa couche ses regards affaiblis sur cette corbeille roulante : ce premier monument de ma vie en face du dernier monument de la vie de ma seconde mère, l'idée des souhaits de bonheur que la bonne Villeneuve adressait au ciel pour son nourrisson en quittant le monde, cette preuve d'un attachement si constant, si désintéressé, si pur, me brisaient le cœur de tendresse, de regrets et de reconnaissance. Du reste, rien de mon passé à Saint-Malo : dans le port je cherchais en vain les navires aux cordes des- quels je me jouais; ils étaient partis ou dépecés ; dans la ville, l'hôtel où j'étais né avait été transformé en auberge. Je touchais presque à mon berceau et déjà tout un monde s'était écroulé. Étranger aux lieux de mon enfance, en me rencontrant on deman- dait qui j'étais, par l'unique raison que ma tète s'éle- vait de quelques lignes de plus au-dessus du sol vers lequel elle s'inclinera de nouveau dans peu d'années. Combien rapidement et que de fois nous changeons d'existence et de chimère! Des amis nous quittent, d'autres leur succèdent; nos liaisons varient : il y a toujours un temps où nous ne possédions rien de ce que nous possédons, un temps où nous n'avons rien de ce que nous eûmes. L'homme n'a pas une seule et même vie; il en a plusieurs mises bout à bout, et c'est sa misère. Désormais sans compagnon, j'explorais l'arène qui ili'i MÉMOIRES D'OI rRE-TOMBI vit m's châteaux de sable : campos ubi Troja fuit. Je marchais sur la plage désertée de la mer. Les gr> \> s abandonnées du Oux m'offraient l'image de ces paces désolés que les illusions laissent autour de nous lorsqu'elles se retirent. Mou compatriote Ah.ii- lard1 regardait comme moi ces flots, il y a huil cents ans, avec le souvenir de son Héloïse; comme moi il voyait fuir quelque vaisseau [ad horizontis undcu son oreille était bercée ainsi que la mienne de l'uni- sonance des vagues. Je m'exposais au brisemenl de la lai n me livranl aux imaginations funestes que j'avais apportées des bois du Combourg. Un cap, nommé Lavarde, servait de terme à mes courses : assis sur la pointe de ce cap, dans les pensées 1rs plus amères,je me souvenais que ces mêmes rochers servaient à cacher mou enfance, à l'époque des fêtes ; j'y dévorais mes larmes, et mes camarades s'eni- vraient de joie. Je ne me sentais ni plus aimé, ni plus heureux. Bientôt j'allais quitter ma patrie pour endetter mes jours en divers climats. Ces réflexions me navraient à mort, et j'étais tenté de me laisser tomber dans les flots. Une lettre me rappelle à Combourg : j'arrive, je soupe avec ma famille; monsieur mon père ne me dit pas un mot, ma mère soupire, Lucile parait cons- ternée; à dix heures on se retire. J'interroge ma sœur; elle ne savait rien. Le lendemain à huit heu- res du matin on m'envoie chercher. Je descends : mon père m'attendait dans son cabinet. « Monsieur le chevalier, me dit-il, il faut renoncer 1. Pierre Abailard (1079-1142) est ne au Pallet, petit bourg à quatre lieues de Nantes. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 16o à vos folies. Votre frère a obtenu pour vous un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre. Vous allez partir pour Rennes, et de là pour Cam- brai. Voilà cent louis; ménagez-les. Je suis vieux et malade; je n'ai pas longtemps à vivre. Conduisez- vous en homme de bien et ne déshonorez jamais votre nom. » Il m'embrassa. Je sentis ce visage ridé et sévère se presser avec émotion contre le mien : c'était pour moi le dernier embrassement paternel. Le comte de Chateaubriand, homme redoutable à mes yeux, ne me parut dans ce moment que le père le plus digne de ma tendresse. Je me jetai sur sa main décharnée et pleurai. Il commençait d'être at- taqué d'une paralysie; elle le conduisit au tombeau; son bras gauche avait un mouvement convulsif qu'il était obligé de contenir avec sa main droite. Ce fut en retenant ainsi son bras et après m'avoir remis sa vieille épée, que, sans me donner le temps de me re- connaître, il me conduisit au cabriolet qui m'attendait dans la Cour Verte. Il m'y fit monter devant lui. Le postillon partit, tandis que je saluais des yeux ma mère et ma sœur qui fondaient en larmes sur le perron. Je remontai la chaussée de l'étang; je vis les ro- seaux de mes hirondelles, le ruisseau du moulin et la prairie; je jetai un regard sur le château. Alors, comme Adam après son péché, je m'avançai sur la. terre inconnue : le monde était tout devant moi : and the world was ail before him '. 1. Ce sont les derniers vers du Paradis perdu, chant XIIe : The world was ail boforo them, whero to chooso Tlioir place of rest, aud Providenco thoir guido! £66 HEM0IR1 - DOl n;i. rOMBE Depuis cette époque, je n'ai revu Combourg que trois fois : après la mort de mon père, nous ai trouvâmes en deuil, pour partager notre héritag nous dire adieu. Une autre fois j'accompagnai ma mère à Combourg : elle s'occupait de l'ameublement du château; elle attendait mon frère, qui devait amener ma belle-sœur en Bretagne. Mon frère ne vint point; il eut bientôt avec sa jeune épouse, de la main du bourreau, un autre chevet que l'oreiller pré- paré des mains de ma mère. Enfin, je traversai une troisième fois Combourg, en allant m'embarquer à Saint-Malo pour l'Amérique. Le château était aban- donné, je fus obligé de descendre chez le régisseur. Lorsque, en errant dans le grand Mail, j'aperçus du fond d'une allée obscure le perron désert, la porte et les fenêtres fermées, je me trouvai mal1. Je regagnai avec peine le village; j'envoyai chercher mes che- vaux et je partis au milieu de la nuit. Après quinze années d'absence, avant de quitter de nouveau la France et de passer en Terre sainte, je courus embrasser à Fougères ce qui me restait de ma 1. Dans René, Chateaubriand a immortalise le souvenir de cette dernière visite à Combourg : « J'arrivai au château par la longue avenue de sapins; je traversai à pied les cours désertes; je m'arrêtai à regarder les fenêtres fermées ou demi-brisées, le chardon qui croissait au pied des murs, les feuilles qui jon- chaient le seuil des portes, et ce perron solitaire où j'avais vu si souvent mon père et ses fidèles serviteurs. Les marches étaient déjà couvertes de mousse; le violier jaune croissait entre leurs pierres déjointes et tremblantes. Un gardien inconnu m'ouvrit brusquement les portes J'entrai sous le toit de mes ancêtres. Je parcourus les appartements sonores où Ton n'entendait que le bruit de mes pas. Les chambres étaient à peine éclairées par la faible lumière qui pénétrait entre les volets fermés : je visitai celle où ma mère avait perdu la vie en me mettant au monde MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 167 famille. Je n'eus pas le courage d'entreprendre le pè- lerinage des champs où la plus vive partie de mon existence fut attachée. C'est dans les bois de Corn- bourg que je suis devenu ce que je suis, que j'ai com- mencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j'ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité. Là, j'ai cherché un cœur qui pût entendre le mien; là, j'ai vu se réunir, puis se disperser ma famille. Mon père y rêva son nom rétabli, la fortune de sa maison renouvelée : autre chimère que le temps et les révolutions ont dis- sipée. De six enfants que nous étions, nous ne res- tons plus que trois : mon frère, Julie et Lucile ne sont plus, ma mère est morte de douleur, les cendres de mon père ont été arrachées de son tombeau. Si mes ouvrages me survivent, si je dois laisser un nom, peut-être un jour, guidé par ces Mémoires, quelque voyageur viendra visiter les lieux que j'ai peints. Il pourra reconnaître le château; mais il cher- chera vainement le grand bois : le berceau de mes songes a disparu comme ces songes. Demeuré seul debout sur son rocher, l'antique donjon pleure les celle où se retirait mon père, celle où j'avais dormi dans mon berceau, celle enfin où l'amitié avait reçu mes premiers vœux dans le sein d'une sœur. Partout les salles étaient détendues, et l'araignée filait sa toile dans les couches abandonnées. Je sortis précipitamment de ces lieux, je m'en éloignai à grands pas sans oser tourner la tête. Qu'ils sont doux, mais qu'ils sont rapides, les moments que les frères et les sœurs passent dans leurs jeunes années, réunis sous l'aile de leurs vieux parents! La famille de l'homme n'est que d'un jour; le souffle do Dieu la disperse comme une fumée. A peine le fils connaît-il le père, le père le fils, le frère la sœur, la sœur 1" frère! Le chêne voit germer ses glands autour de lui; il n'en est pas ainsi des enfanta des hommes ! « 168 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE chênes, vieux compagnons qui l'environnaient el le protégeaient contre la tempête. Isolé comme lui, j'ai vu comme lui tomber autour de moi la famille qui embellissait mes jours et me prêtait son abri : heu- reusement ma vie n'est pas bâtie sur la terre aussi solidement que les tours où ,j 'ai passé ma jeunesse, et l'homme résiste moins aux orages que les monuments élevés par ses mains. LIVRE IV1 Berlin. — Potsdam. — Frédéric. — Mon frère. — Mon cousin Moreau. — Ma sœur, la comtesse de Farcy. — Julie mon- daine. — Dîner. — Pommereul. — ■ Mme de Chastenay. — Cambrai. — Le régiment de Navarre. — La Martinière. — Mort de mon père. — Regrets. — Mon père m'eut-il apprécié? — Retour en Bretagne. — Séjour chez ma sœur aînée. — Mon frère m'appelle à Paris. — Ma vie solitaire à Paris. — Pré- sentation à Versailles. — Chasse avec le roi. Il y a loin de Combourg à Berlin, d'un jeune rêveur à un vieux ministre. Je retrouve dans ce qui précède ces paroles : « Dans combien de lieux ai-je commencé à écrire ces Mémoires, et dans quel lieu les finirai -je? » Près de quatre ans ont passé entre la date des faits que je viens de raconter et celle où je reprends ces Mémoires. Mille choses sont survenues; un second homme s'est trouvé 'en moi, l'homme politique : j'y suis fort peu attaché. J'ai défendu les libertés de la France, qui seules peuvent faire durer le trône légi- liinc. Avec le Conservateur* j'ai mis M. de Villèle au pouvoir; j'ai vu mourir le duc de Berry et j'ai honoré 1. Ce livre a été écrit à Berlin (mars et avril 1821). il a été revu en juillet 1816. 2. Le Conservateur avait été fondé par Chateaubriand au d'octobre 1818. Il avait pour devise : Le I>oi, la Charte et I- Honn tes Gens. Ses principaux rédacteurs étaient, avec Cha- Çeaubriand, qui n'a peut-être rien écrit de plus parfait que cer- i. 10 170 MÉMOIRES d'(M im. rOMBE sa mémoire*. Ali n de toul concilier, je me suis éloi- gné; j'ai accepté l'ambassade de Berlin -. J'étais hier à Potsdam, caserne ornée, aujourd'hui sans soldats : j'étudiais le faux Julien dans sa fai Athènes. On m'a montré à Sans-Souci la table où un grand monarque allemand mettait en petits vers fran- çais les maximes encyclopédiques; la chambre du Voltaire, décorée de singes et de perroquets de bois, le moulin que se fît un jeu de respecter celui qui ra- vageait des provinces, le tombeau du cheval César et des levrettes Diane, Amourette, Biche, Superbe et Pax. Le royal impie se plut à profaner même la religion des tombeaux en élevant des mausolées à ses chiens; il avait marqué sa sépulture auprès d'eux, moins par mépris des hommes que par ostentation du néant. On m'a conduit au nouveau palais, déjà tombant. On respecte dans l'ancien château de Potsdam les taches de tabac, les fauteuils déchirés et souillés, enfin toutes les traces de la malpropreté du prince renégat. Ces lieux immortalisent à la fois la saleté du cynique, l'impudence de l'athée, la tyrannie du despote et la gloire du soldat. Une seule chose a attiré mon attention : l'aiguille d'une pendule fixée sur la minute où Frédéric expira; tains articles de ce recueil, l'abbé de La Mennais, le vicomte de Bonald, Fiévée, Berryer fils, Eugène Genoude, le vicomte de Cas- telbajac, le marquis d'Herbouville, M. Agier, le cardinal de La Luzerne, le duc de Fitz-James, etc. Le Conservateur cessa de pa- raître le 29 mars 1820, à la suite du rétablissement de la censure. 1. Les Mémoires sur la vie et la mort de MsT le duc de Berry avaient paru dès le mois d'avril 1820. 2. Chateaubriand fut nommé, par Ordonnance du 28 novembre 1820, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire prés la cour de Prusse. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 171 j'étais trompé par l'immobilité de l'image : les heures ne suspendent point leur fuite; ce n'est pas l'homme qui arrête le temps, c'est le temps qui arrête l'homme. Au surplus, peu importe le rôle que nous avons joué dans la vie; l'éclat ou l'obscurité de nos doctrines, nos richesses ou nos misères, nos joies ou nos douleurs, ne changent rien à la mesure de nos jours. Que l'ai- guille circule sur un cadran d'or ou de bois, que le cadran plus ou moins large remplisse le chaton d'une bague ou la rosace d'une basilique, l'heure n'a que la même durée. Dans un caveau de l'église protestante, immédiate- ment au-dessous de la chaire du schismatique dé- froqué, j'ai vu le cercueil du sophiste à couronne. Ce cercueil est de bronze; quand on le frappe, il retentit. Le gendarme qui dort dans ce lit d'airain ne serait pus même arraché à son sommeil par le bruit de sa renommée; il ne se réveillera qu'au son de la trom- pette, lorsqu'elle l'appellera sur son dernier champ de bataille, en face du Dieu des armées. J'avais un tel besoin de changer d'impression que j'ai trouvé du soulagement à visiter la Maison-de- Marbre. Le roi qui la fit construire m'adressa autre- fois quelques paroles honorables, quand, pauvre ofli- cier, je traversai son armée. Du moins, ce roi parta- gea les faiblesses ordinaires des hommes; vulgaire comme eux, il se réfugia dans les plaisirs. Les deux squelettes se mettent-ils en peine aujourd'hui de la différence qui fut entre eux jadis, lorsque l'un était le grand Frédéric, et l'autre Frédéric-Guillaume1? Sans- 1. Frédéric-Guillaume II (1744-1797), neveu et successeur du grand Frédéric. Ml MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE Souci el l;i Maison-de-Marbre Boni égalemenl di - ruines sans maîlre. A ton I prendre, bien que l'énormité des événements de nos jours ail rapetissé les événements passés, l>i'-ii que Rosbach, Lissa, Liegnitz, Torgau, etc., etc.. ai soient plus que des escarmouches auprès des batailles de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, de la Moskowa, Fré- déric souffre moins que d'autres personnages de la comparaison avec le géant enchaîné à Sainte-Hélène. Le roi de Prusse et Voltaire sont deux figures bizar- rement groupées qui vivront : le second détruisait une société avec la philosophie qui servait au premier à fonder un royaume. Les soirées sont longues à Berlin. J'habite un hôtel appartenant à madame la duchesse de Dino1. Dès 1. Dorothée, princesse de Guirlande, née le 21 août 1703, de Pierre, dernier duc de Courlande, et de Dorothée, comtesse de Miden. Elle épousa, le 22 avril 1810, le comte Edmond de Péri- gord, neveu du prince de Talleyrand. Ce dernier, à l'époque du Congrès de Vienne, dut renoncer à, la principauté de Bénévent et reçut en échange le duché de Dino en Calabre : il en aban- donna le titre à son neveu, et sa nièce s'appela dès lors duchesse de Dino. Ce fut à elle qu'il confia le soin de faire les honneurs de son salon. Femme eminente, d'un esprit sérieux, cultivé et indépendant, elle déploya dans cette tâche tant de charme et de tact que l'on accourait à l'hôtel de la rue Saint-Florentin pour elle peut-être plus encore que pour le maître de maison. Elle ne quitta plus le prince et entoura de soins les années de sa vieil- lesse. Ce fut elle qui lui parla d'une réconciliation avec l'Eglise; ce fut sur ses instances qu'il signa, le 17 mai 1838, sa rétracta- tion et sa lettre au Saint-Père. Le 3 mai, précédant de quelques jours dans la tombe son frère le prince de Talleyrand, le duc de Tallcyrand-Périgord était mort à l'âge de soixante-dix-huit ans, et ce titre était passé à son fils Edmond de Talleyrand-Périgord. Madame de Dino, devenue duchesse de Talleyrand, mourut à son tour le 19 septembre 1862. (Voir, à l'Appendice du tome III des Sou- venirs du baron de Bavante, la Notice sur la duchesse de Dino.) MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 173 Tentrée de la nuit, mes secrétaires m'abandonnent '. Quand il n'y a pas de fête à la cour pour le mariage du grand-duc et de la grande-duchesse Nicolas2, je reste chez moi. Enfermé seul auprès d'un poêle à figure morne, je n'entends cpue le cri de la sentinelle de la porte de Brandebourg, et les pas sur la neige de l'homme qui siffle les heures. A quoi passerai-je mon temps? Des livres? je n'en ai guère : si je continuais mes Mémoires? Vous m'avez laissé sur le chemin de Combourg à Rennes : je débarquai dans cette dernière ville chez un de mes parents. Il m'annonça, tout joyeux, qu'une dame de sa connaissance, allant, à Paris, avait une place à donner dans sa voiture, et qu'il se faisait fort 1. Le comte Roger de Caux, premier secrétaire; le chevalier de Cussy, deuxième secrétaire. — Le comte Roger de Gaux, après avoir été secrétaire à Madrid (1814) et à la Haye (181G), était depuis 1820 secrétaire à Berlin. Lors de la guerre d'Es- pagne, il fut attaché à l'expédition du duc d'Angoulème avec le titre de chargé d'affaires à Madrid. Il a rempli les fonctions de ministre de France à Hanovre du 1er juin 1823 au 15 mai 1831. — Le chevalier de Cussy, né à Saint-Etienne-de-Montluc (Loire-Inférieure) le 1er décembre 1795, était deuxième secré- taire à Berlin depuis le lcl' février 1820. Il devinl en L823 secré- taire à Dresde. De 1827 à 1845, il l'ut successivement consul à Fernambouc, a Corfou, à Rotterdam, à Dublin et à Dantzick. Consul général à Palerme (12 mars 1815), puis à Livourne (no- vembre 1847), il fut mis à la retraite le 13 avril 1848. Il avait épousé en 1828 M110 Amélie Dubourg de Rosnay, fille du géné- ral de ce nom. 2. Aujourd'hui l'empereur et, l'impérat rie de Russie. (Paris, note 1832.) Cn. — Nicolas I<"- (17%- ls:>r^. Troisième (ils de Paul Ier, il monta sur le trône en 1825, à la mort d'Alexandre Ier, son frère aîné, par l'effet de la renonciation de son autre frère l'archiduc Constantin. Il avait épousé la princesse Charlotte de Prusse, fille du roi Frédéric-Guillaume 111. 10. 174 MI-MOIRES D'OUTRE-TOMBE de déterniiiii r cette dame à me prendre avec elle. .1 acceptai, en maudissant la courtoisie de mon parent. Il conclut l'affaire et me présenta bientôt à ma com- pagne de voyage, marchande ur des matières financières, économiques et politiques. Préfet du MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 183 campagnes de Bonaparte, et que j'étais destiné à re- trouver à la tète de la librairie1. Pommereul, sous l'Empire, a joui d'une sorte de renom par sa haine pour la noblesse. Quand un gen- tilhomme s'était fait chambellan, il s'écriait plein de joie : « Encore un pot de chambre sur la tête de ces nobles ! » Et pourtant Pommereul prétendait, et avec raison, être gentilhomme. Il signait Pommereux, se Lot-et-Garonne sous la Restauration, il venait d'être appelé à la préfecture du Morbihan, lorsqu'il mourut à Paris, le 26 juin 1816. 1. Pommereul (François-René- Jean, baron de), né à Fou- gères le 12 décembre 1745. Général de division (1796); préfet d'Indre-et-Loire (1800-1805); préfet du Nord (1805-1810); direc- teur-général de l'imprimerie et de la librairie (1811-1814); com- missaire extraordinaire, durant les Cent-Jours, dans la 5e divi- sion militaire (Haut et Bas-Rhin). Il fut proscrit par l'ordonnance du 24 juillet, 1815, mais, dès 1819, il obtint de rentrer en France. Il mourut à Paris le 5 janvier 1823. On lui doit un grand nombre d'ouvrages et, en particulier, celui auquel fait allusion Château briand : Campagnes du général Bonaparte en Italie pendant les années IV et V de la République Française, in-8°, avec cartes; Paris, l'an VI (1797). Le baron de Pommereul était, un homme de rare mérite. Un contemporain, dont les juge ments ne pèchent pas d'habitude par excès d'indulgence, le général Thiébault, parle de lui en ces termes : « Quant au général Pommereul, ce que j'avais appris de ses travaux scientifiques et littéraires, des missions qu'il avait remplies, de sa capacité enûn, était fort au-dessous de ce que je trouvai en lui. Peu d'hommes réunissaient à une instruction aussi variée et aussi complète une élocution plus nerveuse. Sa répartie était toujours vive, juste et ferme, et, lorsqu'il entreprenait une discussion, il la soutenait avec une haute supériorité, de même que, lorsqu'il s'emparait d'un sujet, il le développait avec autant d'ordre et de profondeur que de clarté; et tous ces avantages, il 1rs complétait par une noble prestance et une figure qui ne révélait pas moins son caractère que sa, sagacité. C'est un des hommes !«'> plus ré parquables que j'aie connus. >> Mémoires du général baron Thiébault, T. III, p. 280. I.X'i MÉM0IHES D'OI rRE-TOMBE faisant descendre de la famille Pommereuxdes Lettres de madame de Sé> igné1. Mon frère, après le dîner, voulu! me mener au spectacle, mais mon cousin me réclama pour madame de Chastenay, et j'allai avec lui chez ma destinée. Je vis une belle femme qui n'était plus de la pre- mière jeunesse, mais qui pouvait encore inspirer un .-iihicliement. Elle me reçut bien, tâcha de me mettre à l'aise, me questionna sur ma province et sur mon régiment. Je fus gauche et embarrassé; je faisais des signes à mon cousin pour abréger la visite. Mais lui, sans me regarder, ne tarissait point sur mes méi assuranl que j'avais l'ait des vers dans le sein de ma mère, et m'invitant à célébrer madame de Chastenay. Elle me débarrassa de cette situation pénible, me demanda pardon d'être obligée de sortir, et m'invita à revenir la voir le lendemain matin, avec un son de vt>i\ si doux que je promis involontairement d'obéiri Je revins le lendemain seul chez elle : je la trouvai couchée dans une chambre élégamment arrangée. Elle me dit qu'elle était un peu souffrante, et qu'elle avait la mauvaise habitude de se lever tard. Je me trouvais pour la première fois au bord du lit d'une femme qui n'était ni ma mère ni ma sœur. Elle avait remarqué la veille ma timidité, elle la vainquit au point que j'osai m'exprimer avec une sorte d'abandon. J'ai oublié ce que je lui dis ; mais il me semble que je vois encore son air étonné. Elle me tendit un bras demi-nu et la plus belle main du monde, en me disant avec un sou- rire : « Nous vous apprivoiserons. » Je ne baisai pas i. Lettres de Mme de Sévigné, des 4, 11 et 18 décembre 1675. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 185 même cette belle main ; je me retirai tout troublé. Je partis le lendemain pour Cambrai. Qui était cette dame de Chastenay *? Je n'en sais rien : elle a passé comme une ombre charmante dans ma vie. Le courrier de la malle me conduisit à ma garni- son. Un de mes beaux-frères, le vicomte de Chateau- bourg (il avait épousé ma sœur Bénigne, restée veuve du comte de Québriac2), m'avait donné des lettres de recommandation pour des officiers de mon régiment. Le chevalier de Guénan, homme de fort bonne com- pagnie, me fit admettre à une table où mangeaient des officiers distingués parleurs talents, MM. Àchard, des Mahis, La Martinière3. Le marquis de Mortemart 1. Ce n'était pas la comtesse Victorine de Chastenay, l'auteur jSLes très spirituels Mémoires publiés en 1896 par M. Alphonse Roserot. Mme Victorine de Chastenay n'avait que quinze ans en 1786. Elle a raconté elle-même comment elle vit Chateaubriand, pour la première fois, non chez elle en 1780, mais beaucoup plus tard, sous le Consulat, à un dîner chez Mme de Coislin, auquel assistait : « l'auteur du Génie du Christianisme », alors dans tout l'éclat de sa jeune gloire. Mémoires de Mme de Çhas- pnay, T. II, p. 76. !. La comtesse de Québriac, Bénigne-Jeanne de Chateaubriand, avait épousé en secondes noces, à Saint-Léonard de Fougères, le 24 avril 1786, Paul-François de la Celle, vicomte de Chateau- bourg, capitaine au régiment de Condé, chevalier de Saint- Louis, ne à Rennes le 29 février 1752. — De ce dernier mariage sont nés plusieurs enfants, et notamment un fils, Paul-Marie- Eharles, devenu chef de nom et armes, né en 1789, décédé en 1859, laissant plusieurs fils qui ont continué la postérité. 3. L'Etat m ili i iirr de la France pour 1787, à l'article Rêgi- h,ent senti qu'une « façon tyrannique. » Ma volonté ne fut point portée bien froide envers mon père, et je ne doute point que, malgré sa fa\ on tyrannique, il ne m'aimât tendrement: il m'eût, j'en suis sûr, regretté, la Providence m'appelanl avantlui. Mais Lui, restant sur la terre avec moi, eût-il été sen- sible au bruit qui s'esl élevé de ma vie? Une renommée littéraire aurait blessé sa gentilhommerie; il n'aurait vu dans les aptitudes de son fils qu'une dégénération; l'ambassade même de Berlin, conquête de la plume, non de l'épée, l'eût médiocrement satisfait. Son sang breton le rendait d'ailleurs frondeur en politique, grand opposant des taxes et violent ennemi de la cour. 11 lisait la Gazette de Leyde, le Journal de Franc- fort, le Mercure de France et Y Histoire philosophique des ileux Indes, dont les déclamations le charmaient ; il appelait l'abbé Raynal un maître homme. En diplo- matie il était antimusulman; il affirmait que qua- rante mille polissons russes passeraient sur le ventre des janissaires et prendraient Constantinople. Bien que turcophage, mon père avait nonobstant rancune au cœur contre les polissons russes, à cause de ses rencontres à Dantzick. Je partage le sentiment de M. de Chateaubriand sur les réputations littéraires ou autres, mais par des raisons différentes des siennes. Je ne sache pas dans l'histoire une renommée qui me tente: fallût-il me baisser pour ramasser à mes pieds et à mon profit la plus grande gloire du monde, je ne m'en donnerais pas la fatigue. Si j'avais pétri mon limon, peut-être me fussé-je créé femme, en passion d'elles ; ou si je MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 193 m'étais fait homme, je me serais octroyé d'abord la beauté ; ensuite, par précaution contre l'ennui mon ennemi acharné, il m'eût assez convenu d'être un artiste supérieur, mais inconnu, et n'usant de mon talent qu'au bénéfice de ma solitude. Dans la vie pesée à son poids léger, aunée à sa courte mesure, dégagée de toute piperie, il n'est que deux choses vraies: la religion avec l'intelligence, l'amour avec la jeunesse, c'est-à-dire l'avenir et le présent: le reste n'en vaut pas la peine. Avec mon père finissait le premier acte de ma vie; les foyers paternels devenaient vides; je les plaignais, comme s'ils eussent été capables de sentir l'abandon et la solitude.. Désormais j'étais sans maître et jouis- sant de ma fortune : cette liberté m'effraya. Qu'en allais-je faire? A qui la donnerais-je? Je me déliais de ma force : je reculais devant moi. J'obtins un congé. M. d'Andrezel, nommé lieute- tenant-colonel du régiment de Picardie, quittait Cam- brai : je lui servis de courrier. Je traversai Paris, où je ne voulus pas m'arrêter un quart d'heure; je revis les landes de ma Bretagne avec plus de joie qu'un Napolitain banni dans nos climats ne reverrait les rives de Portici, les campagnes de Sorrente. Ma fa- mille se rassembla à Combourg; on régla les partages; cela fait, nous nous dispersâmes, comme des oiseaux s'envolent du nid paternel. Mon frère arrivé de Paris y retourna; ma mère se fixa à Saint-Malo; Lucile sui- vit Julie; je passai une partie de mon temps chez mesdames de Marigny, de Chateaubourg et de Farcy. Marigny, château de ma sœur aînée, à trois lieues de 1 " î Foug( Il a n';;!>!< ment s il né entre deux i ' s parmi des bois, des rochers el des prairies1. .1 incurai quelques mois tranquil e; une lettre de Paris vint troubler mon repos. Au moment d'entrer au service et d'épouser made- moiselle de Rosambo, mon frère n'avait point encore quitté la robe; par cette raison il ne pouvait monter dans les carrosses. Son ambition pressée lui suj l'idée de me faire jouir des honneurs de la cour afin de mieux préparer les voies à son élévation. Les preuves de noblesse avaient été faites pour Lucile lorsqu'elle fut reçue au chapitre de l'Argentière; de sorte que tout était prêt : le maréchal de Duras1 devait être mon patron. Mon frère m'annonçait que j'entrais dans la route de la fortune ; que déjà j'obtenais le rang de capitaine de cavalerie, rang honorifique el de courtoisie; qu'il serait aisé de m'attacher à l'ordre de Malte, au moyen de quoi je jouirais de gros bé- néfices. Cette lettre me frappa comme un coup de fou- dre : retourner à Paris, être présenté à la cour, — et 1. Le château de Marigny est situé dans la commune de Saint- Germain-en- Coglès, canton de Saint-Brice-en-Coglès, arrondis- sement de Fougères (Ille-et- Vilaine). C'est, on le sait, dans les environs de Fougères que Balzac a placé le théâtre de son ro- man des Chouans, ou la Bretagne en 1799, et il l'écrivit pré- cisément au château de Marigny, où il était l'hôte du général baron de Pommereul. Il aurait pu y faire un rôle k la sœur de Chateaubriand, car la comtesse de Marigny, royaliste ardente, ne laissa pas de prendre k la chouannerie une part assez active; son château servait aux chefs de lieu de rendez-vous. On la trouve de même mêiée à la pacification de 1800. (Le Maz, Un district breton, p. 338.) La comtesse de Marigny est morte à Dinan le 18 juillet 18C0, dans sa cent et unième année. 2. Voir sur lui la note 1 de la page 27. MÉMOIRES D'OTTRE-TOMBE 10." je me trouvais presque mal quand je rencontrais trois ou quatre personnes inconnues dans un salon ! Me faire comprendre l'ambition, à moi qui ne rêvais que de vivre oublié ! Mon premier mouvement fut de répondre à mua frère qu'étant l'aîné, c'était à lui de soutenir son nom; que, quant à moi, obscur cadet de Bretagne, je ne me retirerais pas du service, parce qu'il y avait des chances de guerre; mais que si le roi avait besoin d'un soldat dans son armée, il n'avait pas besoin d'un pauvre gentilhomme à sa cour. Je m'empressai de lire cette réponse romanesque à madame de Marigny, qui jeta les hauts cris ; on appela madame de Farcy, qui se moqua de moi ; Lucile m'au- rait bien voulu soutenir, mais elle n'osait combattre ses sœurs. On m'arracha ma lettre, et, toujours faible quand il s'agit de moi, je mandai à mon frère que j'allais partir. Je partis en effet; je partis pour être présenté à la première cour de l'Europe, pour débuter dans la vie de la manière la plus brillante, et j'avais l'air d'un homme que l'on traîne aux galères ou sur lequel on va prononcer une sentence de mort. J'entrai dans Paris par le chemin que j'avais suivi la première fois; j'allai descendre au même hôtel, rue du Mail : je ne connaissais que cela. Je fus logé à la porte démon ancienne chambre, mais dans un appar- tement un peu plus grand et donnant sur la rue. Mon frère, soit qu'il fût embarrassé de mes ma- nières, soit qu'il eût pitié de ma timidité, ne me mena point dans le monde et ne me lit faire connaissance 1% HÉMOIRES D OUTRE-TOMBE avec personne. Il demeurait rue des Fossés-Mont* martre; j'allais tous les jours dîner chez lui à trois heures; nous nous quittions ensuite, el non. ne noua revoyions que le lendemain. Mon gros cousin Moreau n'était plus à Paris. .In passai deux ou trois lois de- yiiiii l'hôtel de madame de Chastenay, 3ans oser de- mander au suisse ce qu'elle était devenue. L'automne commençait. Je me levais à six heures; je passais au manège; je déjeunais. J'avais heureu- sement alors la rage du grec : je traduisais YOdyssée et la Cyropédie jusqu'à deux heures, en entremêlant mon travail d'études historiques. A deux heures je m'habillais, je me rendais chez mon frère; il me de- mandait ce que j'avais fait, ce que j'avais vu; je répon- dais : « Rien. » 11 haussait les épaules et me tournait le dos. Un jour, on entend du bruit au dehors; mon frère court à la fenêtre et m'appelle : je ne voulus jamais quitter le fauteuil dans lequel j'étais étendu au fond de la chambre. Mon pauvre frère me prédit que je mourrais inconnu, inutile à moi et à ma famille. A quatre heures, je rentrais chez moi; je m'asseyais derrière ma croisée. Deuxjeunes personnes de quinze ou seize ans venaient à cette heure dessiner à la fe- nêtre d'un hôtel bâti en face, de l'autre côté de la rue. Elles s'étaient aperçues de ma régularité, comme moi de la leur. De temps en temps elles levaient la tête pour regarder leur voisin; je leur savais un gré infini de cette marque d'attention : elles étaient ma seule société à Paris. Quand la nuit approchait, j'allais à quelque spec- tacle; le désert de la foule me plaisait, quoiqu'il m'en MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 107 coûtât toujours un peu de prendre mon billet à la porte et de me mêler aux hommes. Je rectifiai les idées que je m'étais formées du théâtre à Sàint-Malo. Je vis madame Saint-Huberti ' dans le rôle d'Armide ; je sentis qu'il avait manqué quelque chose à la magi- cienne de ma création. Lorsque je ne m'emprisonnais pas dans la salle de l'Opéra ou des Français, je me promenais de rue en rue ou le long des quais, jusqu'à dix ou onze heures du soir. Je n'aperçois pas encore aujourd'hui la file des réverbères de la place Louis XV à la barrière des Bons-Hommes sans me souvenir des angoisses dans lesquelles j'étais quand je suivis celle route pour me rendre à Versailles lors de ma présen- tation. Rentré au logis, je demeurais une partie de la nuit la tête penchée sur mon feu qui ne me disait rien : je n'avais pas, comme les Persans, l'imagination assez riche pour me figurer que la flamme ressemblait à l'anémone, et la braise à la grenade. J'écoutais les voitures allant, venant, se croisant; leur roulement lointain imitait le murmure de la nier sur les grèves de ma Bretagne, ou du vent dans les bois de Com- 1. Saint-Huberti (Marie-Antoinette Clavel, dite), première chanteuse de l'Opéra, née à Strasbourg vers 1756. Point belle, mais d'une physionomie fort expressive, elle était sans rivale dans les opéras de Gluck, et particulièrement dans le rôle d'Ar mide, pour l'expression de son chant, la largeur de son jeu et la noblesse de ses attitudes. Mariée d'abord à un aventurier nommé Saint-Huberti, elle épousa, le 29 décembre L790, le comte d'Antraigues, député aux Etats-Généreux. Us périrent tous deux tragiquement, le 22 juillet 1812. en leur cottage de Barnes Terrace, près Londres, assassinés par un d stiqi lien nommé Lorenzo, congédié de la vrille. \ oir le volume de M. Léonce Pingaud : Un agent secret sous la Révolution et l' Empire. Le comte d'Antraigues. 1893. |!IM mi:moimi:s i> orniE-TnMnr. bourg. Ces fimits du monde qui rappelaient ceux «le la solitude réveillaient mes regrets; j'évoquais mon ancien mal, ou bien mon imagination inventail I his- toire des personnages que ces chars emportaient : j'apercevais des salmis radieux, des bals, dos amours, des conquêtes. Bientôt, retombé sur moi-môme, je me retrouvais, délaissé dans une hôtellerie, voyant le monde par la fenêtre etrenlcndant aux échos de mon loyer. Rousseau croit devoir à sa sincérité, comme à l'en- seignement des hommes, la confession des voluptés suspectes de sa vie; il suppose même qu'on l'interroge gravement et qu'on lui demande compte de ses péchés avec les donne pericolanli de Venise. Si je m'étais pros- titué aux courtisanes de Paris, je ne me croirais pas obligé d'en instruire la postérité; mais j'étais trop ti- mide d'un côté, trop exalté de l'autre, pour me lais-er séduire à des filles de joie. Quand je traversais les troupeaux de ces malheureuses attaquant les passants pour les hisser à leurs entresols, comme les cochers de Saint-Cloud pour faire monter les voyageurs dans leurs voitures, j'étais saisi de dégoût et d'horreur. Les plaisirs d'aventure ne m'auraient convenu qu'aux temps passés. Dans les xive, xve, xvie, et xvne siècles, la civili- sation imparfaite, les croyances superstitieuses, les usages étrangers et demi-barbares, mêlaient le ro- man partout : les caractères étaient forts, l'imagina- tion puissante, l'existence mystérieuse et cachée. La nuit, autour des hauts murs des cimetières et des cou- vents, sous les remparts déserts de la ville, le long des chaînes et des fossés des marchés, à l'orée des MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 199 quartiers clos, dans les rues étroites et sans réver- bères, où des voleurs et des assassins se tenaient em- busqués, où des rencontres avaient lieu tantôt à la lu- mière des flambeaux, tantôt dans l'épaisseur des té- nèbres, c'était au péril de sa tête qu'on cherchait le rendez-vous donné par quelque Héloïse. Pour se li- vrer au désordre, il fallait aimer véritablement; pour violer les mœurs générales, il fallait faire de grands sacrifices. Non seulement il s'agissait d'affronter des dangers fortuits et de braver le glaive des lois, mais on était obligé de vaincre en soi l'empire des habi- tudes régulières, l'autorité de la famille, la tyrannie des coutumes domestiques, l'opposition de la cons- cience, les terreurs et les devoirs du chrétien. Toutes ces entraves doublaient l'énergie des passions. Je n'aurais pas suivi en 1788 une misérable affamée qui m'eût entraîné dans son bouge sous la surveil- lance de la police; mais il est probable que j'eusse mis à fin, en 1000, une aventure du genre de celle qu'a si bien racontée Bassompierre. « 11 y avoit cinq ou six mois, dit le maréchal, que toutes les fois que je passois sur le Petit-Pont (car en ce temps-là le Pont-Neuf n'élait point bâti), une belle femme, lingère à l'enseigne des Deux-Anges-, me l'ai- soit de grandes révérences et m'accompagnoit de la vue tant qu'elle pouvoit ; et comme j'eus pris garde» à son action, je la regardois aussi et la saluois avec plus do soin. « 11 advint que lorsque j'arrivai de Fontainebleau à Paris, passant sur le Petit-Pont, dès qu'elle m'aperçut venir, elle se mit sur l'entrée de sa boutique et me dit, comme je passois : — Monsieur je suis votre ser- i>ll() MÉMOIRES D'Ol TRE-TOMBE vante. - Je lui rendis son salut, et, me retournant de temps en temps, je vis qu'elle me suivoit de la \ ne aussi Longtemps qu'elle pouvoit. ■ Bassompicrre obtient un rendez vous : « Je trouvai, dit-il, une très belle femme, âgée de vingt ans. qui étoit coiffée de nuit, n'ayant qu'une très fine chemise sur elle et une petite jupe de revesche verte, el di s mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Elle me plut bien fort. Je lui demandai si je ne pourrois pas la voir encore une autre fois. — Si vous voulez me voir une autre fois, me répondit-elle, ce sera chez une de mes tantes, qui se tienl en la rue Bourg-l'Abbé, proche des Halles, auprès de la rue aux Ours, â la troisième porte du côté de la rue Saint-Martin ; je vous y attendrai depuis dix heures jusqu'à minuit, et plus tard encore; je laisserai la porte ouvert- A l'entrée, il y a une petite allée que vous passerez vite, car la porte de la chambre de ma tante y répond, et trouverez un degré qui vous mènera à ce second étage. — Je vins à dix heures, et trouvai la porto qu'elle m'avoit marquée, et de la lumière bien grande, non seulement au second étage, mais au troisième et au premier encore ; mais la porte était fermée. Je frappai pour avertir de ma venue ; mais j'ouïs une voix d'homme qui me demanda qui j'étois. Je m'en retour- nai à la rue aux Ours, et étant retourné pour la deu- xième fois, ayant trouvé la porte ouverte, j'entrai jusques au second étage, où je trouvai que cette lu- mière étoit la paille du lit que l'on y brûloit, et deux corps nus étendus sur la table de la chambre. Alors, je me retirai bien étonné, et en sortant je rencontrai des corbeaux (enterreurs de morts) qui me demandé- MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 201 rent ce que je cherchois; et moi, pour les faire écar- ter, mis l'épée à la main et passai outre, m'en reve- nant à mon logis, un peu ému de ce spectacle ino- piné l. » Je suis allé, à mon tour, à la découverte, avec l'adresse donnée, il y a deux cent quarante ans, par Bassompierre. J'ai traversé le Petit-Pont, passé les Halles, et suivi la rue Saint-Denis jusqu'à la rue aux Ours, à main droite; la première rue à main gauche, aboutissant rue aux Ours, est la rue Bourg-l'Abbé. Son inscription, enfumée comme par le temps et un incendie, m'a donné bonne espérance. J'ai retrouvé la troisième petite porte du côté delà rue Saint-Martin, tant les renseignements de l'historien sont fidèles. Là, malheureusement, les deux siècles et demi, que j'avais cru d'abord restés dans la rue, ont disparu. La façade de la maison est moderne; aucune clarté ne sortait ni du premier, ni du second, ni du troisième étage. Aux fenêtres de l'attique, sous le toit, régnait une guirlande de capucines et de pois de senteur ; au rez-de-chaussée, une boutique de coiffeur offrait une multitude de tours de cheveux accrochés derrière les vitres. Tout déconvenu, je suis entré dans ce musée des Éponines : depuis la conquête des Romains, les Gau- loises ont toujours vendu eurs tresses blondes à des fronts moins parés; mes compatriotes bretonnes se font tondre encore à certains jours de foire el troquent le voile naturel de leur tête pour un mouchoir des Indes. i. Mémoires du maréchal de Bassompierre, contenant l'his- toire de sa vie et ce qui s'est fait de plus remarquable à la ■i / de France jusqu'en 1640, tome 1, p. 305. 202 MÉMOIRES d'outre-tombe M'adressait a an merlan, <|ni Qlail une perruque -ur un peigne do fer : « Monsieur, u'auriez-vous pas acheté les cheveux d'une jeune lingère, qui demeu- r.iii à l'enseigne des Deux- nges, près du Petit-Ponl .' » Il est resté sous l(i coup, ne pouvant dire ni oui, ni non. Je me suis retiré, avec mille excuses, à travers un labyrinthe de loupets. J'ai ensuite erré déporte en porte : point de lingère de vingt ans, me faisant grandes révérences; point de jeune femme franche, désintéressée, passionnée, coif- fée de nuit, n'ayant qu'une très fine chemise, une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Une vieille grognon, prèle à rejoindre ses dents dans la tombe, m'a pensé bat Ire avec sa béquille : c'était peut-être la tante du rendez- vous. Quelle belle histoire que cette histoire de Bassom- pierre ! il faut comprendre une des raisons pour laquelle il avait été si résolument aimé. A cette épo- que, les Français se séparaient en deux classes dis- tinctes, l'une dominante, l'autre demi-serve. La lin- gère pressait Bassompierre dans ses bras, comme un demi-dieu descendu au sein d'une esclave : il lui fai- sait l'illusion de la gloire, et les Françaises, seules de toutes les femmes, sont capables de s'enivrer de cette illusion. Mais qui nous révélera les causes inconnues de la catastrophe? Était-ce la gentille grisette des Deux- Anges, dont le corps gisait sur la table avec un autre corps? Quel était l'autre corps? Celui du mari, ou de l'homme dont Bassompierre entendit la voix? La peste (car il y avait peste à Paris) ou la jalousie étaient-elles MÉMOIRES D'OÙTRE-TOMBE 203 accourues dans la rue Bourg-l'Abbé avant l'amour? L'imagination se peut exercer à l'aise sur un tel su- jet. Mêlez aux inventions du poète le chœur popu- laire, les fossoyeurs arrivant, les corbeaux et l'épée de Bassompierre, un superbe mélodrame sortira de l'aventure. Vous admirerez aussi la chasteté et la retenue de ma jeunesse à Paris : dans cette capitale, il m'était loisible de me livrer à tous mes caprices, comme dans l'abbaye de Thélème où chacun agissait à sa volonté; je n'abusai pas néanmoins de mon indépendance : je n'avais de commerce qu'avec une courtisane âgée de doux cent seize ans, jadis éprise d'un maréchal de France, rival du Béarnais auprès de mademoiselle de Montmorency, et amant de mademoiselle d'Entragues, sœur de la marquise de Verneuil, qui parle si mal de Henri IV. Louis XVI, que j'allais voir, ne se doutait pas de mes rapports secrets avec sa famille. Le jour fatal arriva; il fallut partir pour Versailles plus mort que vif. Mon frère m'y conduisit La veille de ma présentation et me mena chez le maréchal de Duras, galant homme dont l'esprit était si commun qu'il réfléchissait quelque chose do bourgeois sur ses belles manières : ce bon maréchal me fit pourtant une peur horrible. Le lendemain matin, je me rendis seul au château. On n'a rien vu quand on n'a pas vu la pompe de Versailles, même après le licenciement de l'ancienne maison du roi : Louis XIV était toujours là. La chose alla bien tant que je n'eus qu'à traverser les salles des gardes : l'appareil militaire 204 MÉMOIRES D'OUTR] TOMBE jouis plu el ne m'a jamais imposé. Mais quand j'en- trai dans l'( Eil-de-bœuf1 el que je me trouvai au mi lien des courtisans, alors commença ma détresse. On me regardai! ; j'entendais demander <|ui j'étais. Il se faut souvenir i • ■ ' - < - 1 1 — tation. Une destinée mystérieuse s'attachait an débu- tant; on lui épargnait l'air protecteur méprisant qui composait, avec l'extrême politesse, les manières ini- mitables du grand seigneur. Qui sait si ce débutant ne deviendra pas le favori du maître? On respectait en lui la domesticité future dont il pouvait être honoré. Aujourd'hui, nous nous précipitons dans le palais avec encore plus d'empressement qu'autrefois et, ce qu'il y a d'étrange, sans illusion : un courtisan réduit à se nourrir de vérités est bien près de mourir de faim. Lorsqu'on annonça le lever de roi, les personnes non présentées se retirèrent; je sentis un mouvement de vanité : je n'étais pas fier de rester, j'aurais été humilié de sortir. La chambre à coucher du roi s'ou- vrit; je vis le roi, selon l'usage, achever sa toilette, c'est-à-dire prendre son chapeau de la main du pre- mier-gentilhomme de service. Le roi s'avança allant à la messe ; je m'inclinai ; le maréchal de Duras me nomma : « Sire, le chevalier de Chateaubriand. » Le roi me regarda, me rendit mon salut, hésita, eut l'air de vouloir m'adresser la parole. J'aurais répondu d'une contenance assurée : ma timidité s'était éva- 1. Nom d'une salle d'attente dans le château de Versailles, lorsque la Cour s'y trouvait; elle était éclairée par un œil-de- bœuf. MÉMOIRES D'otJTRE-TOMBE 205 nouie. Parler au général de l'armée, au chef de l'État, me paraissait tout simple, sans que je me rendisse compte de ce que j'éprouvais. Le roi plus embarrassé que moi, ne trouvant rien à me dire, passa outre. Vanité des destinées humaines ! ce souverain que je voyais pour la première fois, ce monarque si puis- sant était Louis XVI à six ans de son échafaud ! Et ce nouveau courtisan qu'il regardait à peine, chargé de démêler les ossements parmi les ossements, après avoir été sur preuves de noblesse présenté aux gran- deurs du fils de saint Louis, le serait un jour à sa poussière sur preuves de fidélité ! double tribut de respect à la double royauté du sceptre et de la palme ! Louis XVI pouvait répondre à ses juges comme le Christ aux Juifs : « Je vous ai fait voir beaucoup de bonnes œuvres ; pour laquelle me lapidez-vous? » Nous courûmes à la galerie pour nous trouver sur le passage de la reine lorsqu'elle reviendrait de la chapelle. Elle se montra bientôt entourée d'un radieux et nombreux cortège ; elle nous fit une noble révé- rence ; elle semblait enchantée de la vie. Et ces belles mains, qui soutenaient alors avec tant de grâce le sceptre de tant de rois, devaient, avant d'être liées par le bourreau, ravauder les haillons de la veuve, prisonnière à la Conciergerie! Si mon frère avait obtenu de moi un sacrifice, il ne dépendait pas de lui de me le faire pousser plus loin. Vainement il me supplia de rester à Versailles, afin d'assister le soir au jeu de la reine : « Tu seras, oie dit-il, nommé à la reine, et le roi le parlera. » Il ne me pouvait pas donner de meilleures raisons pour m'cnfuir. Je me hâtai de venir cacher ma gloire (huis 1. 12 208 MÉMOIRES D01 1 1 E-TOMBE mou hôtel garni, heureux d'être échappé à la cour, mais voyant encore devant moi la terrible journée des carrosses, du U> février 1787. Le duc de Coigny1 me fit prévenir que je cli;i-~<-i-.-i î - avec le roi dans la forêt de Saint-Germain. Je m'ache- minai de grand matin vers mon supplice, en uniforme de débutant, habit gris, veste et culottes rouges, man- chettes de bottes, bottes à l'écuyère, couteau de ci: au côté, petit chapeau français à galon d'or. .Non-; nous trouvâmes quatre débutants au château de Ver- sailles, moi, les deux messieurs de Saint-Marsault et le comte d'Hautefeuille2. Le duc de Coigny nous 1. Coigny (Marie-Henry-François Franquetot, duc de), né à Paris le 28 mars 1737. Il était, depuis 1774, premier écuyer du roi. En 1789, il fut élu député de la noblesse aux Etats-Géné- raux par le bailliage de Caen et siégea au côté droit. Sous la Restauration, il fut nommé successivement pair de France (4 juin 1814), gouverneur du château de Fontainebleau, premier écuyer du roi, gouverneur de Cambrai, gouverneur des Inva- lides (10 janvier 1816) et maréchal de France (3 juillet suivant). Il est mort à Paris le 19 mai 1821. 2. J'ai retrouvé M. le comte d'Hautefeuille; il s'occupe de la tra- duction de morceaux choisis de Byron ; madame la comtesse d'Hau- tefeuille est l'auteur, plein de talent, de Y Ame exilée, etc., etc. Ch. Hav.tefeuille (Charles-Louis-Félicité-Teaner, comte d'), né à Caen le 7 janvier 1770. Capitaine de cavalerie en 1789, il fut des premiers à émigrer (1791), et, après avoir fait à l'armée des princes la campagne de 1792, il prit du service en Suède, dans la garde royale, et ne rentra en France qu'en 1811. Le départe- ment du Calvados l'envoya en 1815 à la Chambre des députés, où il siégea jusqu'en 1824. Nommé gentilhomme de la chambre du roi, il assista, en cette qualité, au sacre de Charles X. Il est mort à Versailles le 21 septembre 1865. Il avait épousé, en 1823, Mlle de Beaurepaire, fille de l'un des plus vaillants officiers de l'armée vendéenne. La comtesse d'Hautefeuille a publié, sous le pseudonyme A'Anna-Marie, plusieurs ouvrages remarquables, dont les principaux sont l'Ame exilée, la Famille Cazotte et les Cathelincau. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 207 donna nos instructions : il nous avisa de ne pas cou- per la chasse, le roi s'emportant lorsqu'on passait entre lui et la bête. Le duc de Coigny portait un nom fatal à la reine. Le rendez-vous était au Val, dans la forêt de Saint-Germain, domaine engagé par la cou- ronne au maréchal de Beauvau1. L'usage voulait que les chevaux de la première chasse à laquelle assis- taient les hommes présentés fussent fournis des écu- ries du roi2. On bat aux champs : mouvement d'armes, voix de commandement. On crie : Le roi ! Le roi sort, monte dans son carrosse : nous roulons dans les carrosses à la suite. Il y avait loin de cette course et de cette chasse avec le roi de France à mes courses et à mes chasses dans les landes de la Bretagne; et plus loin encore à mes courses et à mes chasses avec les sau- vages de l'Amérique : ma vie devait être remplie de ces contrastes. Nous arrivâmes au point de ralliement, où de nom- breux chevaux de selle, tenus en main sous les arbres, témoignaient leur impatience. Les carrosses arrêtés dans la forêt avec les gardes; les groupes d'hommes et de femmes; les meutes à peine coule- nues par les piqueurs; les aboiements des chiens, le 1. Beauvau (Charles-Juste, duc de), né à Lunévilln le 10 sep- tembre 1720. Membre de l'Académie française en 1771, maréchal de France en 1783, ministre de Louis XVI en 1789. 11 mourut, le 19 mai 1793, au Val, près de Saint-Germain. 2. Dans la Gazette de Franco, du mardi 27 février 1787, on lit ce epui suit : « Le comte Charles d'Hautefeuille, le baron de Saint-Marsault, le baron de Saint-Marsaull Ch itelaillon et le che- valier de Chateaubriand, qui précédemment avaient eu l'honneur d'être présentés au roi, ont eu, le 19, celui de monter dnrw les voitures de Sa Majesté, et de la suivre à La chasse. » Cn. -208 MÉMOIRES D*OUTRE-TOMBE hennissemenl des chevaux, Le bruil des cors, formaient mu' scène très animée. Les chasses de nos pois rappe laienl ;'i la fois les anciennes et les nouvelles mœurs de la monarchie, les rudes passe-tem|>- de Clodion, de Chilpéric, de Dagobert, la galanterie de François I . de Henri IV et de Louis XIV. J'étais trop plein de mes lectures pour ne pas voir partout des comtesses de Chateaubriand, desduch»-- - - d'Étampes, des Gabrielles d'Estrées, des La Vallière, des Montespan. Mon imagination prit cette chasse historiquement, et je me sentis à l'aise : j'étais d'ail- leurs dans une forêt, j'étais chez moi. Au descendu des carrosses, je présentai mon billel aux piqueurs. On m'avait destiné une jument appelée l'Heureuse, bête légère, mais sans bouche, ombra- geuse et pleine de caprices; assez vive image de ma fortune, qui chauvit sans cesse des oreilles. Le roi mis en selle partit; la chasse le suivit, prenant diverses routes. Je restai derrière à me débattre avec l'Heureuse, qui ne voulait pas se laisser enfourcher par son nouveau maître ; je finis cependant par m'é- lancer sur son dos : la chasse était déjà loin. Je maîtrisai d'abord assez bien l'Heureuse; forcée de raccourcir son galop, elle baissait le cou, secouait le mors blanchi d'écume, s'avançait de travers à petits bonds ; mais lorsqu'elle approcha du lieu de l'action, il n'y eut plus moyen de la retenir. Elle allonge le chanfrein, m'abat la main sur le garrot, vient au grand galop donner dans une troupe de chasseurs, écartant tout sur son passage, ne s'arrê- tant qu'au heurt du cheval d'une femme qu'elle faillit culbuter, au milieu des éclats de rire des uns, des MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 209 cris de frayeur des autres. Je fais aujourd'hui d'inu- tiles efforts pour me rappeler le nom de cette femme, qui reçut poliment mes excuses. Il ne fut plus ques- tion que de l'aventure du débutant. Je n'étais pas au bout de mes épreuves. Environ une demi-heure après ma déconvenue, je chevauchais dans une longue percée à travers des parties de bois désertes ; un pavillon s'élevait au bout : voilà que je me mis à songer à ces palais répandus dans les forêts de la couronne, en souvenir de l'origine des rois che- velus et de leurs mystérieux plaisirs : un coup de fusil part ; l 'Heureuse tourne court, brosse tête baissée dans le fourré, et me porte juste à l'endroit où le che- vreuil veinait d'être abattu : le roi paraît. Je me souvins alors, mais trop lard, des injonctions du duc de Coigny : la maudite Heureuse avait tout fait. Je saule à terre, d'une main poussant en arrière ma cavale, de l'autre tenant mon chapeau bas. Le roi regarde, et ne voit qu'un débutant arrivé avant lui aux fins de la bête ; il avait besoin de parler ; au lieu de s'emporter, il me dit avec un ton de bonhomie et un gros rire : « Il n'a pas tenu longtemps. » C'est le seul mot que j'aie jamais obtenu de Louis XYI. On vint de toutes parts ; on fut étonné de me trouver causant avec le roi. Le débutant Chateaubriand fit du bruit par ses deux aventures ; mais, comme il lui est toujours arrivé depuis, il ne sut profiter ni de la bonne ni de la mauvaise fortune. Le roi força trois autres chevreuils. Les débutants ne pouvant courre que la première bête, j'allai atten- dre au Val avec mes compagnons le retour de la chasse. vi. c2|0 KÉMOTRBS D'OUTRE-TOMBE Lie roi revinl au \ al ; il était gai 1 1 contai! les aci i- dentB de la chasse. On reprit le chemin de Ver ailles. Nouveau désappointement pour mon frère : an lieu d'aller m'habiller pour me trouver au débotté, mo- ment de triomphe et de faveur, je me jetai au foini de ma voiture et rentrai dans Paris plein de joie d'i trfl délivré de mes honneurs et de mes maux. Je déclarai à mon frère que j'étais déterminé à retourner en Hre- tagne. Content d'avoir fail connaître son nom, espérant amener un jour à maturité, par sa présentation, ce qu'il y avait d'avorté dans la mienne, il ne s'opposa pas au départ d'un esprit aussi biscornu1. Telle fut ma première vue de la ville et de la cour. La société me parut plus odieuse encore que je ne l'avais imaginé ; mais si elle m'effraya, elle ne me découragea pas; je sentis confusément que j'étais supérieur à ce que j'avais aperçu. Je pris pour la cour un dégoût invincible ; ce dégoût, ou plutôt ce mépris que je n'ai pu cacher, m'empêchera de réussir ou me fera tomber du plus haut point de ma carrière. Au reste, si je jugeais le monde sans le connaître, le monde, à son tour, m'ignorait. Personne ne devina à mon début ce que je pouvais valoir, et quand je revins à Paris, on ne le devina pas davantage. Depuis ma triste célébrité, beaucoup de personnes m'ont dit: « Comme nous vous eussions remarqué, si nous vous 1. Le Mémorial historique de la Noblesse a publié un docu- ment inédit annoté de la main du roi, tiré des Archives du royaume, section historique, registre M 813 et carton M 814; il contient les Entrées. On y voit mon nom et celui de mon frère: il prouve que ma mémoire m'avait bien servi pour les dates. (Notes de Paris, 1840.) Ch. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 211 avions rencontré dans votre jeunesse ! » Cette obli- geante prétention n'est que l'illusion d'une renommée déjà faite. Les hommes se ressemblent à l'extérieur ; en vain Rousseau nous dit qu'il possédait deux petits yeux tout charmants : il n'en est pas moins certain, témoin ses portraits, qu'il avait l'air d'un maitre d'école ou d'un cordonnier grognon. Pour en finir avec la cour, je dirai qu'après avoir revu la Bretagne et m'être venu fixer à Paris avec mes sœurs cadettes, Lucile et Julie, je m'enlonçai plus que jamais dans mes habitudes solitaires. On me deman- dera ce que devint l'histoire de ma présentation. Elle resta là. — Vous ne chassâtes donc plus avec le roi? — Pas plus qu'avec l'empereur de la Chine. — Vous ne retournâtes donc plus à Versailles? — J'allai deux fois jusqu'à Sèvres ; le cœur me faillit, et je revins à Paris. — Vous ne tirâtes donc aucun parti de votre position? — Aucun. — Que faisiez-vous donc? — Je m'ennuyais. — Ainsi, vous ne vous sentiez aucune ambition ? — Si fait : à force d'intrigues et de soucis, j'arrivai à la gloire d'insérer dans VAlmanach des Muses une idylle dont l'apparition me pensa tuer d'es- pérance et de crainte1. J'aurais donné tous les car- rosses du roi pour avoir composé la romance : 0 ma tendre musette! on : De mon berger volage. Propre à tout pour les autres, bon à rien pour moi : me voilà. 1. Cette idylle figure, dans VAlmanach des Muses de 1790, à la page 205, sous ce titre : L'Amour de la campagne, et avec cette signature : par le chevalier de C***. Chateaubriand lui a donné place dans ses Œuvres complètes, tome XXI, p. 321. LIVRE V1 Passage en Bretagne. — Garnison de Dieppe. — Retour à Paris avec Lucile et Julie. — Delisle de Sales. — Gens de lettres. — Portraits. — Famille Rosambo. — M. de Malesherbes. — Sa prédilection pour Lucile. — Apparition et changement de ma Sylphide. — Premiers mouvements politiques en Bretagne. — Coup d'œil sur l'histoire de la monai'chie. — Constitution des États de Bretagne. — Tenue des États. — Revenu du roi en Bretagne. — Revenu particulier de la province. — Le Fouage. — J'assiste pour la première fois à une réunion poli- tique. — Scène. — Ma mère retirée à Saint-Malo. — Clérica- ture. — Environs de Saint-Malo. — Le revenant. — Le malade. — États de Bretagne en 1789. — Insurrection. — Saint-Riveul. mon camarade de collège, est tué. — Année 1789. — Voyage de Bretagne à Paris. — Mouvement sur la route. — Aspect de Paris. — Renvoi de M. Necker. — Versailles. — Joie de la famille royale. — Insurrection générale. Prise de la Bas- tille. — Effet de la prise de la Bastille sur la cour. — Tètes de Foullon et de Bertier. — Rappel de M. de Necker. — Séance du 4 août 1789. — Journée du 5 octobre. — Le roi est amené à Paris. — Assemblée constituante. — Mirabeau. — Séances de l'Assemblée nationale. — Robespierre. — So- ciété.— Aspect de Paris. — Ce que je faisais au milieu de tout ce bruit. — Mes jours solitaires. — M110 Monet. — J'arrête avec M. de Malesherbes le plan de mon voyage en Amérique. — Bonaparte et moi sous-lieutonants ignorés. — Le marquis de la Rouerie. — Je m'embarque à Saint-Malo. — Dernières pensées en quittant la terre natale. Tout ce qu'on vient de lire dans le livre précédent a été écrit à Berlin. Je suis revenu à Paris pour le 1. Ce livre a été écrit à Paris de juin à décembre 1821. — 11 a été revu en décembre 181G. 21 \ [OIR] - D'OI TRE-TOl baptême «lu duc de Bordeaux1, et j'ai donné la démis- sion de mon ambassade par fidélité politique à If. «If Villèle sorti du ministère8. Rendu à mes loisirs, écri- vons. A mesure que ces Mémoires se remplissent de uns années écoulées, ils me représentent Le globe inférieur d'un sablier constatant ce qu'il y a de tombé de ma vie : quand tout le sable sera passé, je ne retournerais pas mon horloge de verre, Dieu m'en eût-il donné la puissance. La nouvelle solitude dans laquelle j'entrai en Bre- tagne, après ma présentation, n'était plus celle de Gombourg; elle n'était ni aussi entière, ni aussi sé- rieuse, et, pour tout dire, ni aussi forcée : il m'était loisible de la quitter; elle perdait de sa valeur. Une vieille châtelaine armoriée, un vieux baron blasonné, gardant dans un manoir féodal leur dernière Bile el leur dernier fils, offraient ce que les Anglais appellent des caractères : rien de provincial, de rétréci dans cette vie, parce qu'elle n'était pas la vie commune. Chez mes sœurs, la province se retrouvait au milieu des champs : on allait dansant de voisins en voisins. jouant la comédie dont j'étais quelquefois un mauvais acteur. L'hiver, il fallait subir à Fougères la société d'une petite ville, les bals, les assemblées, les dîners, et je ne pouvais pas, comme à Paris, être oublié. D'un autre côté, je n'avais pas vu l'armée, la cour, 1. On lit dans le Moniteur du dimanche 29 avril 1821, sous la rubrique : Paris, 28 avril : « M. le vicomte dé Chateaubriand, ministre plénipotentiaire de France à Berlin, est arrivé avant- hier à Paris. » Le baptême du duc de Bordeaux eut lieu a Notre-Dame le 1er mai 1821. 2. M. de Villèle sortit du ministère le 27 juillet 1821; Cha- teaubriand donna sa démission d'ambassadeur le 31 juillet. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 215 sans qu'un changement se fût opéré dans mes idées : en dépit de mes goûts naturels, je ne sais quoi se dé- battant en moi contre l'obscurité me demandait de sortir de l'ombre. Julie avait la province en détesta- tion ; l'instinct du génie et de la beauté poussait Lucile sur un plus grand théâtre. Je sentais donc dans mon existence un malaise par qui j'étais averti que cette existence n'était pas ma destinée. Cependant, j'aimais toujours la campagne, et celle de Marigny était charmante1. Mon régiment avait changé de résidence : le premier bataillon tenait gar- nison au Havre, le second à Dieppe; je rejoignis ce- lui-ci : ma présentation faisait de moi un personnage. Je pris goût à mon métier ; je travaillais à la manœu- vre ; on me confia des recrues que j'exerçais sur les galets au bord de la mer : cette mer a formé le fond du tableau dans presque toutes les scènes de ma vie La Martinière ne s'occupait à Dieppe ni de sou homonyme Lamartinière2, ni du P. Simon, lequel 1. Marigny a beaucoup changé depuis l'époque où ma sœur l'habitait. Il a été vendu et appartient aujourd'hui à MM. de Pommereul, qui l'ont fait rebâtir et l'ont fort embelli. Ch. C'est la nièce de Chateaubriand, Mme Elisabeth Cécile Geffelot de Marigny, marié*' à Joseph-Louis-Mathurin Gouyquet de Bienassis, qui vendit le château de Marigny au baron de Pom- mereul, par contrat du 30 juin 1810. Le propriétaire actuel eât M. Henri-Charles-Jean, baron de Pommereul, petit-fils de l'ac- quéreur de 1810, marié le 9 juillet 184? à M110 Mirie-Thérèso Macdonald de Tarent*, petite-fille du maréchal duc de TâreTrte. 2. La Martinière (Antoine-Augustin Bruzen de), né h Dieppe en 1673, mort à La Haye le 19 juin 17 k9. Il a laissé un grand nombre d'ouvrages, dont le principal : Grand Dictionnaire i; \graphiqvtt et critiqu> (La Haye, 172Ô-1730) ne forme pas moins de 10 vol. in lui. il était neveu du P. Simon, dont la 1.4- tice suit. 216 MÉMOIRES n'otmin-TOMBE écrivail contre Bossuet, Port-Royal et les Bénédic- tins1, ni de l'anatomiste Pecquet, que madame de Sévigné appelle le petit Pecquet'-; mais La Martinière était amoureux à Dieppe comme â Cambrai : il dépé- rissait aux pieds d'une forte Cauchoise, dont la coiffe et le toupet avaient une demi-toise de haut. Elle n'é- tait pas jeune : par un singulier hasard, elle s'appe- lait Cauchie, petite-fille apparemment de cette Diep- poise, Anne Cauchie, qui en 1645 était âgée de cent cinquante ans. C'était en 1647 qu'Anne d'Autriche, voyant comme moi la mer par les fenêtres de sa chambre, s'amusait à regarder les brûlots se consumer pour la divertir. Elle laissait les peuples qui avaient été fidèles à Henri IV garder le jeune Louis XIV; elle donnai! à ces peuples des bénédictions infinies, malgré leur vilain langage normand. On retrouvait à Dieppe quelques redevances féo- dales que j'avais vu payer à Combourg : il était dû au 1. Simon (Richard), introducteur du rationalisme dans l'exé- gèse; né le 13 mai 1638 à Dieppe, où il est mort le 11 avril 1712. Il était membre de l'Oratoire. Après avoir enseigné la philoso- phy à Juilly et à Paris, il fut exclu de son ordre pour avoir soutenu, dans son Histoire critique du Vieux Testament (1678), des opinions qui suscitèrent les critiques de Bossuet et des so- litaires de Port-Royal et le firent condamner par le Saint-Siège. Voir Port-Royal, par Sainte-Beuve, tome IV, p. 380, 509. 2. Jean Pecquet (1622-1674), né à Dieppe comme les deux pré- cédents. On lui doit plusieurs découvertes importantes, entre autres celle du réservoir du chyle, dit Réservoir de Pecquet. Il était membre de l'Académie des sciences. Médecin et ami de Fouquet, il était aussi l'ami de Mme de Sévigné, qui l'appela pour donner ses soins à Mme de Grignan. Voir les Lettres de Mme de Sévigné des 22 décembre 1664, de janvier 1665, du 19 no- vembre 1670 et du 11 juillet 1672. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 217 bourgeois Vauquelin trois tètes de porc ayant chacun une orange entre les dents, et trois sous marqués de la plus ancienne monnaie connue. Je revins passer un semestre à Fougères. Là ré- gnait une fille noble, appelée mademoiselle de La Be- linaye1, tante de cette comtesse de Tronjoli, dont j'ai déjà parlé. Une agréable laide, sœur d'un officier au régiment de Condé, attira mes admirations : je n'au- rais pas été assez téméraire pour élever mes vœux jusqu'à la beauté ; ce n'est qu'à la faveur des imper- fections d'une femme que j'osais risquer un respec- tueux hommage. Madame de Farcy, toujours souffrante, prit enfin la résolution d'abandonner la Bretagne. Elle détermina Lucile à la suivre; Lucilo, à son tour, vainquit mes répugnances : nous prîmes la route de Paris ; douce association des trois plus jeunes oiseaux de la couvée. Mon frère était marié ; il demeurait chez son beau- père, le président de Bosambo, rue de Bondy2. Nous convînmes de nous placer dans son voisinage : par l'entremise de M. Delisle de Sales, logé dans les pa- villons de Saint-Lazare, au haut du faubourg Saint- Denis, nous arrêtâmes un appartement dans ces mêmes pavillons. 1. Renée-Elisabeth de la Belinaye, fille aînée d'Armand M < delon, comte de la Belinaye, et de Marie Thérèse Frain de la Ville- mtier, née à Fougères Le 28 janvier 1728, morte en la n lie le 19 juin 1816. — Sa sœur, Thérèse de La Belinaye, n I ^.nne-Joseph-Jacques Tuffin de La Rouerie, a été La mère du Biarquis Armand, le célèbre conspirateur. 2. Je relève sur YAlmanach royal de 1789, p. 2 14, la mention suivante : «Cour de Parlement. Grand1 Chambre, l'i isident... Messire Louis Le Peletier de Roaambo, rue de Bondy. » 1. 13 218 MÉMOIRES imh TRE-TOMBË Mada le Farcy s'étail accointée, je ne sais com- ment, avec Delisle de Sales1, lequel avail été mis jadis ;'i Vincennes pour des niaiseries philosophiques. A cette époque, on devenail un personnage quand <>n avail barbouillé quelques lignes de prose ou inséré un quatrain dans VAlmanach des Muses. Delisle de Sales, très brave homme, très cordialement médiocre, avail un grand relàchemenl d'esprit, el laissait allei sous lui ses années; ce vieillard s'étail composé une belle bibliothèque avec ses ouvrages, qu'il brocantait à l'étranger el que personne ne lisait à Paris. Chaque' année, au printemps, il faisait ses remontes d'idée^ en Allemagne. Gras et débraillé, il portait un rouleau de papier crasseux que Ton voyait sortir de sa pochej il y consignait au coin des rues sa pensée du moment. Sur le piédestal de son buste en marbre, il avait tracé de sa main cette inscription, empruntée au luiste de Buffon : Dieu, l'homme, la nature, il a tout explù nue. Delisle de Sales tout expliqué! Ces orgueils son] bien plaisants, mais bien décourageants. Qui se peuj Flatter d'avoir un talent véritable? Ne pouvons-nous pas être, tous tant que nous sommes, sous l'empire d'une illusion semblable à celle de Delisle de Sales 1 ! Je parierais que tel auteur qui lit cette phrase se cron un écrivain de génie, et n'est pourtant qu'un sot. Si je me suis trop longuement étendu sur le compte du digne homme des pavillons de Saint-Lazare, c'esl 1. Delisle de Sales (Jean-Baptiste Isoard, dit), né en 1743 à Lyon, mort le 22 septembre 1816. Quelcpues-unes de ses compi- lations ne laissèrent pas d'avoir un assez grand succès. Sa Phi losophie de la nature, ou Traité de morale pour l'espèce hu- maine (1769) a obtenu sept éditions. La dernu-re. publiée en 1804, forme 10 vol. in-8». MÉMOllîES d'outre-tombe 219 qu'il fut le premier littérateur que je rencontrai : il m'introduisit dans la société des autres. La présence de mes deux sœurs me rendit le séjour de Paris moins insupportable ; mon penchant pour l'étude affaiblit encore mes dégoûts. Delisle de Sales me semblait un aigle. Je vis chez lui Carbon Flins des Oliviers', qui tomba amoureux de madame de Farcy. Elle s'en moquait; il prenait bien la chose, car il se biquait d'être de bonne compagnie. Flins me lit con- naître Fontanes, son ami, qui est devenu le mien. Fils d'un maître des eaux et forêts de Reims, Flins avait reçu une éducation né_gligéej au demeurant, fiomme d'esprit et parfois de talent. On ne pouvait voir quelque chose de plus laid : court et bouffi, de gros yeux saillants, des cheveux hérissés, des dents sales, et malgré cela l'air pas trop ignoble. Son genre de vie, qui «Hait celui de presque tous les gens de let- tres de Paris à cette époque, mérite d'être raconté. Flins occupait un appartement rue Mazarine, assez près de La Harpe, qui demeurait rue Guénégaud. Deux Savoyards, travestis en laquais par la vertu d' ! ca- saque de livrée, le servaient; le soir, ils le suivaient, 1. Flins des Oliviers (Claude-Marie-Louis-Emmanuel Carbon de), né en 1757 à Reims, mort en 1806. La multiplicité de ses noms lui attira cette épigramme de Lebrun : Carbon de Flins des Oliviers A plus de noms n le jugea assez béai da philosophie pour une ambassade auprès d'un de cei rois qu'on découronnait. Il écrivail de Turin à M. < 1 f ^ Talleyrand qu'il ;iv;iil rainai mi préjugé : il avail fait recevoir sa femme ru pet-en-l'air à La cour1. Tomba* de la médiocrité dans l'importance, de l'importance dans la niaiserie, el de la niaiserie dans Le ridicule, il a fini ses jours littérateur distingué comme critique; et, ce qu'il y a de mieux, écrivain indépendant dans la Décade* : la nature l'avail remis à la place d'où la soi ciété l'avait mal à propos lin''. Son savoir esl de seconde 1. Ginguené fut nomme, au commencement de 17'J- deur de la République française à Turin. « C'était, dit M. Lu- dovic Sciout {le Directoire, tome 111, p. 532), c'était m Trissotin, un révolutionnaire aussi sot qu'insolent. » Par affec- tation de simplicité, et sans doute aussi par économie, car i tenait beaucoup à l'argent, il fit dispenser sa femme de paraître en habit de cour aux audiences. Sans perdre une heure, il dé- pêcha au ministre des relations extérieures un courrier extraor- dinaire, porteur de la grande nouvelle : la citoyenne ambassa- drice est allée à la cour en pet-en-Vair ! Ce pauvre Gingueiu avait compté sans son hôte : le ministre (c'était Talleyrand glissa aussitôt dans le Moniteur la note suivante : '< Un ambas sadeur de la République a écrit, dit-on, au ministre des rela- tions extérieures qu'il venait de remporter une victoire signalé» sur l'étiquette d'une vieille monarchie, en y faisant recevoh l'ambassadrice ci habits bourgeois. Le ministre lui a répondi que la République n'envoyait que des ambassadeurs, parce qu'i n'y avait chez elle que des directeurs et qu'on n'y connaissait d< directrices que celles qui se trouvaient à la tête de quelque; spectacles. » (Moniteur du 26 juin 1798.) — A quelques jour: de là, Guinguené était rappelé. 2. La Décade philosophique, fondée le 10 floréal an II (2! avril 1794). Guinguené en fut le principal rédacteur. Il était se- condé par une « société de républicains » devenue en l'an \ MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 225 main, sa prose lourde, sa poésie correcte et quelque- fois agréable. Ginguené avait un ami, le poète Le Brun *. Ginguené protégeait Le Brun, comme un homme de talent, qui connaît le monde, protège la simplicité d'un homme de génie; Le Brun, à son tour, répandait ses rayons sur les hauteurs de Ginguené. Bien n'était plus co- mique que le rôle de ces deux compères, se rendant, par un doux commerce, tous les services que se peu- vent rendre deux hommes supérieurs dans des genres divers. Le Brun était tout bonnement un faux monsieur de l'Empyrée; sa verve était aussi froide que ses trans- ports étaient glacés. Son Parnasse, chambre haute dans la rue Montmartre, offrait pour tout meuble des livres entassés pêle-mêle sur le plancher, un lit de sangle dont, les rideaux, formés de deux serviettes sales, pendillaient sur une tringle de fer rouillé, et la moitié d'un pot à l'eau accotée contre un fauteuil dé- paillé. Ce n'esl pas que Le Brun ne fût à son aise, « une société de gens de lettres ». On remarquait, dans le nom- bre, J.-B. Say, Amaury Duval, Lebreton, Andrieux, etc. Peu Bprès l'établissement de l'empire, le 10 vendémiaire an XIII (2 octobre 1804), la Décade changea son titre en celui de Revue philosophique, littéraire et politique. Elle cessa de paraître en 1807. Lors de la publication du Génie du Christianisme, la Dé- cade n'avuit pas manqué de l'attaquer très vivement dan- trois articles dus à la plume de Ginguené et réunis aussitôt en bro- churc sous ce titre : Coup d'ceil rapide sur le Génie du Chris- tianisme, ou quelques pages sur les cinq volumes in-8° pu- bliées sous ce titre par François-Auguste Chateaubriand. — Paris, de l'imprimerie de la Décade, etc., an X (1802), in-8° de 92 pages. 1. Le Brun (Ponce-Denis Esoouohard), di( Lebrun-Pindare] né le 11 août 1729 à Paris, où il est mort le 2 septembre L807. 13. 2 -ii MÉMOIRES D'OUTRE TOMDE mais il étail avare el adonné à des femmes de mau- vaise vie '. Au souper antique de M. de Vaudreuil, il joua le personnage de Pindare2. Parmi ses poésies lyriques, on trouve des strophes énergiques ou élégantes, comme dans Fode sur le vaisseau le Vengeur e\ dans l'ode sur les Environs de Paris. Ses élégies sortenl de sa tête, rarement de son â ; il ;i L'originalité recherchée, non l'originalité naturelle; il ne crée rien qu'à force d'arl ; il se fatigue à pervertir le sens des mois el à les conjoindre par des alliances monstrueuses. Le Brun n'avait de vrai talent que pour la satire; son épître sur lu bonne et la mauvaise "plaisanterie a joui d'un re- nom mérité. Quelques-unes de ses épigrammes sont à mettre auprès de celles de J.-B. Rousseau; La Harpe surtout l'inspirait. Il faut encore lui rendre une autre justice : il fut indépendant sous Bonaparte, el il reste 1. Déjà, en 1798, dans une note manuscrite de son exemplaire de Y Essai, Chateaubriand avait tracé de Le Brun ce joli cro- quis : « Le Brun a toutes les qualités du lyrique. Ses yeux sont âpres, ses tempes chauves, sa taille élevée. Il est maigre, pâle, et quand il récite son Exegi monwmentum, on croirait entendre Pindare aux Jeux olympiques. Le Brun ne s'endort jamais qu'il n'ait composé quelques vers, et c'est toujours dans son lit, entre trois et quatre heures du matin, que l'esprit divin le visite. Quand j'allais le voir le matin, je le trouvais entre trois ou quatre pots sales avec une vieille servante qui faisait son ménage : « Mon ami, me disait-il, ah! j'ai fait cette nuit quelque chose! oh! si vous l'entendiez! » Et il se mettait à tonner sa strophe, tandis que son perruquier, qui enrageait, lui disait : « Monsieur, tournez donc la tète ! » et avec ses deux mains il inclinait la tête de Le Brun, qui oubliait bientôt le perruquier et recommençait à gesticuler et déclamer. » 2. Sur le souper antique de M. de Vaudreuil, voyez les Sou- venirs de Mme Lebrun- Vigée. Le Brun, coiffé du laurier de Pindare, y récita des imitations d'Anacréon. mémoires d'outre-tombe 227 de lui, contre l'oppresseur de nos libertés, des vers sanglants1. Mais, sans contredit, le plus bilieux des gens de lettres que je connus à Paris à cette époque était Ghamfort2; atteint de la maladie qui a fait les Jaco- bins, il ne pouvait pardonner aux hommes le hasard de sa naissance. Il trahissait la confiance des maisons où il était admis; il prenait le cynisme de son langage pour la peinture des mœurs delà cour. On ne pouvait lui contester de l'esprit et du talent, mais de cet es- prit et de ce talent qui n'atteignent point la postérité. Quand il vit que sous la Révolution il n'arrivait à rien, il tourna contre lui-même les mains qu'il avail levées sur la société. Le bonnet rouge ne parut plus à son orgueil qu'une autre espèce de couronne, le sans- culottisme qu'une sorte de noblesse, dont les Maral et les Robespierre étaient les grands seigneurs. Furieux de retrouver l'inégalité des rangs jusque dans le monde des douleurs et des larmes, condamné à n'être encore qu'un vilain dans la féodalité des bourreaux, il se vou- 1. Il est bien vrai que Le Brun a écrit des vers sanglants contre Bonaparte; mais ces vers, il les a tenus secrets, tandis qu'il avait bien soin de publier ceux où il célébrait ce même Bonaparte. « Il s'était tout à fait, et dès le premier jour, dit Sainte-Beuve, rallié à Bonaparte, qui lui avait accordé une grosse pension (6,000 francs). 11 a loué le héros, comme il avait déjà loué indifféremment Louis XVI, Calonne, Vergennes, Robes- pierre, sans préjudice des petites épigrammes qu'il se passait dans l'intervalle et qui ne comptaient pas. » Causeries du lundi Y. L34. 2. Chamfort (Sébastien-Roch-Nicolas, dit), ne prés de Cler- mont en Auvergne en 1741, mort à Taris, smis la Terreur, vic- time de cette révolution dont il avait été l'un des adeptes les plus fanatiques. 228 MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE lut tuer pour échapper aux supériorités mai L789. l'en 1. Dans V Essai sur les Révolutions, sons L'impression encore récente 'In supplice de Malesherbes '-t de presque tous les siens, Chateaubriand avail tracé 'lu défenseur de Louis XVI un élo- quriii et admirable portrait, que ne fail poinl pâlir celui des Mémoires. On trouvera ce premier portrail de Malesherbes b {'Appendice, N° VIII : M. '/■■ Malesherbes. i'30 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE dant ces deux années, mes Bœurs el moi dous a'habi- tâmes constammenl ai Paris, ai le même Lieu dans Paris. Je vais maintenant rétrograder el ramener mes lecteurs en Bretagne. Du reste, j'étais toujours affolé de mes illusions; si mes bois manquaient, les temps passés, au défaut des lieux lointains, m'avaient ouvert une autre solitude. Dans le vieux Paris, dans les enceintes de Saint-Germain-des-Prés, dans les cloîtres des cou- vents, dans les caveaux de Saint-Denis, dans la Sainte- Chapelle, dans Notre-Dame, dans les petites rue- de la Cité, à la porte obscure d'Héloïse, je revoyais mon enchanteresse; mais elle avait pris, sous les arches gothiques et parmi les tombeaux, quelque chose de la mort : elle était pale, elle me regardait avec des yeux tristes; ce n'était plus que l'ombre ou les mânes du rêve que j'avais aimé. Mes différentes résidences en Bretagne, dans les années 1787 et 1788, /ommencèrent mon éducation politique. On retrouvait dans les états de province le modèle des états généraux: aussi les troubles particu- liers qui annoncèrent ceux de la nation éclatèrent-ils dans deux pays d'états, la Bretagne et le Dauphiné. La transformation qui se développait depuis deux- cents ans touchait à son terme : la France passée de la monarchie féodale à la monarchie des états généraux, de la monarchie des états généraux à la monarchie de- parlements, de la monarchie des parlements à la mo- narchie absolue, tendait à la monarchie représentative, à travers la lutte de la magistrature contre la puis- sance royale. mémoires d'outre-tombe 237 Le parlement Maupeou, l'établissement des assem- blées provinciales, avec le vote par tête, la première et la seconde assemblée des Notables, la Cour plénière, la formation des grands bailliages, la réintégration civile des protestants, l'abolition partielle de la tor- ture, celle des corvées, l'égale répartition du payement de l'impôt, étaient des preuves successives de la révo- lution qui s'opérait. M;iis alors on ne voyait pas l'en- semble des faits : chaque événement paraissait un accident isolé. A toutes les périodes historiques, il existe un esprit-principe. En ne regardant qu'un point, on n'aperçoit pas les rayons convergeant au centre de tous les autres points; on ne remonte pas jusqu'à l'agent caché qui donne la vie et le mouvement gêne- rai, comme l'eau ou le feu clans les machines : c'est pourquoi, au début des révolutions, tant de personnes croient qu'il suffirait de briser telle roue pour em- pêcher le torrent de couler ou la vapeur de faire explosion. Le xviu" siècle, siècle d'action intellectuelle, non d'action matérielle n'aurait pas réussi à changer si promptement les lois, s'il n'eût rencontré son véhi- cule : les parlements, et notamment le parlemenl de Paris, devinrent les instruments du système philoso- phique. Toute opinion meurt impuissante ou fréné- tique, si elle n'est logée dans une assemblée qui la rend pouvoir, la munit d'une volonté, lui attache nue langue y\ des bras. C'est el ce sera toujours par des corps Légaux ou illégaux qu'arrivenl el arriveronl les révolutions. Les parlements avaient leur cause à venger : la mo- narchie absolue leur avait ravi une autorité usurpée 238 MÉMOIRES D'OI TRE-TOMBE sur les états généraux. Les enregistrements forcés, les lits de justice, les exils, en rendant les magistrats po- pulaires, les poussaient à demander des libertés dont au fond ils u'étaienl pas sincères partisans. Ils récla- maient les états généraux, u'osanl -,w r qu'ils dési- raient pour eux-mêmes la puissance législative el po- litique; ils hâtai enl de la sorte la résurrection d'un corps dont il> avaienl recueilli l'héritage, lequel, en reprenant la vie, les réduirail tout d'abord à leur propre spécialité, la justice. Les hommes se trompent presque toujours dans leur intérêt, qu'ils se meuvent par sagesse ou passion : Louis XVI rétablit les parle- ments qui le forcèrent à appeler les états généraux; les états généraux, transformés en assemblée natio- nale et bientôt en Convention, détruisirent le trône et les parlements, envoyèrent à la mort et les juges et le monarque de qui émanait la justice. Mais Louis XVI et les parlements en agirent de la sorte, parce qu'ils étaient, sans le savoir, les moyens d'une révolution sociale. L'idée des (Mats généraux étiiit donc dans Imites les tètes, seulement, on ne voyait, pas où cela allait. Il était question, pour la foule, de combler un déficit que le moindre banquier aujourd'hui se chargerait de faire disparaître. Un remède' si violent, appliqué à un mal si léger, prouve qu'on était emporté vers des ré- gions politiques inconnues. Pour l'année 1780, seule minée dont l'état financier soit bien avéré, la recette était de 412,924,000 livres, la dépense de 593,842,000 livres; déficit 180,618,000 livres, réduit à 140 mil- lions, par 40,618,000 livres d'économie. Dans ce bud- get,- la maison du roi est portée à l'immense somme MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 239 de 37,200,000 livres : les dettes des princes, les acqui- sitions de châteaux et les déprédations de la cour étaient la cause de cette surcharge. On voulait avoir les états généraux dans leur forme de 1614. Les historiens citent toujours cette forme, comme si, depuis 1(514, on n'avait jamais ouï parler (1rs (Mats généraux, ni réclamer leur convocation. Cependant, en 1651, les ordres de la noblesse et du clergé, réunis à Paris, demandèrent les états géné- raux. 11 existe un gros recueil des actes ef des dis- cours faits et prononcés alors. Le parlement de Paris. tout-puissant à celte époque, loin de seconder le vœu des deux premiers ordres, cassa leurs assemblées Comme illégales; ce qui était vrai. Et puisque je suis sur ce chapitre, je veux noter un autre fait grave échappé à ceux qui se sont mêles et qui se mêlent décrire l'histoire de France, sans la savoir. On parle des trois ordres, comme constituant essentiellement les étals dits généraux. Eh bien, il ar- rivait souvent que des bailliages ne nommaient des députés que pour un <>u deux ordres. En Kil 1, le bail- liage d'Amboise n'en nomma ni [tour le clergé ni pour la noblesse; le bailliage de Châteauneuf-en-Thimerais n'en envoya ni pour le clergé ni pour le tiers état; Le Puy, La Rochelle, Le Lauraguais, Calais, la Haute- Marche, Ghâtellerault, firent défaut pour le clergé, et Montdidier et Roye puni' la noblesse. Néanmoins, les étals de 1614 furent appelés états généraux. Aussi les anciennes chroniques, s'exprimant d'une manière- plus correcte, disent, en parlant de nos assemblées nationales, ou les trois états, ou les notables bour- geois, ou les barons cl les è \ selon 1 '■<>< 240 MÉMOIRES D'oi NIE-TOMBE et elles attribuenl à ces assemblées ainsi compo la même force législative. Dans les diverses pro- vinces, souvenl le tiers, toul convoqué qu'il était, ne députail pas, el cela par une raison inaperçue, mais fort naturelle. Le tiers s'était emparé de la magistra- ture, il en avait chassé les gens d'épée; il y régnait d'une manière absolue, excepté dans quelques parle- ments nobles, comme juge, avocat, procureur, gref- fier, clerc, etc.; il faisail les lois civiles et criminelles, et, à l'aide de l'usurpation parlementaire, il exerçait même le pouvoir politique. La fortune, l'honneur et la vie des citoyens relevaient de lui : tout obéissait à ses arrêts, toute tète tombait sous le glaive de ses jus- tices. Quand donc il jouissait isolément d'une puis- sance sans bornes, qu'avait-il besoin d'aller chercher une faible portion de cette puissance dans des assem- blées où il n'avait paru qu'à genoux? Le peuple, métamorphosé en moine, s'était réfugié dans les cloîtres, et gouvernait la société par l'opinion religieuse; le peuple, métamorphosé en collecteur et en banquier, s'était réfugié dans la finance, et gou- vernait la société par l'argent; le peuple, métamor- phosé en magistrat, s'était réfugié dans les tribunaux, et gouvernait la société par la loi. Ce grand royaume de France, aristocrate dans ses parties ou ses pro- vinces, était démocrate dans son ensemble, sous la di- rection de son roi, avec lequel il s'entendait à mer- veille et marchait presque toujours d'accord. C'est ce qui explique sa longue existence. 11 y a toute une nou- velle histoire de France à faire, ou plutôt l'histoire de France n'est pas faite. Toutes les grandes questions mentionnées ci-dessu.s MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 2 ' I ('■(aient particulièrement agitées dans les années 1786, 1787 et 1788. Les têtes de mes compatriotes trouvaient dans leur vivacité naturelle, dans les privilèges de la province, du clergé et de la noblesse, dans les colli- sions du parlement et des états, abondante matière d'inflammation. M. de Calonne, un moment intendant de la Bretagne1, avait augmenté les divisions en favo- risant la cause du tiers état. M. de Montmorin- et M. de Thiard étaient des commandants trop faibles pour faire dominer le parti de la cour. La noblesse se coalisait avec le parlement, qui était noble; tantôt elle résistait à M. Necker3, à M. de Calonne, à l'archevêque ide Sens*; tantôt elle repoussait le mouvement popu- laire, que sa résistance première avait favorisé. Elle 1. Charles-Alexandre de Calonne (1731-1 802), contrôleur géné- ral des finances de 1783 à 1785. Il avait été en 1766 procureur général de la commission instituée pour examiner la conduite de La Chalotais. 2. Montmorin-Saint-Hérem (Armand-Marc, comte de), né le 13 octobre 1746. Menin du dauphin, depuis Louis XVI, il avait débuté dans la carrière politique comme diplomate et avait rempli auprès du roi d'Espagne le poste d'ambassadeur. De re- tour en France, il fut nommé commandant pour le roi en Bre- tagne i avril L784). Il conserva ces fonctions jusqu'au commen- cement de 1787. Ministre des affaires étrangères, du 18 lévrier 17-; au 11 juillet 1789, et du 17 juillel L789 au 20 novembre 17'J1, dénoncé par les journalistes du parti de la Gironde comme l'un des membres du prétendu comité autrichien, emprisoi l'Abbaye après le 10 août, il fut égorgé le 2 septembre 170..'. Le comte de Montmorin était le père de Mrao de Beaumont, qui a tenu une si grande place dans la vie de Chateaubriand. '■'. Necker (Jacques), contrôleur général des finances, né à Ge- nève le 30 septembre 1732, morl h Coppel le 9 avril 1814. i. Etienne-Charles de Loménie de Brienne, archevêque de s. ns i\~<:'] 1794 ; il était premier ministre Lora de La Convention fies Etats-Généraux, mais fut forcé de donner sa démission, le K5 aoûl L789. Arrêté à Sens le 9 novembre L793 et jeté en pri- son, il fut, au mois de février 1794, remis chez lui avei il' 1. U l\i MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE s'assemblait, délibérait, protestait; les communes ou municipalités s'assemblaient, délibéraient, protes- taienl en sens contraire. L'affaire particulière du fouage, eu se mêlanl aux affaires générales, ;i\;iii ac- cru les inimitiés. Pour comprendre ceci, ii esl o saire d'expliquer la constitution du duché du Bre- tagne. Les élals de Bretagne < ni f plus ou moins varié dans leur forme, comme tous les états de l'Europe féodale, auxquels ils ressemblaient. Les rois de France furent substitués aux droits des ducs de Bretagne. Le contrat de mariage de la du- chesse Anne, de l'an 1491, n'apporta pas seulement la Bretagne eu dot à la couronne de Charles VIII et de Louis XII, mais il sitpula une transaction, en vertu de laquelle fut terminé un différend qui remontait à Charles de Blois et au comte de Montfort. La Bretagne prétendait que les filles héritaient au duché; la France soutenait que la succession n'avait lieu qu'en ligne masculine; que celle-ci venant à s'éteindre, la Breta- gne, comme grand fief, faisait retour à la couronne. Charles VIII et Anne, ensuite Anne et Louis XI!. se des qui ne le perdaient pas de vue. Son frère, le comte de Brienne, ancien ministre de la guerre, l'étant venu voir, on ar- rêta le ci- devant comte, et, du même coup, l'archevêque, les trois Loménie ses neveux, dont l'un son coadjuteur, et Mmc de Canisy, sa nièce. Ils devaient tous, en vertu d'un ordre du Co- mité de sûreté générale, être conduits le lendemain à Tari-. Le lendemain au matin, quand on entra dans la chambre de l'ar- chevêque, on le trouva mort. (Voir les Mémoires de Morellet, tome II, p. 15.) — Le comte de Loménie de Brienne; ses trois neveux, l'abbé Martial de Loménie, François de Loménie, capi- taine de chasseurs, Charles de Loménie, chevalier de Saint-Louis el de Oineinnatus; sa nièce, Mme de Canisy. turent guillotinés luus les cinq, le'21 floréal an II (i'J mai i". .' . . MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 2 'nî cédèrent mutuellement leurs droits ou prétentions. Claude, fille d'Anne et de Louis XII, qui devint femme de François Ier, laissa en mourant le duché de Bre- tagne à son mari. François Ier, d'après la prière des étals assemblés à Vannes, unit, par édit publié à Nantes en L532,le duché de Bretagne à la couronne de France, garantissant à ce duché ses libertés et privilèges. A cette époque, les états de Bretagne étaient réunis tous les ans : mais en 1030 la réunion devint bisan- nuelle. Le gouverneur proclamait l'ouverture des états. Les trois ordres s'assemblaient selon les Lieux, dans une église ou dans les salles d'un couvent. Cha- que ordre délibérai! à part : c'étaient trois assemblées particulières avec leurs diverses tempêtes, qui se con- vertissaient en ouragan général quand le clergé, la noblesse et le tiers venaient à se réunir. La cour souf- llait la discorde, et dans ce champ resserré, comme dans une plus vaste arène, les talents, les vanités et les ambitions étaient en jeu. Le père Grégoire de Rostrenen, capucin, dans la dédicace de son Dictionnaire français-breton1, parle de la sorte à nos seigneurs les états de Bretagne : 1. Rostrenen (Grégoire de . capucin el prédicateur. Le savant éditeur de la Biographie bretonne, M. Paul Levot, n'a pu dé- couvrir ni la date et le lieu de sa naissance, ni la date el Le lieu âe sa mort. Il est l'auteur du dictionnaire paru en L732 à Rennes, du'/ l'imprimeur Julien Vatar, sous ce titre : Dictionnaire fran cois- celtique ou françois-breton, nécessaire à tous ceux qui veulent traduire le françois en celtique, ou en langage b mour prêcher, catéchiser et confesser, selon les différents dia- lectes de chaque diocèse; utile et curieux pour s'instruire " fond de la langue bretonne, et pour trouver l'étymologie de plusieurs mots françois et bretons, de noms propres de villes et 'le maisons. ±\\ MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE « S'il ne convenail qu'à L'orateur romain de louer « dignement l'auguste assemblée du sénal de Rome, * ;onvenait-il de hasarder l'éloge de votre auguste « assemblée, qui nous retrace si digne ni L'idée de « ce que L'ancienne el la nouvelle Rome avaienl as qu'elle dise : > Vous mé parlez « bien plaisamment de nos misères : nous ne sommes « plus si rrnirs : un en huit jours seulement, pour en- « tretenir la justice. 11 est vrai que la penderie me pa « raît maintenant un rafraîchissement. » C'est pousser trop loin l'agréable langage de cour : Barère parlait avec la même grâce de la guillotine. En I7'.».'{. 1rs uoyades de Nantes s'appelaient des mariages répu- blicains : le despotisme populaire reproduisait l'amé- nité de style du despotisme royal. Les fats de Paris, qui accompagnaient aux états messieurs les gens du roi, racontaient que nous au- tres hobereaux nous faisions doubler nos pochés de fer-blanc, afin de porter à nos femmes les fricassées de poulet de M. le commandant. On payait cher ces railleries. Un comte de Sabran était naguère resté sur la place, en échange de ses mauvais propos. Ce des- cendant des troubadours et des rois provençaux, grand comme un Suisse, se fit tuer par un petit chasse-lièvre du Morbihan, de la hauteur d'un Lapon2. 1. Lettre du 5 août 1671. 2. La date de ce duel, reste légendaire en Bretagne, se place aux environs de 1735. Celui qui en fut le héros n'était pas « un MÉMOIRES D'OUTRE-TOMRE Vu Ce lier ne le cédait point à son adversaire en généa- logie : si saint Elzéar de Sabran était proche parent de saint Louis, saint Corentin, grand-oncle du très noble Ker, était évêque de Quimper sous le roi Gal- lon II, trois cents ans avant Jésus-Christ1. Le revenu du roi, en Bretagne, consistait dans le don gratuit, variable selon les besoins; dans le pro- duit du domaine de la couronne, qu'on pouvait éva- luer de trois à quatre cent mille francs ; i\;\n> la per- ception du timbre, etc. petit chasse-lièvre du Morbihan », mais un cadet de Cornouaille, Jean-François de Kératry, qui fut plus tard, après le décès de son aîné, chef de nom et armes, présida en 177G l'ordre de la noblesse aux Etats de la province, et mourut à Quimper le ~> fé- vrier 177'.'. L'un de ses fils, le plus jeune, Anguste-Hilarion, comte de Kératry, après avoir été plusieurs fois député, fut élevé à la pairie en 1837 et laissa deux fils, dont l'un, le comte Emile de Kératry, a été le premier préfet de police de la troisième Ré- publique. — Sur le duel lui-même, voici les détails que je trouve dans une curieuse et rarissime brochure, publiée en 1788 à Rennes, à l'occasion des troubles de Bretagne, et intitulée : Lettre île Mmn la comtesse de Kératry au maréchal de Stainville : « Tout le monde, en Bretagne, sait l'affaire du comte de Kéra- try avec le marquis de Sabran. Ce dernier, qui avait accompagné ta maréchale d'Estrées aux Etats, se permit quelques propos in- discrets contre les Bretons, en présence du (••unir de Kératry. Le marquis de Sabran était brave el n'avait point de dignité qui le dispensât de rendre raison à. un gentilhomme d'une in faite à tous les habitants d'un-- province. Tous les deus se ren- contrent et mettent l'épée à la main. M. de Kératry esl le pre- mier atteint. c< Vous êtes blessé », lui Crie M. de Sabran. — « Un Breton blessé tue son adversaire », répond le comte de Kératry. Le combal recommence avec plus de fureur, le marquis de Sabran est percé e1 meurt. « 1. Sain! Corentin fui le premier titulaire de l'évêché de Cor- nouaille (ou de Quimper), créé par le fond iteur même du comté ou royaume de Cornouaille, le roi Grallon, qui a reçu di la c2'i8 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE La Bretagne avail ses revenus particuliers, qui lui servaient à Paire face à ses charges : le grand el le petit devoir, qui frappaieni les liquides el le mouve- ment des liquides, fournissant deux millions annuels; enfin, les sommes rentranl par le fouage. On De se doute guère de l'importance du fouage dans ootre histoire; cependant il fut à la révolution de France, ce que fut le timbre à la révolution des États-Unis. Le fouage (census pro singulis focis exactus) était un cens, ou une espèce de taille, exigé par chaque feu sur les Liens roturiers. Avec le fouage graduellement augmenté, se payaient les dettes de la province. En temps de guerre, les dépenses s'élevaient à plus de sept millions d'une session à l'autre, somme qui pri- mait la recette. On avait conçu le projet de créer un capital des deniers provenus du fouage, et de le cons- tituer en rentes au profit des fouagistes : le fouage n'eut plus alors été qu'un emprunt. L'injustice (bien qu'injustice légale au terme du droit coutumier) était de le faire porter sur la seule propriété routière. Les communes ne cessaient de réclamer; la noblesse, qui tenait moins à son argent qu'à ses privilèges, ne vou- lait pas entendre parler d'un impôt qui l'aurait ren- due taillable. Telle était la question, quand se réu- nirent les sanglants états de Bretagne du mois de décembre 1788. postérité le nom de Mur ou Grand, et auquel de son vivant ses peuples décernèrent, à cause de son exacte justice, celui de Iaun, c'est-à-dire la Loi, le Droit ou la Règle. L'érection de révêche de Quimper se place, non trois cents ans avant Jésus- Christ, mais vers la fin du ve siècle après Jésus-Christ, de 195 ï 500. [Annuaire historique et archéologique de Bretagne, par Arthur de La Borderie, tome II, p. 12 et 134.) mémoire-; d'outre-tombe 2i9 Les esprits étaient alors agités par diverses causes : l'assemblée des Notables, l'impôt territorial, le com- merce des grains, la tenue prochaine des états géné- raux et l'affaire du collier, la Cour plénière et le Mariage de Figaro, les grands bailliages et Gagliostro et Mesmer, mille autres incidents graves ou futiles, étaient l'objet des controverses dans toutes les familles. La noblesse bretonne, de sa propre autorité, s'était convoquée à Rennes pour protester contre rétablisse- ment de la Cour plénière. Je me rendis à cette diète : c'est la première réunion politique où je me sois trouvé de ma vie. J'étais étourdi et amusé des cris que j'entendais. On montait sur les tables el sur les fauteuils; on gesticulait, on parlait tous à la fois. Le marquis de Trémargat, Jambe de bois1, disait d'une voix de stentor : « Allons tous chez le commandant, « M. de Thiard ; nous lui dirons : La noblesse bre- é tonne est à votre porte ; elle demande à vous parler : « le roi même ne la refuserait pas! •> A ce trail d'élo- 1. Louis-Anne-Pierre Geslin, comte (et non marquis] de Tré- margat, né à Bain-de-Bretagne le 24 décembre 1749. Fils d'un président, au Parlement do Bretagne, il avait servi dans la ma- rine et était devenu lieutenant de vaisseau et chevalier de Saint- Louis. En 1776, il avait épousé Anne-Françoise de Caradcm- de Launay, parente du célèbre procureur général et veuve de M. de Quônétain. Un fils lui naquit à Rennes, le 18 janvier 1785, pen- dant la tenue des Etals. On lit, à cette occasion, dans la Ga- zette de France du 4 février 1785 : « On mande de Rennes que la comtesse de Trémargat, épouse du comte de Trémargat, Jambe-de-bois, président de Tordre de la noblesse, étant accou- chée d'un fils, les Etais ont arrêté de donner a cel enfant le nom de Bretagne et d'envoyer à La comtesse <\<' Montmorin (fe te du Commandant de La province) nue députation pour la prier de le présenter au baptême. » — Le comte de Tréma] à Jersey, où il perdit sa femme le 25 novembre 1790, Nous ignorons le lieu et la date de sa mort. c_!.'><> MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE quence les bravos ébranlaient les voûtes de la salle. Il recommençail : <■ Le roi môme Qe la refuserai! | as I Les (menées el 1rs trépignements redoublaient. Nous allâmes chez M. le comte de Thiard ', homme de cour, poète erotique, esprit doux el frivole, mortellement ennuyé de notre vacarme; il nous regardail comme des houhous, des sangliers, des bêtes fauves; il brû- lai! d'être hors de notre Armorique el n'avail nulle envie de nous refuser l'entrée de son hôtel. Notre orateur lui dit ce qu'il voulut, après quoi nous vînmes rédiger cette déclaration : « Déclarons infâmes ceux « qui pourraient accepter quelques places, soil dans « l'administration nouvelle de la justice, soil dans «l'administration des étals, qui ne seraient pas « avouées par les lois constitutives de la Bretagne. » Douze gentilshommes furenl choisis pour porter celle pièce au roi : à leur arrivée à Paris, on les coffra à la Bastille, d'où ils sortirent bientôt en façon de héros2; ils furent reçus à leur retour avec des branches de laurier. Nous portions des habits avec de grands bou- tons de nacre semés d'hermine, autour desquels bou- 1. Thiard-Bissy (Henri-Charles, comte de), né en 1720. Lieu- tenant-général et premier écuyer du duc d'Orléans, il avait suc- cédé à M. de Montmorin, au mois de février 1787, en qualité de roniinandant pour le roi en Bretagne. Chateaubriand ie juge peut-être ici avec trop de sévérité. S'il fut « homme de cour », il sut aussi, à l'heure du péril, noblement défendre le roi. Il fut blessé dans la journée du 10 août; le 26 juillet 1794, il porta sa tête sur l'échafaud. — Maton de la Varenne a publié en l'an VII (1799) les Œuvres posthumes du comte de Thiard, 2 vol. in-12. 2. Les douze gentilshommes mis à la Bastille, le 15 juillet 1788, pour l'affaire de Bretagne, étaient : le marquis de La Rouerie, le comte de La Fruglaye, le marquis de La Bourdonnayc de Montluc, le comte de Trémorgat, le marquis de Corné. Le comte Godet rie Châtillon, le vicomte de Champion de Cicé, le marquis MÉMOIRES D'ÔUTRE-TOMBE 251 tons était écrite en latin cette devise : « Plutôt mourir « que de se déshonorer. » Nous triomphions de la cour dont tout le monde triomphait, et nous tombions avec elle dans le même abîme. Ce fut à cette époque que mon frère, suivant tou- jours ses projets, prit le parti de me faire agréger à l'ordre «le Malle. 11 fallait pour cela' me faire entrer dans la cléricature : elle pouvait m'ètre donnée par M. Cortois de Pressigny, évêque de Saint-Malo. Je me rendis donc dans ma ville natale, où mon excellente mère s'était retirée ; elle n'avait plus ses enfants avec elle; elle passait le jour à l'église, la soirée à tricoter. Ses distractions étaient inconcevables : je la rencon- trai un malin dans la rue, portant une de ses pan- toufles sous son bras, en guise de livre de prière-. De luis à autre pénétraient dans sa retraite quelques vieux amis, et ils parlaient du bon temps. Lorsque nous étions tête à tête, elle me faisait de beaux roules en vers, qu'elle improvisait. Dans un de ees contes le diable emportait une cheminée avec un mécréant, et le poète s'écriait : Le diable eu l'avenue Chemina tant et tant, Qu'on en perdil la vue En moins d'une heur1 «le temps. Alexis de Bedée, I" chevalier de Guer, le marquis du Bois de ta Feronnière, le comte Hay des Nétumières ci le comte '!<■ Bec- dolièvre Penhouët. — Sur leur captivité, qui lui d'ailleurs la plus douce 'lu monde el qui ne dura que deux mois, du 15 juil- let au 12 septembre 1788, voir la Bastille sous Louis XVI, dans les Lcijoidcs révolutionnaires, par Edmond i: 252 ' MÉMOIRES imh rRE-TOMBE « Il me semble, dis-je, que le diable ne va pas bien vite. » Mais madame de Chateaubriand me prouva que je n'y entendais rien : elle était charmante, ma mère. Elle avait une longue complainte sur le Récit vérita- ble d'une cane sauvage, en la ville de Montfort-la- Cane-lez-Saint-Malo. Certain seigneur avail renfermé une jeune lillc d'une grande beauté dans le château de Montfort, à dessein de lui ravir l'honneur. A tra- vers une lucarne, elle apercevait l'église de Saint- Nicolas; elle pria le saint avec des yeux pleins de larmes, et elle fut miraculeusement transportée hors du château; mais elle tomba entre les mains des ser- viteurs du félon, qui voulurent en user avec elle comme ils supposaient qu'en avait fait leur maître. La pauvre fille éperdue, regardant de tous côtés pour chercher quelque secours, n'aperçut que des canes sauvages sur l'étang du château. Renouvelant sa prière à saint Nicolas, elle le supplia de permettre à ces animaux d'être témoins de son innocence, afin que si elle devait perdre la vie, et qu'elle ne pût accomplir les vœux qu'elle avait faits à saint Nicolas, les oiseaux les remplissent eux-mêmes à leur façon, en son nom et pour sa personne. La fille mourut dans l'année : voici qu'à la transla- tion des os de saint Nicolas, le !> mai. une cane sau- vage, accompagnée de ses petits canetons, vint à l'église de Saint-Nicolas. Elle y entra et voltigea de- vant l'image du bienheureux libérateur, pour lui applaudir par le battement de ses ailes; après quoi. elle retourna à l'étang, ayant laissé un de ses petits en offrande. Quelque temps après, le caneton s'en re- MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE Llo'd tourna sans qu'on s'en aperçût. Pendant deux eents ans et plus, la cane, toujours la même cane, est revenue, à jour fixe, avec sa couvée, dans l'église du grand saint Nicolas, à Montfort. L'histoire en a été écrite et imprimée en 1032 : l'auteur remarque fort justement : « que c'est une chose peu considérable « devant les yeux de Dieu, qu'une chétive cane sau- « vage; que néanmoins elle tient s;i partie pour rendre « hommage à sa grandeur; que la cigale de saint « François était encore moins prisable, et que pour- ci tant ses fredons charmaient le cœur d'un séraphin. » Mais madame de Chateaubriand suivait une fausse tradition : dans sa complainte, la fille renfermée à Montfort était une princesse, laquelle obtint d'être changée en cane, pour échapper à la violence de son vainqueur. Je n'ai retenu que ces vers d'un couplet de la romance de ma mère : Cane la belle est devenue, Cane la belle est devenue, Et s'envola, par une grille, Dans un étang plein de lentilles. Comme madame de Chateaubriand étail une véri- table sainte, elle obtint de l'évéque de Saint-Malo La promesse de me donner la cléricature; il s'en taisait scrupule: la marque ecclésiastique donnée à un laïque et à un militaire lui paraissait une profanation <|iii tenait de la simonie. M. Cortois de Pressigny, aujour- d'hui archevêque de Besançon et pair de France1, est 1. Cortois de Pressigny (Gabriel, comte), né à Dijon le 11 dé- cembre lïi.">. 11 avait été sacré évêque de Saint-Malo le IT> jan-» \\>-v L786. Forcé d'émigrer en 1791, il se retira en Suisse, rentra I 15 i'.\\ MÉMOIRES d'oUTRE-TOMBÊ un homme de bien ci de mérite. Il étail jeune alors, protégé de la reine, et sur le chemin de la fortune, où il est arrivé plus tard par une meilleure voie : la per- sécution. Je me mis à genoux, en uniforme, l'épée au côté, aux pieds du prélat; il me eoupa deux ou trois che- veux sur le sommet de la tète; eela s'appela tonsure, de laquelle je reçus lettres en bonnes formes1 Avec ces lettres, 200,000 livres de rentes pouvaient m'échoir, quand mes preuves de noblesse auraient été admises à Malte : abus, sans doute, dans l'ordre ecclésiastique, mais chose utile dans Tordre politique de l'ancienne constitution. Ne valait-il pas mieux qu'une espèce de bénéfice militaire s'attachât à l'épée d'un soldat qu'à la mantille d'un abbé, lequel aurait mangé sa grasse prieurée sur les pavés de Paris? La cléricature, à moi conférée pour les raisons pré- cédentes, a fait dire, par des biographes mal infor- més, que j'étais d'abord entré dans l'Eglise. Ceci se passait en 17882. J'avais des chevaux, je par- courais la campagne, ou je galopais le long des va- gues, mes gémissantes et anciennes amies; je descen- , dais de cheval, et je me jouais avec elles; toute la I à Paris en l'an VIII, remit sa démission entre les mains de Pie VII, à l'occasion du Concordat, mais refusa toutes fonctions sous le Consulat et l'Empire. La première Restauration l'envoya comme ambassadeur à Rome, afin d'obtenir du Pape des modi- cations au Concordat de 1801. Nommé pair de France en 1816 et archevêque de Besançon en 1817, il mourut à Paris le 2 mai 1823. 1. Voir Y Appendice N° IX; la Cléricature de Chateaubriand. 2. Cette date, comme toutes celles que donne Chateaubriand dans ses Mémoires, est exacte. Ceci se passait le 16 décembre Voiri7 à l'Appendice précité. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE ^.'io famille aboyante de Scylla sautait à mes genoux pour me caresser : Nunc vada latrantis Scyllse. Je suis allé bien loin admirer les scènes de la nature; je m'au- rais pu contenter de celles que m'offrait mon pays natal. Rien de plus charmant que les environs de Saint- Malo, dans un rayon de cinq à six lieues. Les bords de la Rance, en remontant cette rivière depuis son embouchure jusqu'à Dinan, mériteraient seuls d'adi- rer les voyageurs; mélange continuel de rochers et de verdure, de grèves et de forêts, de criques et de ha- meaux, d'antiques manoirs de la Bretagne féodale el d'habitations modernes de la Bretagne commerçante. Celles-ci ont été construites en un temps où les négo- ciants de Saint-Malo étaient si riches que, dans leurs jours de goguettes, ils fricassaient des piastres, et les jetaient toutes bouillantes au peuple par les fenêtres. Ces habitations sont d'un grand luxe. Bonnaban, châ- teau de MM. de la Saudre, est en partie de marbre apporté de Gènes, magnificence donl nous n'avons pas même l'idée à Paris1. La Briantais2, Le Bosq, 1. Le château de Bonnaban, alors en la paroisse 'lu même nom, aujourd'hui en La Goucsnièrc, achète en 175i, au prix de 1(J5 UOO livres, et reconstruit avec luxe pendant les années >ui- vantes, est encore aujourd'hui une des belles propriétés des en- virons de Saint-Malo. MM. de la Saudre étaient deux frères, d'origine malouine, qui s'étaient établis ;i Cadix ei y avaient fait une immense fortune. A leur retour en France, I l'aîné, acheta Bonanban et en commença la reconstruction, qui lui, terminée seulement en 1777 par son frère, François-Guillaume, devenu son héritier en 1763. Le comte de Kergariou en est au- jourd'hui propriétaire. ■.-'. La Briantais, situé en Sain! Servan, sur les bords de la Rance, appartenait alors aux Picol île Prémesnil et appartient ctuellement à M. Lachambre, ancien député. 256 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE le Montmarin1, La Balue*, le Colombier8, sont ou étaient ornés d'orangeries, d'eaux jaillissantes cl de statues. Quelquefois les jardins descendent en pente au rivage derrière les arcades d'un portique de til- leuls, à travers une colonnade de pins, au bout d'une pelouse; par-dessus les tulipes d'un parterre, la mer présente ses vaisseaux, son calme et ses tempêtes. Chaque paysan, matelot et laboureur, est proprié- taire d'une petite bastide blanche avec un jardin; parmi les herbes potagères, les groseilliers, les rosiers, les iris, les soucis de ce jardin, on trouve un plant de thé de Cayenne, un pied de tabac de Virginie, une fleur de la Chine, enfin quelque souvenir d'une autre rive et d'un autre soleil : c'est l'itinéraire et la carte du maître du lieu. Les tenanciers de la côte sont d'une belle race normande; les femmes grandes, mince-; agiles, portent des corsets de laine grise, des jupons courts de callemandre et de soie rayée, des bas blancs à coins de couleur. Leur front est ombragé d'une large 1. Ces deux châteaux, situés l'un vis-à-vis de l'autre, sur les bords de la Rance — la Bosq en Saint-Servan, le Montmarin en Pleurtuit — étaient la propriété de l'opulente famille des Magon. 2. La Balue, en Saint-Servan, appartenait également aux Ma- gon.— M. Magon de la Balue a été guillotiné le 9 juillet 170 i, avec son frère Luc Magon de la Blinaye, et son cousin Erasme- Charles-Auguste Magon de la Lande ; avec la marquise de Saint- Pern, sa fille, Jean-Baptiste-Marie-Bertrand de Saint-Pern, son petit-fils, et François-Joseph de Cornulier, son petit-gendre. Quelques jours auparavant, le 20 juin 1794, deux autres mem- bres de la famille Magon, Nicolas-François Magon de la Ville- huchet et son fils, Jean-Baptiste-Magon de Coëtizac, étaient également montés sur l'échafaud. 3. Le château de Colombier, en Paramé, appartenait en 1788 aux Eon de Carissan. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 'loi coiffe de basin ou de batiste, dont les pattes se relè- vent en forme de béret, ou flottent en manière de voile. Une chaîne d'argent à plusieurs branches pend à leur côté gauche. Tous les matins, au printemps, ces filles#du Nord, descendant de leurs barques, comme si elles venaient encore envahir la contrée, apportent au marché des fruits dans des corbeilles, et des cail- lebottes dans des coquilles : lorsqu'elles soutiennent d'une main sur leur tête des vases noirs remplis de lait ou de fleurs, que les barbes de leurs cornettes blanches accompagnent leurs yeux bleus, leur visage rose, leurs cheveux blonds emperlés de rosée, Les Valkyries de l'Edda dont la plus jeune es! ['Avenir, ou les Canéphores d'Athènes, n'avaient rien d'aussi gracieux. Ce tableau ressemble-t-il encore? Os fem- mes, sans doute, ne sont plus; il n'en reste que mon souvenir. Je quittai ma mère, et j'allai voir mes sœurs aînées aux environs de Fougères. Je demeurai un mois chez madame de Chateaubourg. Ses deux maisons de cam- pagne, Lascardais1 et Le Plessis2, près de Saint-Au- bin-du-Cormier, célèbre par sa tour et sa bataille, étaient situées dans un pays de roches, de landes et de bois. Ma sœur avait pour régisseur M. Livoret, 1. Le château de Lascardais était la principale résidence de M. et Mmo de Chateaubourg; il est situé dans la commune de Mézières, canton de Saint-Aubin-du-Cormier, arrondissement de Fougères (Illc-i't-Vilainc), ci est habité aujourd'hui par M""' la vicomtesse du Breil de Pontbriand, petite-ûlle de la comtesse de Chateaubourg. 2. Le Plessis-Pillet est, situe dans la commune de Dourdain, canton de Lill'ré. arrondissement de Fougères. 258 MÉMOIRES D'Ol TRE-TOMBE jadis jésuite1, auquel il était arrivé une étrange aven- ture. Quand il lui nommé régisseur à Lascardais, le comte de Chateaubourg, le père, venail de mourir : .M. Livo- ret, qui ae Tavail pas connu, lui installé gardien du castel. La première nuit qu'il y coucha seul, il vil en- trer dans son appartement un vieillard pâle, eu robe de chambre, en bonnet de nuit, portant une petite lu- mière. L'apparition s'approche de l'àtre, pose son bou- geoir sur la cheminée, rallume le l'eu et s'assied dans iiu fauteuil. M. Livorel tremblail de tout sud corps. Après deux heures de silence, le vieillard se lève, reprend sa lumière, et sort de la chambre en fermant la porte. Le lendemain, le régisseur conta son aventure aux fermiers, qui, sur la description de la lémure, affir- mèrent que c'était leur vieux maître. Tout ne finit pas là : si M. Livoret regardait derrière lui dans une furet. il apercevait le fantôme; s'il avait à franchir un écha- lier dans un champ, l'ombre se mettait à califourchon sur l'échalier. Un jour, le misérable obsédé s'étant ha- sardé à lui dire : « Monsieur de Chateaubourg. laissez- moi; » le revenant répondit : « Non. » M. Livoret, homme froid et positif, très peu brillant d'imagina- tive, racontait tant qu'on voulait son histoire, toujours de la même manière et avec la même conviction. Un peu plus tard, j'accompagnai en Normandie 1. Rob. Lamb. Livorel (et non Livoret), ne le 17 septembre 1735, était entré dans la Compagnie de Jésus le 27 octobre 1753. Au moment de la suppression de la Compagnie (1762), il était . .■m collège de Rennes, en qualité de frère coadjuteur, et chargé, à ce titre, de s'occuper de la maison de campagne du col- lège. mémoires d'outre-tombe 259 un brave officier atteint d'une fièvre cérébrale. On nous logea dans uue maison de paysan : une vieille tapisserie, prêtée par le seigneur du lieu, séparait jiKiiî lit de celui du malade. Derrière cette tapisserie on saignait le patient; en délassement de ses souf- frances, on le plongeait dans des bains de glace; il grelottait dans cette torture, les ongles bleus, le vi- sage violet et grincé, les dents serrées, la tête chauve, une longue barbe descendant de son menton pointu et servant de vêtement à sa poitrine nue, maigre et mouillée. Quand le malade s'attendrissait, il ouvrai! un para- pluie, croyant se mettre à l'abri de ses larmes : si le moyen était sûr contre les pleurs, il faudrait élever une statue à l'auteur de la découverte. Mes seuls bons moments étaient ceux où je m'allais promener dans le cimetière de l'église du hameau, bâtie sur un tertre. Mes compagnons étaient les morts, quelques oiseaux et le soleil qui se couchait. Je rêvais à la société de Paris, à mes premières années, à mon fantôme, à. ces bois de Combourg dont j'étais si près par l'espace, si loin par le temps; je retournais à mon pauvre malade : c'était un aveugle conduisant un aveugle. Hélas I un coup, une chute, une peine morale ravi- ront à Homère, à Newton, à Bossuet, leur génie, el ces hommes divins, au lieu d'exciter une pitié pro- fonde, un regret amer et éternel, pourraient être L'ob- jet d'un sourire! Beaucoup de personnes que j'ai con- nues et aimées ont vu se troubler leur raison auprès •le moi, c me si je portais le germe de la contagion. Je ne m'explique le chef-d'œuvre de Cervantes el sa 260 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE gaieté cruelle que par une réflexion triste : en consi- dérai l'être entier, en pesanl le bien el le mal, on sérail tenté de désirer tout accident qui porte h l'ou- bli, commune un moyen d'échapper à soi-même : un ivrogne joyeux est une créature heureuse. Religion à part, le bonheur est de s'ignorer et d'arriver à la mort sans avoir senti la vie. Je rnmenai mon compatriote parfaitement guéri. Madame Lucile et madame de Farcy, revenues avec moi en Bretagne, voulaient, retourner à. Paris; mais je fus retenu par les troubles de la province. Les états étaient semonces pour la fin de décembre 1788). La commune de Rennes, et après elle les autres com- munes de Bretagne, avaient pris un arrêté qui déten- dait à leurs députés de s'occuper d'aucune affaire avant que la question des fouages n'eût été réglée. Le comte de Boisgelin ', qui devait présider l'ordre de la noblesse, se hâta d'arriver à Rennes. Les gen- tilhommes furent convoqués par lettres particulières, 1. Boisgelin (Louis-Bruno, comte de) était né à Prennes le 17 novembre 1734. Maréchal de camp, chevalier de Saint-Louis et du Saint-Esprit, maître de la garde-robe du roi et baron des Etats de Bretagne, il présida plusieurs fois aux Etats l'ordre de la noblesse, notamment dans l'orageuse session de 1788-1789. L'ordre de la noblesse et la fraction de l'ordre du clergé qui avait entrée aux Etats de Bretagne refusèrent de députer pour cette province aux Etats-Généraux de 1789. Le comte de Boisge- lin ne siégea donc pas à l'Assemblée constituante, où son frère Boisgelin de Cucé, archevêque d'Aix et député du clergé de la sénéchaussée de cette ville, a tenu au contraire une place si considérable. Il fut guillotiné le 19 messidor an II (7 juillet 1794). Sa femme, Marie-Catherine-Stanislas de Boufflers, sœur du chevalier de Boufflers, qui unissait à l'esprit le plus brillant le plus noble courage, monta sur l'échafaud le même jour. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 261 y compris ceux qui, comme moi, étaient encore trop jeunes pour avoir voix délibérative. Nous pouvions être attaqués, il fallait compter les bras autant que les suffrages : nous nous rendîmes à notre poste. Plusieurs assemblées se tinrent chez M. de Boisgelin avant l'ouverture des états. Toutes les scènes de con- fusion auxquelles j'avais assisté se renouvelèrent. Le chevalier de Guer, le marquis de Trémargat, mon on- cle le comte de Bedée, qu'on appelait Bedée l'artichaut, à cause de sa grosseur, par opposition à un autre Be- dée, long et effilé, qu'on nommait Bedée l'asperge, cassèrent plusieurs chaises en grimpant dessus pour pérorer. Le marquis de Trémargat, officier de marine, à jambe de bois, faisait beaucoup d'ennemis à son ordre : on parlait un jour d'établir une école militaire où seraient élevés les fils de la pauvre noblesse; un membre du tiers s'écria : « Et nos fils qu'auront-ils? — L'hôpital, » repartit Trémargat : mot qui, tombé dans la foule, germa promptement. Je m'aperçus au milieu de ces réunions d'une dispo- sition de mon caractère que j'ai retrouvée depuis dans la politique et dans les armes : plus mes collègues ou mes camarades s'échauffaient, plus je me refroi- dissais; je voyais mettre le feu à la tribune ou au ca- non avec indifférence : je n'ai jamais salué la parole ou le boulet. Le résultat de nos délibérations fut que la Qoblesse traiterait d'abord des affaires générales, cl ne s'occu- perait du louage qu'après la solution des autres «pico- tions; résolution directement opposée à celle du tiers. Les gentilshommes n'avaient pas grande confiance dans le clergé, qui les abandonnai I souvent, surtout 15. 262 MÉMOIKES l»'ul THE-TOMBE quand il était présidé par l'évèque de Rennes1, per- sonnage patelin, mesuré, parlant .ivre un Léger zézaie- ment qui c'était pas sans grâce, el se ménageant des chances à la cour. Un journal, la Sentinelle du Peuple, rédigé à Rennes par 1111 écrivailleur arrivé de Paris2, fomentail les haines. Les états se tinrent dans le couvent des Jacobins, sur la place du Palais. Nous entrâmes, avec les dispo- sitions qu'on vient de voir, dans la salle des séances; nous n'y lûmes pas plutôt établis, que le peuple nous assiégea. Les 25, 26, -27 et 28 janvier 1789 furent des jours malheureux. Le comte de Thiard avait peu de troupes; chef indécis et sans vigueur, il se remuait e n'agissait point. L'école de droit de Rennes, à la le de laquelle était Moreau, avait envoyé quérir les jeunes gens de Nantes; ils arrivaient au nombre de quatre cents, et le commandant, malgré ses prières, ne les 1. François Bareau de Girac. — Le jugement que porte sur lui Chateaubriand est peut-être trop sévère. « Sur le siège de Rennes, dit l'auteur des Evêques avant la Révolution, M. l'abbé Sicard, M. de Girac faisait apprécier avec les talents d'un ad- ministrateur souple, conciliant et habile, sa charité, son zèle, sa sollicitude pour toutes les branches de l'instruction publique. » Bonaparte voulut le nommer à un évêché; il refusa et n'accepta qu'un canonicat à Saint-Denis. Il mourut en 1820, âge de quatre- vingt-huit ans. — Cardinal de La Fare, Xotice sur M. Fran- çais Bareau de Girac, évêque de Rennes, 1821. 2. La Sentinelle du peuple, aux gens de toutes professions, sciences, arts, commerce et métiers, composant le Tiers-Etat de la province de Bretagne. Ce journal, dont le premier numéro parut le 10 novembre 1788, était publié par MM. Monodive et Volney. Le Volney de la Sentinelle est bien le Volney du Voyage en Egypte et en Syrie (1787) et des Ruines (1791), ce- lui qui sera plus tard membre de la Constituante et sénateur, pair de France et académicien. Et c'est bien lui, j'imagine, et non le pauvre et obscur Monodive, que vise Chateaubriand, quand il parle de « l'écrivailleur arrivé de Paris ». MÉMOIRES U'OUTRE-TOMBE 263 put empêcher d'envahir la ville. Des assemblées, en ens divers, au Champ-Montmorin1 et dans les cafés, en étaient venues à des collisions sanglantes. Las d'être bloqués dans notre salle, nous prîmes la résolution de saillir dehors, l'épée à la main; ce fut un assez beau spectacle. Au signal de notre président, nous tirâmes nos épées tous à la lois, au cri de : Vive la Bretagne! et, comme une garnison sans ressources, nous exécutâmes une furieuse sortie, pour passer sur le ventre des assiégeants. Le peuple nous reçut avec des hurlements, des jets de pierres, des bourrades de bâtons ferrés et des coups de pistolet. Nous fîmes une trouée dans la masse de ses flots qui se refermaient sur nous. Plusieurs gentilshommes furent blessés, traînés, déchirés, chargés de meurtrissures et de con- tusions. Parvenus à grande peine à nous dégager, chacun regagna son logis. Des duels s'ensuivirent entre les gentilshommes, les écoliers de. droit et leurs amis de Nantes. Un de ces duels eut lieu publiquement sur la place Royale; l'honneur en resta au vieux Keralieu2, officier de ma- 1. En 1785, le comte de Montmorin, commandant pour le roi en Bretagne, fit créer et planter sur une butte au sud-est de la Ville une promenade qui fut appelée le Champ-Montmorin. C'est aujourd'hui le Champ de Mars, dont l'aspect et les abords ont été du reste complètement modifiés depuis L'établissement de la gare du chemin de fer, qui est voisine. 2. Aucun Keralieu ne figure sur la liste des Etats de 1788- 1789, et on ne le trouve pas dans les nobiliaires bretons. Au lieu de Keralieu, il faut lire sans doute Kersalaùn. l'n duel eut lieu, en effet, sur la place Royale, entre M. de Kersalaùn, ijui faisait partie des Etats et qui a signé la protestation de la Noblesse et un jeune Rennais, Joseph-Marie-Jacques lilin, qui, après' avoir fait la campagne d'Amérique, élaii al<.rs employé dans les fermes de Bretagne. Le courage des deux adversaires excita 264 MÉMOIRES D'OUTBE-TOMBE rine, attaqué, qui se battit avec une Incroyable vi- gueur, aux ;i|i|)laudissemunts de ses jeunes adver- saires. Un autre attroupement s'était formé. Le comte de MontbouHiiT ' aperçut dans la foule un étudianl nom- mé Ulliac, auquel il dit : « Monsieur, ceci nous re- garde. » On se range en cercle autour d'eux; Mont- boucher fait sauter l'épée d'Ulliac et la lui rend : on s'embrasse et la foule se disperse. Du moins, la noblesse bretonne ne succomba pas sans honneur. Elle refusa de députer aux états géné- raux, parce qu'elle n'était pas convoquée selon les luis fondamentales de la constitution de la province; elle alla rejoindre en grand nombre l'armée des princes, se fit décimer à l'armée de Condé, ou avec Charette dans les guerres vendéennes. Eût-elle changé quelque chose à la majorité de l'Assemblée nationale, au cas de sa réunion à cette assemblée? Cela n'est guère pro- bable : dans les grandes transformations sociales, les résistances individuelles, honorables pour les carac- tères, sont impuissantes contre les faits. Cependant. il est difficile de dire ce qu'aurait pu produire un homme du génie de Mirabeau, mais d'une opinion l'admiration des assistants. Jean-Joseph, comte de Kersalaûn. était l'aîné des fils du marquis de Kersalaùn, le doyen du Par- lement. Agé de 45 ans, il était beaucoup plus vieux que son adversaire, lequel n'avait que vingt-quatre ans. 1. René-François-Joseph de Montbourcher (dont le nom se prononçait alors Montboucher, comme l'écrit Chateaubriand). Né à Rennes le 21 novembre 1759, fils de Guy-Joseph-Amador. comte de Montbourcher, lieutenant-colonel au régiment de Mar- beuf, et de Jeanne-Céleste de Saint-Gilles, il était capitaine au régiment général Dragons. Il est mort à Rennes le 13 mai 1835. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 205 opposée, s'il s'était rencontré dans l'ordre de la no- blesse bretonne. Le jeune Boishue et Saint-Riveul, mon camarade de collège avaient péri avant ces rencontres, en se ren- dant à la cbambre de la noblesse; le premier fut en vain défendu par son père, qui lui servit de se- cond1. Lecteur, je t'arrête : regarde couler les premières gouttes de sang que la Révolution devait répandre. Le ciel a voulu qu'elles sortissent des veines d'un compa- gnon de mon enfance. Supposons ma chute au lieu de celle de Saint-Riveul; on eût dit de moi, en chan- geant seulement le nom, ce que l'on dit de la victime par qui commence la grande immolation : « Un gen- « tilhomme nommé Chateaubriand, fut tué en se ren- « dant à la salle des États. » Ces deux mots auraient remplacé ma longue histoire. Saint-Riveul eût-il joué mon rôle sur la terre? était-il destiné au bruit ou au silence? Passe maintenant, lecteur; franchis le ûeuve de 1. Louis-Pierre de Guehenneuc de Boishue, fils aîné de Jean- Baptiste-René de Guehenneuc, comte de Boishue, étail Lanhélen évêché de Dot), le 31 octobre 1767. [1 n'avait donc que 21 ans lorsqu'il fut tué dans les rues de Rennes, Le 27 jan- vier 1789, en même temps que le jeune Saint-Riveul. (Voyez sur ce dernier la note de la page 109.) — Ces deux jeunes gens avaient signé, quelques jours auparavant, la protestation de la noblesse contre Les Arrêtés du Conseil relatifs à la convocation des Etats Généraux. Un certain nombre d'autres gentilshommes, âgés de moins de 25 ans, avaient été autorisés comme eus poser leur signature sur ce document, à ta suite des membres des Etats. L'original de cette pièce est aux Archives d'IUe-et- Vilaine. — Pour les détails de la mort des jeunes Boishue et Saint-Riveul, consulter l'ouvrage de M. Barthélémy Pocquet, les Origines de lu lù'nih'tion en Bretagne, tome II, p, 855. 266 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMEB sang i|iii sépare à jamais 1»' vieux inonde, dont tu sors, du monde oouveauà l'entrée duquel tu mourras. L'année L789, si fameuse dans notre histoire e( dans l'histoire de l'espèce humaine, me trouva dans les landes de ma Bretagne; je ne pus menu- quitter la province qu'assez tard,el n'arrivai à Paris qu'après le pillage de la maison Réveillon4, l'ouverture des états généraux, la constitution du liers état en Assemblée nationale, le serment du Jeu de Paume, la séance royale du 23 juin, et la réunion du clergé et de la noblesse au tiers état. Le mouvement était grand sur ma route : dans les villages, les paysans arrêtaient les voitures, deman- daient les passeports, interrogeaient les voyageurs. Plus on approchait de la capitale, plus l'agitation croissait. En traversant Versailles, je vis des trotijics casernées dans l'orangerie, des trains d'artillerie par- qués dans les cours ; la salle provisoire de l'Assemblée nationale élevée sur la place du Palais, et des députés allant et venant parmi des curieux, des gens du châ- teau et des soldat-. A Paris, les rues étaient encombrées d'une foule qui stationnait à la porte des boulangers; les passants discouraient au coin des bornes ; les marchands, sor- tis de leurs boutiques, écoutaient et racontaient des nouvelles devant leurs portes; au Palais-Royal s'ag- gloméraient des agitateurs : Camille Desmoulins com- mençait à se distinguer dans les groupes. A peine fus-je descendu, avec madame de Farcy et 1. Le pillage de la maison de Réveillon, fabricant de papiers peints de la rue Saint-Antoine, avait eu lieu le 28 avril 1789. mémoires d'outre-tombe 207 madame Lucile, dans un hôtel garni de la rue de Ri- chelieu, qu'une insurrection éclate : le peuple se porte à l'Abbaye, pour délivrer quelques gardes-fran- çaises arrrêtés par ordre de leurs chefs.1 Les sous- officiers d'un régiment d'artillerie caserne aux Inva- lides se joignent au peuple. La défection commence dans l'armée. La cour tantôt cédant, tantôt voulant résister-, mé- lange d'entêtement et de faiblesse, de bravacherie et de peur, se laisse morguer par Mirabeau qui demande l'éloignement des troupes, et elle ne consent pas à les éloigner : elle accepte l'affront et n'en détruit pas la cause. A Paris, le bruit se répand qu'une armée ar- rive par l'égoût Montmartre, que des dragons vont forcer les barrières. On recommande de dépaver les rues, de monter les pavés au cinquième étage, pour les jeter sur les satellites du tyran : chacun se met à l'œuvre. An milieu de ce brouillement, M. Necker re- cuit l'ordre de se retirer. Le ministère changé se com- pose de M. de Breteuil, de La Galaizière, du maréchal de Broglie, de La Vauguyon, de La Porte et de Foul- lon. Ils remplaçaient MM. de Montmorin, de La Lu- zerne, de Saint-Priest et de Nivernais. Un poète breton, nouvelle ni débarqué, m'avait prié de le mener à Versailles. 11 y a des gens qui visi- tent des jardins et des jets d'eau au milieu du renver- sement des empires : les barbouilleurs de papier ont surtout cette faculté de s'abstraire dans leur manie pendant les plus grands événements; leur plir;is«> ou leur strophe leur tient lieu de tout. 1. L'insurrection pour délivrer Les gardes-françaises empri- sonnés à l'Abbaye éclata le 30 juin 1789. c2f>8 MÉMOIRES D'cU' RE-TOMBE Je menai mon Pindare à L'heure de la messe dans la galerie de Versailles. LTÛEil-de-Bœuf étail rayon- nant : le renvoi de M. Necker avail exalté les esprits; on se croyait sûr de la vicloire : peut-être Sanson1 et Simon,'2 mêlés dans la foule, étaient spectateurs des joies de la famille royale. La reine passa avec ses deux enfants; leur cheve- lure blonde semblait attendre des couronnes : ma- dame la duchesse d'Angoulême, âgée de onze ans, attirait les yeux par un orgueil virginal; belle de la noblesse du rang et de l'innocence de la jeune fille, elle semblait dire comme la fleur d'oranger de Cor- neille, dans la Guirlande de Julie : J'ai la pompe de ma naissance. Le petit Dauphin marchait sous la protection de sa sœur, et M. Du Touchet suivait son élève; il m'aper- çut et me montra obligeamment à la reine. Elle me fit, en me jetant un regard avec un sourire, ce salut 1. Sanson (Charles-Henri), né en 1739. Il fut nommé exécu- teur des hautes-œuvres le 1er février 1778. Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, qui lui accordait, ce jour- là, ses lettres de provision, devait, quinze ans plus tard, mourir de sa main. — Charles-Henri Sanson, que la plupart des bio- graphes font à. tort mourir en 1793, quelques mois après l'exé- cution de Louis XVI, n'a cessé d'exercer ses fonctions de bour- reau que le 13 fructidor an III (30 août 1795), époque à laquelle il sollicita sa mise à la retraite. Le 4 pluviôse an X (24 janvier 1802), il réclamait une pension pour ses services On ignore la date de sa mort. (G. Lenotre, la Guillotine pendant la Révo- lution. 2. Simon (Antoine), savetier et membre de la Commune de Paris; nommé instituteur du fils de Louis XVI le 1er juillet 1793; — guillotiné le 10 thermidor an II (28 juillet 1794). MÉMOIRES D OUTRÈ-TOMBE 269 gracieux qu'elle m'avait déjà fait le jour de ma pré- sentation. Je n'oublierai jamais ce regard qui devait s'éteindre sitôt. Marie-Antoinette, en souriant, des- sina si bien la forme de sa bouche, que le souvenir de ce sourire (chose effroyable!) me fit reconnaître la mâchoire de la fille des rois, quand on découvrit la tête de l'infortunée dans les exhumations de 1815. l Le contre-coup du coup porté dans Versailles reten- tit à Paris. A mon retour, je rebroussai le cours d'une multitude qui portait les bustes de M. Necker et de M. le duc d'Orléans, couverts de crêpes. On criait : « Vive Necker! vive le duc d'Orléans! » et parmi ces cris on en entendait un plus hardi et plus imprévu : « Vive Louis XVII! » Vive cet enfant dont le nom même eûl été oublié dans l'inscription funèbre de sa famille, si je ne l'avais rappelé à la Chambre des pairsl2 Louis XVI abdiquant, Louis XVII placé sur le 1. Les 18 et 19 janvier 1815, en exécution des ordres du roi Louis XV11I, il fut procédé, dans le cimetière de la Madeleine, à la recherche des restes de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Chateaubriand était présent. Le 9 janvier 1816, a la Chambre des pairs, dans son discours sur la résolution de la Chambre des députés, relative au deuil général du 21 janvier, il prononça les paroles suivantes : « J'ai vu, Messieurs, les ossements de Louis XVI mêlés dans la fosse ouverte avec la chaux vive qui avait consumé les chairs, mais qui n'a pu l'aire disparaître le crime! J'ai vu le squelette de Marie-Antoinette, intact à l'abri d'une espèce de voûte qui s'était formée au-dessus d'elle, comme par miracle! Latrie seule était déplacée! et dans la forme de cette tète on pouvait encore reconnaître (6 Providend traits où respirait arec la grâce d'ion- femme toute la majesU d'une Reine? Voilà ce que j'ai vu. Messieurs! voilà les souve iiirs pour lesquels nous n'aurons jamais assez «le larmes... » Œuvres complètes, tome XXI11 : Opinions et Discours, p. 7s. 2. Le nom de Louis XVII avait, en effet été oublié. Chateaubriand, dans son discours du 9 janvier, releva en ces termes cette omis- 270 MÉMOIRES D'OI TRE-TOMBE trône, M. le duc d'Orléans déclaré régent, que fïii-il arrivé? Sur la place Louis XV, le prince de Lambesc, à la tête de Roy al- Allemand, refoule le peuple dans Le jar- din des Tuileries el blesse nu vieillard : soudain le tocsin sonne. Les boutiques des fourbisseurs sonl en- foncées, et trente mille fusils enlevés aux Invalides. On se pourvoit de piques, de bâtons, de fourches, de sabres, de pistolets; <>n pille Saint-Lazare, on brûle les barrières. Les électeurs de Paris prennent en main le gouvernement de la capitale, et, dans une nuit, soixante mille citoyens sont organisés, armés, équipés en gardes nationales. Le 14 juillet, prise de la Bastille. J'assistai, comme sion : « Au milieu de tant d'objets do tristesse, on n'a pas assez également départi le tribut de nos larmes. A peine dans les pro- jets divers a-t-on nommé ce Roi-Enfant, ce jeune martyr qui a chanté les louanges de Dieu dans la fournaise ardente. Est-ce parce qu'il a tenu si peu de place dans la vie et dans notre his- toire, que nous l'oublions? Mais que ses souffrances ont dû rendre ses jours lents à couler, et que son règne a été long par la douleur! Jamais vieux roi, courbé sous les ennuis du trône, a-t-il porté un sceptre aussi lourd? Jamais la couronne a-t-elle pesé sur la tête de Louis XIV descendant dans la tombe, autant que le bandeau de l'innocence sur le front de Louis XVII sor- tant du berceau? Qu'est-il devenu, ce pupille royal laissé sous la tutelle du bourreau, cet orphelin qui pouvait dire, comme l'héritier de David : « Mon père et ma mère m'ont abandonné » ? Où est-il, le compagnon des adversités, le frère de l'Orpheline du Temple? Où pourrais-je lui adresser cette interrogation ter- rible et trop connue : Capet, dors-tu? Lève-toi! — Il se lève. Messieurs, dans toute sa gloire céleste, et il vous demande un tombeau... Je propose d'ajouter à la résolution de la Chambre des députés un amendement qui complétera les résolutions du 21 janvier : « le Roi sera humblement supplié d'ordonner qu'un « monument soit élevé à la mémoire de Louis XVII, au nom et « aux frais de la nation. » Opinions et Discours, p. 79. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 271 spectateur, à cet assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur : si l'on eût tenu les portes fer- mées,jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse. Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides, mais par des gardes-françaises, déjà montés sur les tours. De Launey1, arraché de sa cachette, après avoir subi mille outrages, est assommé sur les marches de l'Hôtel de Ville; le prévôt dos marchands, Flesselles*, a la tète cassée d'un coup de pistolet : c'esl ce spectacle que des béats sans cœur trouvaient si beau. Au milieu de ces meurtres, on se livrait à des orgies, comme dans les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les vain- queurs de la Bastille, ivrognes heureux, déclarés con- quérants au cabaret; des prostituées et des sans- culottes commençaient à régner, et leur Faisaient es- corte. Les passants se découvraient, avec le respect de la peur, devanl ces héros, dont quelques-uns mou- rurent de fatigue au milieu de leur triomphe. Les clefs de la bastille se multiplièrent; on en envoya à tous les niais d'importance dans les quatre parties du monde One de fois j'ai manqué ma Fortune! Si. moi, spectateur, je me fusse inscrit sur le registre (\<>* vainqueurs, j'aurais une pension aujourd'hui. Les experts accoururent à l'autopsie de la Bastille, Des cafés provisoires s'établirent sous des tentes; on s'y pressait, comme à la foire Saint-Germain ou à Longchamp; de nombreuses voitures défilaient ou 1. Bernard-René Jourdcun, marquis de Launey (1740-1789), capitaine-gouverneur • la Bastille. 2. Jacques do Flesselles (1721-1789), ancien intendant de Bre- tagne et de Lyon. 272 MÉMOIRES l'oUTRE-TOMBE s'arrêtaient au pied des tours, donl on précipitai) les pierres parmi des tourbillons de poussière. Des fem- mes élégamment parées, des jeunes gens à la mode, placés sur différents degrés des décombres gothiques, se mêlaient aux ouvriers demi-nus qui démolissaient les murs, aux acclamations de la foule. A ce rendez- vous se rencontraienl les orateurs les plus fameux, lisgens de lettres les plus connus, les peintres les plus célèbres, les acteurs et les actrices les plus re- nommés, les danseuses les plus en vogue, les étran- gers les plus illustres, les seigneurs de la cour et ] 3 ambassadeurs de l'Europe : la vieille France était venue là pour finir, la nouvelle pour commencer. Tout événement, si misérable ou si odieux qu'il soit en lui-même, lorsque les circonstances en sont sérieuses et qu'il fait époque, ne doit pas être traité avec légèreté : ce qu'il fallait voir dans la prise de la Bastille (et ce que Ton ne vit pas alors), c'était, non l'acte violent de l'émancipation d'un peuple, mais l'émancipation même, résultat de cet acte. On admira ce qu'il fallait condamner, l'accident, et l'on n'alla pas chercher dans l'avenir les destinées accomplies d'un peuple, le changement des mœurs, des idées, des pouvoirs politiques, une rénovation de l'espèce humaine, dont la prise de la Bastille ouvrait l'ère, comme un sanglant jubilé. La colère brutale fai- sait des ruines, et sous cette colère était cachée l'in- telligence qui jetait parmi ces ruines les fondements du nouvel édifice. Mais la nation, qui se trompa sur la grandeur du fait matériel, ne se trompa pas sur la grandeur du fait moral : la Bastille était à ses yeux le trophée de MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 273 sa servitude; elle lui semblait élevée à l'entrée de Paris, en face des seize piliers de Montfaucon, comme le gibet de ses libertés.1 En rasant une forteresse d'État, le peuple crut briser le joug militaire, et prit l'engagement tacite de remplacer l'armée qu'il licen- ciait : on sait quels prodiges enfanta le peuple devenu soldat. Réveillé au bruit de la chute de la Bastille comme au bruit avant-coureur de la chute du trône, Versailles avait passé de la jactance à l'abattement. Le roi ac- court à l'Assemblée nationale, prononce un discours dans le fauteuil même du président; il annonce l'ordre donné aux troupes de s'éloigner, et retourne à son palais au milieu des bénédictions; parades inutiles! les partis ne croient point à la conversion des partis contraires : la liberté qui capitule, ou le pouvoir qui se dégrade, n'obtient point merci de ses ennemis. Quatre-vingts députés partent de Versailles, pour annoncer la paix à la capitale; illuminations. M.Bailly8 es!, nommé maire de Paris, M. de La Fayette3 com- mandant de la garde nationale : je n'ai connu le pau- vre, mais respectable savant, que par ses malheurs. Les révolutions <»nt des hommes pour toutes leurs périodes; les uns suivent ces révolutions jusqu'au 1. Après cinquante-deux ans, on élève quinze Instiller pour opprimer cette liberté au nom de laquelle on a rasé la première Bastille. (Taris, note de 1841.) Cii. 2. Jean-Sylvain Bailly (1730-1193). Garde des Tableaux 'lu Roi, membre de l'Académie française et de L'Académie des scien- ces et de celle des inscriptions et belles-lettres, premier prési- dent de l'Assemblée nationale et premier maire de Paris. 3. Maric-Paul-Joseph-Gilbertde Motier marquis de La Fayette. -ll'i MÉMOIRES D'OI ii:i.- rOMBE bout, les autres les commencent, mais ne les achèvent pas. Tout se dispersa; les courtisans partirent pour Bâle, Lausanne, Luxembourg el Bruxelles. Madame de Polignac1 rencontra, en fuyant, M. Necker qui ren- trait. Le comte d'Artois,2 ses iils.;; les trois Condés*, émigrèrent; ils entraînèrenl le haut clergé el une par- tie de la noblesse. Les officiers, menacés par leurs soldais insurgés, cédèrent au torrent qui les charriait hors. Louis XYI demeura seul devant la nation avec ses deux enfants et quelques femmes, la reine, Mes- dames5 et Madame Elisabeth 6. Monsieur,1 qui resta jusqu'à l'évasion de Varennes, n'était pas d'un grand secours à son frère : bien que, en opinant dans l'as- semblée des Notables pour le vote par tête, il eût dé- cidé le sort de la Révolu lion, la Révolution s'en dé- liait ; lui, Monsieur, avait peu de goût pour le roi, ne comprenait pas la reine, et n'était pas aimé d'eux. Louis XVI vint à l'Hôtel de Ville le 17 : cent mille hommes, armés comme les moines de la Ligue, le 1. Yolande-Martine-Gabrielle de Polastron, femme du comte, puis duc de Polignac, gouvernante des Enfants de France. Elle mourut à Vienne (Autriche) le 5 décembre 1793. 2. Le comte d'Artois, depuis Charles X (1757-1836). 3. Le duc dAngoulème (1775-1844), et le duc de Berry (1778- 1820). 4. Le prince de Condé (1736-1818); — ■ son fils, le duc de Bour- bon (1756-1830) et son petit-fils le duc d'Enghien (1772-1804 . 5. A/"me Adélaïde, fille aînée de Louis XV, née en 1732, et sa sœur, Mme Victoire, née en 1733. Elles émigrèrent en lT'.'i et moururent à Trieste, la première en 1800 et la seconde en 1799. 6. Mme Elisabeth de France, sœur de Louis XVI, née à Ver- sailles le 3 mai 1764. guillotinée le 10 mai 1794. T. Le comte de Provence, depuis Louis XVIII (1755-1824). MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 275 reçurent. Il est harangué par MM. Bail] y, Moreau de Saint-Méry1 et Lally-Tolendal,* qui pleurèrent: le der- nier est resté sujet aux larmes. Le roi s'attendrit à son tour; il mit à son chapeau une énorme cocarde tricolore; on le déclara, sur place, honnêle homme, père des Français, roi d'un peuple libre, lequel peuple se préparait, en vertu de sa liberté, à abattre la tête de cet honnête homme, son père et son roi. Peu de jours après ce raccommodement, j'étais aux fenêtres de mon hôtel garni avec mes sœurs et quel- ques Bretons; nous entendons crier : « Fermez les portes! fermez les portes! » Un groupe de déguenillés arrive par un des bouts de la rue; du milieu de ce groupe s'élevaient deux étendards que nous ne voyions pas bien de loin. Lorsqu'ils s'avancèrent^ nous distinguâmes deux tètes échevelées et défigu- rées, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d'une pique : celaient les têtes de MM. Foul- 1. Moreau de Saint-Méry (Mëdéric-Louis-Elie), né à Porl- Royal (Martinique) le 13 janvier 7750. Président des élei teurs de Paris, il harangua deux fois Louis XVI en cette qualité. 11 fut élu, à la tin de 1789, député de la Martinique à l'Assemblée nationale. Arrête après le 10 août, il ne dut son salut qu'au dévouement d'un de ses gardiens. 11 réussit à gagner les Etats- Unis et ne revint en France qu'à la veille du Consulat. Il mou- rut à Paris le 28 janvier L819. 2. Lally-Tolendal (Trophime-Gérard, marquis de), né le 5 mars 1751. Député de la noblesse de Paris aux Etats-Généraux, Il s'éloigna après les journées d'octobre, reparut en 1792, faillit périr dans les massacres de septembre, émigra une seconde fois et ne revint qu'en 1800. II se tint, à l'écart sous le Consulal el l'Empire. Pendant les Cent-Jours, il suivit Louis Will h Gand et lit partie de son conseil privé. Le 19 août 1815, le roi l'éleva à la pairie. Membre de l'Académie française en vertu de l'or- donnance royale du 21 mars 1816, il reçut, le 3J aoûl 1817, le titre de marquis. 11 est mort à Paris le il mars ls SO. 276 UÉHOIRES I» OUTRE-TOMÇE Ion.1 et Bertier2. Tout le monde se retira des fenêtres; i'\ restai. Les assassins s'arrêtèrent devant moi, me tendirenl les piques en chantant, en faisant des gam- bades, en saillant pour approcher de mon visage les pâles effigies, L'œil d'une de ces tètes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort; la pique traversait la bouche ouverte, dont les dents mordaien! le fer : « Brigands! m'écriai-je plein d'une indignation que je ne pus contenir, est-ce comme cela que vous entendez la liberté? " Si j'avais eu un fusil, j'aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l'enfoncer et join- dre ma tête à celles de leurs victimes. Mes sœurs se trouvèrent mal; les poltrons de l'hôtel m'accablèrent de reproches. Les massacreurs, qu'on poursuivait, n'eurent pas le temps d'envahir la maison et s'éloi- gnèrent. Ces tètes, et d'autres que je rencontrai bien- tôt après, changèrent mes dispositions politiques; j'eus horreur des festins de cannibales, et l'idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit. 1. François-Joseph Fnullon (1715-1789). Il était intendant des finances depuis 1771, lorsqu'il fut nommé contrôleur général Je 12 juillet 1789, après la retraite de Necker. Le 22 juillet, il fut arrêté à la campagne par des bandits, conduit à Paris et accro- ché à la lanterne. Sa tête fut portée en triomphe au bout d'une pique. 2. Louis-Bénigne François Bertier de Sauvi.gny (1742-1789), intendant de Paris. Il était le gendre de Foullon et périt le même jour que lui, massacré par la populace. Un dragon lui arracha le cœur et alla déposer ce débris sanglant sur la table du comité des électeurs. Sa tête fut promenée dans les rues. MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE "277 Rappelé au ministère le 25 juillet, inauguré, accueilli par des fêtes, M. Nccker, troisième successeur de Tur- ent, après Calonne et Taboureau1 fut bientôt dépassé par les événements, et tomba dans l'impopularité. C'est une des singularilés du temps qu'un aussi grave personnage eût été élevé au poste de ministre par le savoir-faire d'un homme aussi médiocre et aussi léger que le marquis de Pezay2 Le Compe rendu3, qui subs- titua en France le système de l'emprunt à celui de l'impôt, remua les idées : les femme discutaient de dépenses et de recettes; pour la première fois, on voyait ou l'on croyait voir quelque chose dans la ma- chine à chiffres. Ces calculs, peints d'une couleur à la Thomas', avaient établi la première réputation du di- recteur général des finances. Habile teneur de caisse, mais économiste sans expédient; écrivain noble, mais 1. Taboureau des Réaux, intendant de Valenciennes. 11 fut contrôleur général des finances, du 22 octobre 1776 au 29 juin 1777. 2. Alexandre-Frédéric-Jacques Masson, marquis dr Pezay (1741-1777), traducteur de Catulle et de Tibulle, auteur de /•'■lis au />"hi, de li Lettre d'Alcibiade à Glycère, etc. Très avanl dans la faveur du premier ministre, le comte de Maurepas, il eut une très grande part à l'entrée de Ne&ker aux affaires, en L776 [J. Droz, Histoire du règne de Louis XVI, (unie I, p. 219). 3. Sous ce titre : Compte rendu au Roi, le ministre Ne< Lter avait publié, en 1780, un exposé ou plutôt un aperçu, non du budget réel, mais d'un budget-type, se soldant, comme de raison, par un fort excédent. Pour la première fois, l'opinion publique (Hait ainsi appelée à connaître, par conséquent à juger l'admi- nistration des finances. La sensation produite par Le Compte riendu fui prodigieuse. i. Antoine-Léonard Thomas (173*2 L785), membre de L'Acadé- mie française, (|iii lui avait décerné mie fois le prix 'le poésie Bt cinq r<>is le prix d'éloquence. « 11 a de La force, dit La Harpe, mais clic est emphatique. » I. 1G I _!78 MÉMOIRES D 01 l RE- l OMBE enflé; honnête homme, mais sans haute vertu, le ban- quier était un de ces anciens personnages d'avant- scène qui disparaissent au lever de la toile, après avoir expliqué la pièce au public. M. Necker esl le père de madame de StaëJ : sa vanité ue lui permettait guère de penser que son vrai titre au souvenir de la posté- rité sérail la gloire de sa Bile. La monarchie fut démolie à l'instar de la Bastille, dans la séance du soir de L'Assemblée nationale «lu i août. Ceux qui, par haine du passé, crienl aujour- d'hui contre la uoblesse, oublienl que ce lui un mem- bre de cette uoblesse, le vicomte de Noailles '. soutenu par le duc d'Aiguillon2 el car Mathieu de Montmo- rency3, qui renversa l'édifice, objet des préventions 1. Noailles (Louis-Marie, vicomte de), né à Paris le 17 avril 1756, mort à la Havane (Cuba) le 9 janvier 180 i . Député de la noblesse du bailliage de Nemours aux Etats-Généraux, il de- manda, dans la nuit du 4 août, que l'impôt fut payé par tous* dans la proportion du revenu de chacun, que tous les droits féodaux fussent remboursés, que les rentes seigneuriales fus ri mboursables, que les corvées, main-mortes et autres servitudes personnelles fussent détruites sans radial. 11 était fils du maré- chal de Mouchy et beau-frère de La Fayette. 2. Aiguillon (Armand-Désiré Vignerot-Duplessis-Ilichelieu, duc d1), né à Pari3 le 31 octobre 1731. Elu aux Etats-Généraux par la noblesse de la sénéchaussée d'Agen, il siégea parmi les membres les plus avances de l'Assemblée. Il n'en fut pas moins, après le 10 août, décrété d'accusation et obligé de quitter la France. Il est mort à Hambourg le 3 m'ai 1800. 3. Montmorency-Laval (Mathieu-Jean-Félicité, vicomte, puis duc de). Né le 10 juillet 1767, il n'avait que 21 ans, lorsqu'il fu- envoyé aux Etats-Généraux par la noblesse du bailliage de Mont- fort-1'Amaury. Il fut l'un des premiers à se réunir aux Com- munes, et il se montra aussi empressé que MM. d'Aiguillon et de Noailles à réclamer l'abolition des droits féodaux. Le 19 juin 1790, il appuya le décret qui supprimait la noblesse, et demanda l'anéantissement « de ces distinctions anti-sociales, afin de voir MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 279 révolutionnaires. Sur la motion du député féodal, les droits féodaux, les droits de chasse, de colombier et de garenne, les dîmes et champarts, les privilèges des Ordres, des villes et des provinces, les servitudes per- sonnelles, les justices seigneuriales, la vénalité des offices, furent abolis. Les plus grands coups portés à l'antique constitution de l'État le furent par des gen- tilhommes. Les patriciens commencèrent la Révolu- tion, les plébéiens l'achevèrent : comme la vieille France avait dû sa gloire à la noblesse française, la Jeune France lui doit sa liberté, si liberté il y a pour la France. Les troupes campées aux environs de Paris avaient été renvoyées, et, par un de ces conseils contradictoires qui tiraillaient la volonté du roi, on appela le régiment de Flandre à Versailles. Les gardes du corps donnè- rent un repas aux officiers de ce régimenl '; Les têtes s'échauffèrent; la reine parul au milieu du banquet avec le Dauphin ; on porta la santé de la famille royale; le roi vint à son tour; la musique militaire joue l'air touchant et favori : 0 Richard! 6 mon roi'.' A peine effacer du Code constitutionnel toute institution de noblesse et la vaine ostentation des livrées ». Pair de France (1*3 aoûl L815 . ministre des Affaires étrangères (21 décembre 1821 — 22 décem- bre 1822), créé duc par Louis XVIII le 30 novembre L822 bre de l'Académie française le.Snovembre 1825, nommé gouver- neur du duc de Bordeaux le 1 1 janvier 1826, il mourut le 24 mars 1826, le jour du Vendredi Saint, dans l'église Saint-Th as d'Aquin, au moment où il venait de s'agenouiller devant le tom- beau dressé dans l'église. 1. Le banquet donné par les garde ■ ■■ ■■ Versailles, dans la salle de L'Opéra, eut Lieu le Lor octobre L789. 2. Lorsque Louis X\l entra dans La salle, M. de Ganecaude, garde de la manche du roi, chevalier de Saint-Louis, qui faisait les honneurs du banquet en qualité de commissaire de la Mai- 2ftO MÉMOIRES D'OI l RE-TOMBE cette nouvelle s'est-elle répandue à Paris, que l'opi- nion opposée s'en empare; on s'écrie que Louis refuse sa sanction à la déclaration des droits, pour s'enfuir à Meteavecle comte d'Estaing1, Maral propage cette rumeur : il écrivail déjà l'Ami il" -peuple2. Le 5 octobre arrive. Je ne fui poinl témoin des évé- nements de cette journée. Le récil en parvinl de bonne heure, le G, dans la capitale. On nous annonce en même temps une visite du roi. Timide dans les sa- lons, j'étais hardi sur les places publiques: je me sen- tais l'ail pour la solitude on pour le for .1" courus aux Champs-Elysées : d'abord parun'iii des canons, sur lesquels des harpies, des larronnesses, dos fi Mrs son militaire de Sa Majesté, donna l'ordre au chef de musique d'exécuter l'air de Grétry : Où peut-on ci, de sa famille! Le chef répondit qu'il ne l'avait pas et fil 0 Richard, ô mon roi! qui était aussi de Grétry. Ce pauvre chef de musique ne prévoyait pas en choisissant cel air, qu'il préparait à Fouquier-Tinville un des articles de son acte d'ac- cusation contre la reine de France [Moniteur du 16 octobre 1793 ■ — La pièce de Richard Cceur-de-Lion, où se trouve l'air : 0 Richard, à mon roi! avait été représentée pour la première fois le 21 octobre 1784. Les paroles sont de Sedaine. 1. Le vice-amiral Charles-Henri d'Estaing, lors des journées d'octobre, était commandant de la garde nationale de Versailles. Il s'était couvert de gloire pendant la guerre d'Amérique. Nommé amiral de France au mois de mars 1792, il fut autorisé à eri remplir les fonctions sans perdre le droit d'avancer, à son tour, dans l'armée de terre, à laquelle il appartenait également. L'an- née suivante, il était arrêté comme suspect, et, le 28 avril 1794, il mourait sur l'échafaud. 2. Le journal de Marat commença de paraître le 12 septembre 1789, avec ce titre : Le Publiciste parisien, journal politique. libre et impartial, par une Société de patriotes, et rédigé par M. Marat, auteur de Z'Offrande a la Patrie, du Moniteoh et du Plan de Constitution, etc. A partir du numéro 6, c'est- à-dire le 17 septembre 1789, le journal prit le titre de l'Ami du Peuple ou le Publiciste parisien. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 281 de joie montées à califourchon, tenaient les propos les plus obscènes et faisaient les gestes les plus im- mondes. Puis, au milieu d'une horde de tout âge et de tout sexe, marchaient à pied les gardes du corps, ayant changé de chapeaux, d'épées et de baudriers avec les gardes nationaux : chacun de leurs chevaux portait deux ou trois poissardes, sales bacchantes ivres et débraillées. Ensuite venait la députation de L'Assemblée nationale; les voitures du roi suivaient : elles roulaient dans l'obscurité poudreuse d'une forêt de piques et de baïonnettes. Des chiffonniers en lam- beaux, des bouchers, tablier sanglant aux cuisses, couteaux nus à la ceinture, manches de chemises re- troussées.cheminaient aux portières; d'autres segipans noirs étaient grimpés sur l'impériale; d'autres, accro- chés au marchepied des laquais, au siège des cochers. On tirait des coups de fusil et de pistolet; on cria il : Voici le boulanger, la boulangère et le petit mitron ! Pour oriflamme, devanl le fils de Saint-Louis, des hal- lebardes suisses élevaient en l'air deux tètes de gardes du corps, frisées et poudrées par un perruquier de Sèvres. L'astronome Bailly déclara à Louis XVI, dans l'Hô- tel de Ville, que le peuple humain, respectueux et fidèle, venait de conquérir son roi, et le roi de son côté, fort touché et fort content, déclara qu'il était venu à Paris de son plein gré : indignes faussetés de la violence et «le la peur qui déshonoraient alors toutes les partis et tous les hommes. Louis XVI n'étail pas faux : il était faillie; la faiblesse n'esl pas une fausseté, mais elle en tient lieu et elle en remplil les fonctions; le respect que doivent inspirer la vertu el le malheur du roi 10. 282 MÉMOIRï - D'OI ici. TOMBE sainl et martyr pend toul jugemenl humain presque sacrilège. Les députés quittèrent Versailles et tinrenl leur pre- mière séance le 19 octobre, dans des salles de l'archevêché. Le 9 novembre ils se transportèrent dans l'enceinte du Manège, près des Tuileries. Le reste de l'année 1789 vit les décrets qui dépouillèrenl le clergé, détruisirent l'ancienne magistrature el créèrenl les assignats, l'arrêté de la commune de Paris pour le premier comité des recherches, et le mandai des juges pour la poursuite du marquis de Favras1. L'Assemblée constituante, malgré ce qui peut lui être reproché, n'en reste pas moins la plus illustre congrégation populaire qui jamais ait paru chez les nations, tant par la grandeur de ses transactions que par l'immensité de leurs résultats. Il n'y a si haute question politique qu'elle n'ait touchée el convenable- ment résolue. Que serait-ce si elle s'en fût tenue aux ca- hiers des états généraux et n'eût pas essayé d'aller au delà ! Tout ce que l'expérience et l'intelligence humaine avaient conçu, découvert et élaboré pendant trois siè- cles, se trouve dans ces cahiers. Les abus divers de l'ancienne monarchie y sont indiqués et les remèdes proposés; tous les genres de liberté sont réclamés, 1. Favras (Thomas Mahy, marquis de), ne à BLois en 1714. Lieutenant des Suisses de la garde de Monsieur, il fut dénoncé par le comité des recherches et traduit devant les juges du Chà- telet comme auteur d'un complot ayant pour objet d'égorger La Fayette, Necker et Bailly, et d'enlever Louis XAT pour le mettre à la tête d'une armée contre-révolutionnaire. Condamné à être pendu, il fut exécuté le 19 février 1790, sur la place de l'Hôtel de Ville, MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 283 même la liberté de la presse; toutes les améliorations demandées, pour l'industrie, les manufactures, le com- merce, les chemins, l'armée, l'impôt, les finances, les écoles, l'éducation publique, etc. Nous avons traversé sans profit des abîmes de crimes et des tas de gloire; la République et l'Empire n'ont servi à rien : l'Em- pire a seulement réglé la force brutale des bras que la République avait mis en mouvement; il nous a laissé la centralisation, administration vigoureuse que je crois un mal, mais MÉMOIRES D 01 TRE-TOMBË mocratie, Bonaparte pour le despotisme; la monarchie n'a rien : la France a payé cher trois renommées que ne peut avouer la vertu. Les séances de l'Assemblée nationale offraient un intérêt dont les séances de nos chambres sonl loin d'approcher. On se levait de bonne heure pour trou- ver place dans les tribunes encombrées. Les députés arrivaient en mangeant, causant, gesticulant; ils se groupaient dans les diverses parties de la salle, selon leurs opinions. Lecture du procès-verbal; après cette lecture, développement du sujet convenu, ou motion extraordinaire. Il ne s'agissait pas de quelque article insipide de loi ; rarement une destruction manquait d'être à l'ordre de jour. On parlait pour ou contre ; tout le monde improvisait, bien ou mal. Les débats devenaient orageux; les tribunes se mêlaient à la dis- cussion, applaudissaient et glorifiaient, sifflaient et huaient les orateurs. Le président agitait sa sonnette : les députés s'apostrophaient d'un banc à l'autre. Mirabeau le jeune prenait au collet son compétiteur ; Mirabeau l'aîné criait : « Silence aux trente voix! » Un jour, j'étais placé derrière l'opposition royaliste; j'avais devant moi un gentilhomme dauphinois, noir de visage, petit de taille, qui sautait de fureur sur son siège, et disait à ses amis : « Tombons, l'épée à la î main, sur ces gueux-là. » Il montrait le côté de la majorité. Les dames de la Halle, tricotant dans les tribunes, l'entendirent, se levèrent et crièrent toutes à la fois, leurs chausses à la main, l'écume à la bouche : « A la lanterne! » Le vicomte de Mirabeau ', 1. Mirabeau (André-Boniface-Louis Riqueti, vicomte de), dit MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 291 Lautrec l et quelques jeunes nobles voulaient donner l'assaut aux tribunes. Bientôt ce fracas était étouffé par un autre : des pétitionnaires, armés de piques, paraissaient à la barre : « Le peuple meurt de faim, disaient-ils; il est Mirabeau-Tonneau, né à Paris le 30 novembre 1754. Élu dé- Buté de la noblesse par la sénéchaussée de Limoges, il ne cessa de harceler les orateurs du côté gauche, hachant leurs discours d'interruptions sans nombre, toujours spirituelles et souvent grossières. Son frère lui-même n'était pas épargné. Emigré au delà du Rhin, il continua ses escarmouches contre les Révolu- tionnaires à la tête de cette légion de Mirabeau, qu'il avail créée et qui devint bientôt célèbre sous le nom de hussards de la mort. 11 mourut à Fribourg-en-Brisgau le 15 septembre L792. 1. Aucun député du nom de Lautrec ne figure sur la liste des membres de la Constituante. Chateaubriand ne s'est pourtant pas trompé en plaçant ici le nom de Lautrec à côté de celui du vicomte de Mirabeau. J'en trouve la preuve dans le billet d'en- terrement suivant qui circula dans Paris, le 24 décembre 1789. A la suite d'une double provocation adressée au marquis de la Tour-Maubourg et au duc de Liancourt, Mirabeau-Tonneau avait été blessé dans une première rencontre, et le bruit de sa mort s'é- tait répandu. De là le billet d'enterrement, dont voici un extrail : « Vous êtes prié d'assister aux convoi, service et enterrement de très haut et très puissant aristocrate, André-Boniface-Louis de Riquetli, vicomte de Mirabeau, député de la noblesse du Haut- bimousin, etc., etc., qui, commencé par M. le marquis de la Tour-Maubourg, son collègue, a été achevé par très haut, très puissant et très illustrissime démagogue, François-Alexandre - Frédéric de Liancourl,, duc héréditaire, etc., etc., qui a débar- rassé la Nation de ce pesant ennemi, au milieu du Champ-de- Mars, le 22 décembre 1789, en présence de M. M. de Lautrec de \Saint-Shnon, de Causans et de La Châtre, et. esl décédé en son hôtel, rue '1'' Seine, faubourg SaintG-ermadn, !<■ 23, ;'< II heures du malin. L'enterrement se fera en L'église Saint Sulpice sa aroisse, le 25, à cinq heures du soir... Le Parlement île l Jeunes y assister.! par députation... Le Clergé est invité, et l'on a droil de ^attendre à l'y rencontrer, le défu m a pris trop vivement son parti pour n'avoir pas mérité ce tribut de reconnaissance. La '■noblesse suivra le deuil, sans manteau, mais en pleureuse... >» 292 MKMOIHKS II OITIŒ-TuMIlE temps de prendre des mesures contre les aristocrates et de s'élever à la hauteur des circonstances. « Le pré- sident assurait ces citoyens de son respect : « On a l'oeil sur les traîtres, répondait-il, et l'Assemblée fera justice. » Là-dessus, nouveau vacarme ; les députés de droite s'écriaient qu'on allait à l'anarchie; les députés de gauche répliquaient que le peuple était libre d'exprimer sa volonté, qu'il avait le droit de se plaindre des fauteurs du despotisme, assis jusque dansleseio delà représentation nationale : ils dési- gnaient ainsi leurs collègues à ce peuple souverain, qui les attendait au réverbère. Les séances du soir l'emportaient en scandale sur ■ les séances du matin : on parle mieux et plus hardi- ment à la lumière des lustres. La salle du manège était alors une véritable salle de spectacle, où se jouait un des plus grands drames du monde. Les pre- miers personnages appartenaient encore à l'ancien ordre de choses : leurs terribles remplaçants, cachés derrière eux, parlaient peu ou point. A la fin dune discussion violente, je vis monter à la tribune un dé- puté d'un air commun, d'une figure grise et inanimée, régulièrement coiffé, proprement habillé comme le | régisseur d'une bonne maison, ou comme un notaire J de village soigneux de sa personne. Il fit un rapport long et ennuyeux ; on ne l'écouta pas ; je demandai son nom : c'était Robespierre. Les gens à souliers étaient prêts à sortir des salons, et déjà les sabots heurtaient à la porte. Lorsque, avant la Révolution, je lisais l'histoire des troubles publics chez divers peuples, je ne concevais mémoires d'outre-tombe 293 pas comment on avait pu vivre en ces temps-là; je m'étonnais que Montaigne écrivît si gaillardement dans un château dont il ne pouvait faire le tour sans courir le risque d'être enlevé par des bandes de ligueurs ou de protestants. La Révolution m'a fait comprendre cette possibilité d'existence. Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans nue société qui se dissout et se recompose, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l'avenir, le mé- lange des mœurs anciennes et des mœurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d'ennui. Les passions et les caractères en liberté se montrent avec une énergie qu'ils n'ont point dans la cité bien réglée. L'infraction des lois, l'affran- chissement des devoirs, des usages et des bien- séances, les périls même, ajoutent à l'intérêt de ee désordre. Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l'état de nature, et ne recom- mençant à sentir la nécessité du frein social que lorsqu'il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence. Je ne pourrais mieux peindre la société de ÎTS'.I el d79U qu'en la comparant à l'architecture du temps de Louis XII et de François Ier, lorsque les ordres gins se vinrent mêler au style gothique, ou plutôt en l'assimilant à la collection des ruines et des tombeaux de tous les siècles, entassés pêle-mêle après la Terreur dans les cloîtres des Petits-Augustins : seulement, les Jlébris dont je parle étaient vivants et variaient sans cesse. Dans tous les coins de Paris, il y avait îles -'•''i MÉMOIRES b'"i n:i -TOMBE réunions littéraires, «1rs sociétés politiques el des spectacles; les renommées futures erraient dans La foule sans être connues, comme Les âmes au boni «In Léthé, avanl d'avoir joui de la lumière. J'ai vu le maréchal Gouvion-Saint-Cyr remplir un rôle, sur le théâtre du Marais1, dans la Mère coupable de Beau- marchais2. On se transportait du club des Feuillants au club des Jacobins, des bals et des maisons de jeu aux groupes du Palais-Royal, de la tribune de l'Assem- blée nationale à la tribune en plein vent. Passaienl <■{ repassaient dans les rues des députations populaires, des piquets de cavalerie, des patrouilles d'infanterie. Auprès d'un homme en habit français, tète poudrée, épée au côté, chapeau sous le bras, escarpins et bas 1. Ce théâtre, situé rue Culture-Sainte-Catherine, quartier Saint Antoine, fut ouvert le 31 août 1791. Beaumarchais en était le principal commanditaire, il y fit jouer, le 6 juin 1792, sa der- nière pièce, l'Autre Tartufe ou la Mère coupable, drame en cinq actes et en prose. 2. Gouvion-Srthit-Cyr (Laurent, marquis), maréchal de France, né à Toul le 13 avril 1764, mort à Hyères le 17 mars 1830. — Il se consacra d'abord aux beaux-arts et alla pendant deux ans étudier la peinture à Rome. Il parcourut ensuite l'Italie revint à. Paris en 1784, et fréquenta l'atelier du peintre Brenet. « Cher- chant, dit la Biographie universelle, à se procurer par d'au- tres moyens les ressources que son art ne pouvait lui offrir, il se lia avec des comédiens, et se croyant quelque vocation pour le théâtre, il commença à jouer dans les- sociétés d'ama- teurs, puis dans la salle Beaumarchais, au Marais, où il fut le confident de Baptiste, lorsque cet artiste y attira la foule par le rôle de Robert, chef de brigands. Mais, bien que doué d'un organe sonore et d'une belle stature, ne pouvant surmonter sa timidité en présence du public, et parlant quelquefois avec tanl de difficulté qu'il semblait être bègue, Gouvion n'eut aucun succès dans cette carrière ; et on l'a entendu plus tard, lorsqu'il fut général, s'applaudir des sifflets qui l'avaient forcé d'y re- noncer. » j MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 29o de soie, marchait un homme, cheveux coupés et sans poudre, portant le frac anglais et la cravate améri- caine. Aux théâtres, les acteurs publiaient les nou- velles; le parterre entonnait des couplets patriotiques. Des pièces de circonstance attiraient la foule : un abbé paraissait sur la scène ; le peuple lui criait : « Calotin I calotin ! » et l'abbé répondait : « Messieurs, vive la nation ! » On courait entendre chanter Mandini et sa femme, Viganoni et Rovedino à Y Opéra- Bu /fa ', après avoir entendu hurler Ça ira, on allait admirer ma- dame Dugazon, madame Saint-Aubin, Carline2, la 1. Le comte de Provence avait accordé son patronage à une société qui se proposait de naturaliser en France la musique des Opcra-buffa d'Italie. En attendant la construction d'une salle nouvelle, la compagnie italienne s'établit aux Tuileries, dans la salle des Machines, où elle donna sa première repré- sentation, le 26 janvier 1789. On y remarquait Raffanelli, Ro- vedino, Mandini, Viganoni; Mmes Baletti, Mandini et Morichelli. Jamais chanteurs plus accomplis ne s'étaient fait entendre à Paris. — Obligés de quitter les Tuileries, par suite de l'installa- tion de la famille royale à Paris, au lendemain des journées d'octobre, les chanteurs italiens donnèrent leur dernière repré- sentation à la salle des Machines le 23 décembre 1789. Du 10 jan- vier 1790 au 1er janvier 1791, ils jouèrent dans une méchante petite salle, nommée Théâtre des Variétés, sise à la foire Saint- Germain. Le 6 janvier 1791, ils prirent possession de la salle construite pour eux rue Feydeau et qui reçut le nom de Théâtre de Monsieur, titre bientôt remplace, le 4 juillet 1791, par celui de Théâtre de la rue Feydeau. t. Mme Dugazon, Mme Saiift-Aubin et Carline étaient les trois meilleures actrices du Théâtre-Italien, rue Favart, qui al- lait bientôt s'appeler VOpéra-Comique National. — Louise Ro- salie Lefèvre-, femme de l'acteur Dugazon, de la Comédie-Fran- çaise, était née à Berlin en 1755; elle mourut à Paris en L821. Deux emplois ont gardé son nom au théâtre : les jeunes Duga- zon et les mères Dugazon. — Saint-Aubin (Jeanne-Charlotte Schroeder, dame à'Herbey, dite M""), née en L764, morte en 1850. Depuis ses débuts (29 juin 1786) jusqu'en L808, époque h 1 laquelle elle prit sa retraite, elle tint le premier rang parmi le V. 2ÎI6 MÉMOIRES D'Ol IRE TOMBE petite Olivier1, mademoiselle Contât, Mole, Fleury, Talma débutant, après avoir vu pendre Favras. Les promenades au boulevard du Temple el à celui des Italiens, surnommé Coblentz, les allées du jardin des Tuileries, étaient inondées de femmes pimpantes : trois jeunes filles de Grétry y brillaient, blanches el roses comme leur parure : elles moururent bientôt toutes trois. « Elle s'endormit pour jamais, dil Grétrj en parlanl de sa fille aînée, assise sur mes genoux, aussi belle que pendant su vie. » Une multitude de voitures sillonnaient les carrefours où barbotaient les sans-culottes, et Ton trouvait la belle madame de Buffon2, assise seule dans un phaéton du duc d'Or- léans, stationné à la porte de quelque club. L'élégance et le goût de la société aristocratique se personnel féminin de la salle Favart. Elle a laisse son nom à l'emploi des ingénues de l'Opëra-Comique, que Ton appelle en- core aujourd'hui l'emploi des Saint-Aubin. — Carline, la char- mante soubrette du Théâtre-Italien, s'appelait de son vrai nom Marie-Gabrielle Malagrida. Elle avait débuté en 1780 et réussis- sait mieux dans la comédie que dans l'opéra-comique, ayant peu de voix. Femme du danseur Nivelon, de l'Opéra, elle se retira du théâtre en 1801 et mourut en 1818, à 55 ans. 1. Chateaubriand commet à son sujet une petite erreur. 11 parle ici des théâtres en 1789 et 1790 : Mlle Olivier était morte le 21 septembre 1787, à 23 ans. 2. Buffon (Marguerite-Françoise de Bouvier de Cépoy, com- tesse de), née en 1767, morte en 1808. Femme de Georges-Louis- Marie Leclerc, comte de Buffon, fils du grand écrivain, elle fut la maîtresse affichée du duc d'Orléans (Philippe-Egalité}, dont elle eut un fils, tué sous l'Empire en Espagne, où il servait comme officier supérieur dans l'armée anglaise. Son mari, le comte de Buffon, fut guillotiné le 10 juillet 1794 Elle se remaria à Rome, en 1798, avec un banquier strasbourgeois, M. Renouard de Bussières. Sur Mme de Buffon et son rôle pendant la Révo- lution, les Mémoires du conventionnel Choudieu renferment (p. 475) les détails suivants : « Elle était la maîtresse de Phi- MÉMOIRES D'OL'TRE-TOMBE 207 retrouvaient à l'hôtel de La Rochefoucauld, aux soi- rées de mesdames de Poix, d'Hénin, de Simiane, de Vaudreuil, dans quelques salons de la haute magis- trature, restés ouverts. Chez M. Necker, chez M. le comte de Montmorin, chez les divers ministres, se rencontraient (avec madame de Staël1, la duchesse d'Aiguillon, mesdames de Beaumont2 et de Sérilly3) lippu-Egalité; elle demeurait chez le marquis de Sillery, mari de Mme de Genlis; il y avait table ouverte dans cette maison pour tous les députés. Cette dame était jeune, aimable et jolie; et malgré tous ces avantages, quoique secondée par l'ex-consti- tuant Voidel, homme très adroit, elle n'a pas fait beaucoup de prosélytes au parti d'Orléans, mais elle a essayé d'en faire. » 1. Staël-Holstein (Anne-Louise-Germaine Necker, baronne de), née à Paris le 22 avril 1766, morte dans cette ville le 14 juillet 1817. 2. Beaumont (Pauline-Marie-Michelle-Frédérique-TJlrique de Montmorin-Saint-Hérem, comtesse de), née à Meussy-1'Evêquc en Champagne le 15 août 1768. Elle avait épousé, le 25 septem- bre 1786, en Saint-Sulpice de Paris, Christophe-François de Beaumont, fils du marquis Jacques de Beaumont et de Claire- Marguerite Riche de Beaupré, — et non, comme le dit à tort M. Bardoux {la comtesse Pauline de Beaumont, p. 27), Chris- tophe-Armand-Paul-Alexandre de Beaumont, marquis d'Autv, fils du marquis Christophe de Beaumont et de Marie-Clam le de Baynac. Mmo de Beaumont mourut à Rome en 1803, connut' <>n le verra dans la suite des Mémoires. 3. Sérilly (Anne-Louise Thomas, dame de), cousine de Mme de Beaumont. Elle avait épousé Antoine-Jean-François de M de Sérilly, trésorier de l'extraordinaire des guerres. Le 21 flo- réal an II (10 mai 1794), le jour même où Mmo Elisabeth porta Sa tête sur l'échafaud, elle fut condamnée à mort, ainsi que son mari et M. Megret d'Etigny, son beau-frère. I..' Moniteur du 23 floréal (12 mai) l'indique comme ayant été guillotinée. Elle échappa cependant. Comme elle était enceinte, il tut sursis a son exécution. Son extrait mortuaire n'eu fut pas moins dressé, et ce fut, cet extrait mortuaire à la main, qu'elle comparut, le 29 germinal an 111 (18 avril 1795), dans le procès de Fouquier- Tinville : « J'ai vu là mon mari, dit-file; j'y vois aujourd'hui ses assassins et ses bourreaux. Voici mon extrait mortuai 17. -208 MÉMOIRES D'oi TRE TOMBE toutes les oouvelles illustrations de la France, el toutes les Libertés des nouvelles mœurs. Le cordonnier, m uniforme d'officier de La garde nationale, prenail .1 genoux La mesure de votre pied ; Le moine, qui le vendredi traînait sa robe noire ou blanche, portail le dimanche lu chapeau rond et l'habit bourgeois; le capucin, rasé, Lisait le journal à la guinguette, el flan- un cercle de femmes folles paraissait une religieuse gravcmoul assise : c'était une tante ou une sœur mise à la porte de son monastère. La foule visitail ces couvents ouverts au monde, comme les voyageurs parcourent, à Grenade, les salles abandonnées de l'Alhambra, ou comme ils s'arrêtent à Tibur, sous Les colonnes du temple de la Sibylle. Du reste, force duels et amours, liaisons de prison et fraternité de politique, rendez-vous mystérieux parmi des ruines, sous un ciel serein, au milieu de la paix et de la poésie de la nature ; promenades écar- tées, silencieuses, solitaires, mêlées de serments éternels et de tendresses indéfinissables, au sourd fracas d'un monde qui fuyait, au bruit lointain d'une société croulante, qui menaçait de sa chute ces féli- cités placées au pied des événements. Quand on s'était perdu de vue vingt-quatre heures, on n'était pas sûr de se retrouver jamais. Les uns s'engageaient dans les routes révolutionnaires, les autres méditaient la est du 21 floréal, jour de notre jugement à mort; il m'a été dé- livré par la police municipale de Paris. » Dans le courant de l'année 1795, elle épousa, en secondes noces, François de Pange, l'ami d'André Chénier, qui la laissa veuve, pour la seconde fois, dans les premiers jours de septembre 1796. (Voir, en tête des Œuvres de François de Pange, la notice de M. L. Becq de Fouquieres.) mémoires d'outre-tombe 299 guerre civile ; les autres partaient pour l'Ohio, où ils se faisaient précéder de plans de châteaux à bâtir chez les sauvages ; les autres allaient rejoindre les princes : tout cela allègrement, sans avoir souvent un sou dans sa poche : les royalistes affirmant que la chose finirait un de ces matins par un arrêt du par- lement, les patriotes, tout aussi légers dans leurs espérances, annonçant le règne de la paix et du bonheur avec celui de la liberté. On chantait : La sainte chandelle d'Arras, Le tlambeau de la Provence, S'ils ne nous éclairent pas, Mettent le feu dans la France ; On ne peut pas les toucher, Mais on espère les moucher. Et voilà comme on jugeait Robespierre et Mirabeau ! « Il est aussi peu en la puissance de toute faculté ter- « rienne, dit L'Estoile, d'engarder le peuple françois « de parler, que d'enfouir le soleil en terre ou l'enfer- « mer dedans un trou. » Le palais des Tuileries, grande geôle remplie de condamnés, s'élevait au milieu de ces fêtes delà des- truction. Les sentenciés jouaient aussi en attendant la charrette, la tonte, la chemise rouge qu'on avait mise à sécher, et l'on voyait à travers les fenêtres les éblouissantes illuminations du cercle de la reine. Des milliers de brochures et de journaux pullu- laient ; les satires et les poèmes, les chansons des Actes des Apôtres*, répondaient à Y Ami du peuple ou 1. Ce pamphlet périodique, qui renfermait en effet des satires, des poèmes et des chansons, a paru de novembre 178'J à octobre .'500 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE an Modérateur du club monarchien, rédigé par Fon- tanes1; Malle t du Pan-, dans la partie politique du Mercure, était en opposition avec la Harpe et Chamfort dans la partie littéraire du même journal. Champ- cenetz, le marquis de Bonnay, Rivarol, Mirabeau le cadet (le Holbein d'épée, qui leva sur le Rhin La légion des hussards de la Mort), Honoré Mirabeau l'aîné, s'amusaient à faire, en dînant, des caricatures et le Petit Almanach des grands hommes* : Honoré allai! ensuite proposer la loi martiale ou la saisie des biens du clergé. Il passait la nuit chez madame Le Jay 4, après avoir déclaré qu'il ne sortirait de l'Assemblée nationale que par la puissance des baïonnettes. Éga- 1791. Ses principaux rédacteurs étaient Peltier, Rivarol, Champ- cenetz, Mirabeau le jeune, le marquis de Bonnay, François Suleau, Montlosier, Bergasse, etc. La collection des Actes des Apôtn comprend 311 numéros, réunis en onze volumes in-8°, dont cha- cun est appelé version et contient 30 numéros, une introduction et une planche gravée. Il en existe une édition contrefaite en vingt volumes in-12. 1. Le Journal de la Ville et des Provinces ou le Modérateur, par M. de Fontanes, avait commencé de paraître le 1er oc- tobe 1789. 2. Jacques Mollet du Pan (1749-1800), rédacteur politique du Mercure de France. Sainte-Beuve a dit de lui : « Comme jour- naliste et comme publiciste, dans cette rude fonction de saisir, d'embrasser au passage des événements orageux et compliqués qui se déroulent et se précipitent, nul n'a eu plus souvent rai- son, plume en main, que lui. » {Causeries du lundi tome IV, p. 361-394). 3. Le vrai titre de ce spirituel pamphlet, paru en 1791, est celui-ci : Petit Dictionnaire des grands hommes et des grandes cltoses qui ont rapport à la Révolution, composé par une so- ciété d'aristocrates. 4. Femme du libraire Le Jay, l'éditeur de Mirabeau. Sur les relations du grand orateur avec Mme Le Jay. voir les tomes III et IV des Mirabeau par Louis de Loménie. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 301 lité consultait le diable dans les carrières de Mont- rouge, et revenait au jardin de Monceau présider les orgies dont Laclos1 était l'ordonnateur. Le futur régicide ne dégénérait point de sa race : double pros- titué, la débauche le livrait épuisé à l'ambition. Lauzun2, déjà fané, soupait dans sa petite maison à la barrière du Maine avec des danseuses de l'Opéra, entre-caressées de MM. de Noailles, de Dillon, de Choiseul, de Narbonne, de Talleyrand, et de quelques autres élégances du jour dont il nous reste deux ou trois momies. La plupart des courtisans célèbres par leur immo- ralité, à la fin du règne de Louis XV et pendant le règne de Louis XVI, étaient enrôlés sous le drapeau tricolore : presque tous avaient fait la guerre d'Amé- rique et barbouillé leurs cordons des couleurs répu- blicaines. La Révolution les employa tant qu'elle se tint à une médiocre hauteur; ils devinrent même les premiers généraux de ses armées. Le duc de Lauzun, le romanesque amoureux de la princesse Czartoriska, le coureur de femmes sur les grands chemins, le Lovelace qui avait celle-ci et puis qui avait celle-là, 1. Laclos (Pierre-Ambroise-François Choderlos de), l'auteur des Liaisons dangereuses, né en 17Ï1 à Amiens. Rédacteur du Journal des Amis de la Constitution (du lor novembre 11'."1 au 20 septembre 1791), maréchal de camp en 179?, il servait à L'ar- mée de Naples comme inspecteur général d'artillerie, lorsqu'il mourut à Tarente le 5 novembre 1803. 2. Le duc de Lauzun (Armand-Louis de Gontaut-BironN di-vint duc de Biron en 178S. Élu député de la noblesse aux Èials- Généraus par la sénéchaussée du Quercy, il embrassa avec ar- deur les idées nouvelles et fut successivement promu maréchal de camp (13 janvier 1792), général en chef de L'armée du (9 juillet 1792), commandant de l'armée des Côtes de la Rochelle (15 mai 1793). — Guillotiné le 31 décembre L793, 302 MÉMOIRES D'OÏ i RE TOMBE selon le noble et chaste jargon de La cour, le duc de Lauzun, devenu duc de Biron, commandanl pour [a Convention dans la Vendée : quelle pitié! Le baron de Besenval \ révélateur menteur h cynique des corruptions de la haute société, mouche du coche ix tonnante de Mirabeau à la tribune, ni celle de Colin qui chantai! à Babel sur le théâtre: Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, Quand la nuit est longue, on l'abrège. M. Monet, directeur des mines, et sa jeune fille, en- voyés par madame Ginguené, venaient quelquefois troubler ma sauvagerie : mademoiselle Monet se pla- çait sur le devant de la loge ; je m'asseyais moitié con- tent, moitié grognant, derrière elle. Je ne sais si elle me plaisait, si je l'aimais ; mais j'en avais bien peur. Quand elle était partie, je la regrettais, en étant plein de joie de ne la voir plus. Cependant j'allais quelque- fois, à la sueur de mon front, la chercher chez elle, 1. Le Théâtre-Italien était situé entre les rues Favart et Ma- rivaux. On y jouait des comédies et des opéras-comiques. Mal- pré le nom de ce théâtre, les pièces et les acteurs étaient fran- çais. En 1792, il prit le nom cYOpéra-Comique National; il a été brûlé le 25 mai 1887. 2. Raoul Barbe-Bleue, comédie en trois actes, mêlée d'ariettes, paroles de Sedaine, représentée pour la première fois, sur le Théâtre-Italien, au commencement de 1789. — Le Sabot perdu, opéra-comique en un acte, mêlé d'ariettes, était de date plus ancienne. Bien qu'il eût paru sous les noms de Duni et de Se- daine, il était en réalité de Cazotte, non seulement pour les pa- roles, mais encore pour la plus grande partie de la musique. Voir les Œuvres de Cazotte, tome III. MÉMOIRES d'0UTRE-TOMBE 307 pour l'accompagner à la promenade : je lui donnais le bras, et je crois que je serrais un peu le sien. Une idée me dominait, l'idée de passer aux États- Unis : il fallait un but utile à mon voyage ; je me pro- posais de découvrir (ainsi que je l'ai dit dans ces Mé- moires et dans plusieurs de mes ouvrages) le passage au nord-ouest de l'Amérique. Ce projet n'était pas dé- gagé de ma nature poétique. Personne ne s'occupait de moi ; j'étais alors, ainsi que Bonaparte, un mince sous-lieutenant tout à fait inconnu ; nous partions, l'un et l'autre, de l'obscurité à la même époque, moi pour chercher ma renommée dans la solitude, lui sa gloire parmi les hommes. Or, ne m'étant attaché à aucune femme, ma sylphide obsédait encore mon ima- gina lion. Je me faisais une félicité de réaliser avec elle mes courses fantastiques dans les forêts du Nou- veau Monde. Par l'influence d'une autre nature, ma fleur d'amour, mon fantôme sans nom des bois de l'Ai morique, est devenue Atala sous les ombrages de la Floride. M. de Malesherbes me montait la tête sur ce voyage. J'allais le voir le matin; le ne/ collé sur des cartes, nous comparions les différents dessins de la coupole arctique; nous supputions les distances du détroit de Behring au fond de la baie d'Hudson ; nous lisions les divers récits des navigateurs et voyageurs anglais, hollandais, français, russes, suédois, danois : dous nous cliquerions des chemins à suivre par terre pour attaquer Je rivage delà mer polaire; dous devisions des difficultés à surmonter, des précautionsà prendre contre la rigueur du climat, les assauts 'les bêtes et le manque de vivres. Gel homme illustre me disait : 308 MÉMOHŒS d'outre-tombe « Si j'étais plus je i, je partirais avec vous, je m'épar- gnerais le spectacle que m'offrent ici tant de crimes, de lâchetés et de folies. Mais à mon âge il faul mourir où l'on est. Ne manquez pas de m'écrire par tons les vaisseaux, do rae mander vos progrès et vos décou- vertes : je les ferai valoir auprès des ministres. C'est Lieu dommage que vous ne sachiez pas la botanique ! » Au sortir de ces conversations, je feuilletais Tourne- fort, Duhamel, Bernard de Jussicu, Grew, Jacquin, le Dictionnaire de Rousseau, les Flores élémentaires ; je courais au Jardin du Roi, et déjà je me croyais un Linné '. 1. De ces études botaniques qui avaient préparé son voyage au nouveau monde, il était resté à Chateaubriand une connais- sance assez étendue des plantes; et ses contemplations de la nature, comme ses promenades solitaires, avaient accru sa science: «Quand nous errions, dit M. de Marcellus {Château- briand et son temps, p. 44) dans les grands espaces presque dé- serts, autour de Londres, il s'amusait à me montrer dans les prairies de Régent1 s-Park, ou sous les bois de Kensington, quelques-unes des fleurs, ses anciennes amies de Combourg, retrouvées dans les forêts de l'Amérique, mais il citait moins Linné que Virgile, car il savait les Gcorgiqv.es par coeur. — Voici, » me dit-il un jour, « l'avoine stérile, stériles domi- nantur avenœ. Mais Virgile veut parler ici de l'avoine folle et sauvage, et elle n'est pas stérile, car les Indiens la récoltent en Amérique ; j'en ai vu des moissons naturelles aussi hautes et épaisses que nos champs de blé. Là, au lieu de la main des hommes, c'est la Providence qui la sème. Regardez ce chardon épineux, segnisque horreret in arvis carduus, et il n'est pas segnis, parce qu'il serait lent et paresseux à croître ; mais bien au contraire parce qu'il rapporte aussi peu que les terres où il s'élève : neu segnes faceant terrœ, a dit aussi « Virgile. Ici la grande centaurée, graveolentia centaurea, que j'ai cueillie sur les ruines de Lacédémone ; plus loin le cerinthos ignobile g r amen, périphrase pour laquelle j'aurais à gronder un peu le poète latin, car je veux y retrouver notre gentille pâquerette, qui certes n'a rien d'ignoble. » MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 309 Enfin, au mois de janvier 1791, je pris sérieusement mon parti. Le chaos augmentait : il suffisait déporter un nom aristocrate pour être exposé aux persécutions : plus votre opinion était consciencieuse et modérée, plus elle était suspecte et poursuivie. Je résolus donc de lever mes tentes : je laissai mon frère et mes sœurs à Paris et m'acheminai vers la Bretagne. Je rencontrai, à Fougères, le marquis de la Rouerie : je lui demandai une lettre pour le général Washington. Le colonel Armand (nom qu'on donnait au marquis en Amérique) s'était distingué dans la guerre de l'indé- pendance américaine. Il se rendit célèbre, en France, par la conspiration royaliste qui fit des victimes si touchantes dans la famille des Desilles1. Mort en or- ganisant cette conspiration, il fut exhumé, reconnu, et causa le malheur de ses hôtes et de ses amis. Rival de La Fayette et de Lauzun, devancier de La Roche- jaquelein, le marquis de la Rouerie avait plus d'esprit qu'eux : il s'était plus souvent battu que le premier ; il avait enlevé des actrices à l'Opéra, comme le se- cond ; il serait devenu le compagnon d'armes du troi- sième. Il fourrageait les bois, en Bretagne, avec un major américain2, et accompagné d'un singe assis sur la croupe de son cheval. Les écoliers de droit de Hen- nés l'aimaient, à cause de sa hardiesse d'action el de sa liberté d'idées : il avait été un des douze gentils- 1. Angélique-Françoise Desilles, dame de La Fonchais, sœur d'André Desilles, le héros de Nancy, née a Saint-Malo lo 16 mai 170'.). Elle fut guillotinée, le 13 juin 1793, en même temps que son beau-frère Michel-Julien Picot de Limoëlan. La sœur d'André Desilles mourut avec un admirable courage. Z. Le major américain Chaîner. Voyez sur lui la note '- de la page 115. ;;|tl MÉMOIRES D'OI rRE-TOMBE hommes bretons mis à la Bastille, Il était éléganl de taille et de manières, brave de mine, charmanl de visage, el ressemblait aux portraits des jeunes sei- gneurs do la Ligue. Je choisis Saint-Malo pour m'embarquer, afin d'em- brasser ma mère. Je vous ai «lit au troisième livre de ces Mémoires, comment je passai par Combourg, el quels sentiments m'oppressèrent. .Je demeurai deux mois à Saint-Malo, occupé des préparatifs de mon voyage, comme jadis de mon départ projeté pour les Indes. Je Us marché avec un capitaine nommé Dujardin ' : il devait transporter à Baltimore l'abbé Nagot, supé- rieur du séminaire de Saint-Sulpice, et plusieurs sé- minaristes, sous la conduite de leur chef"2. Ces compa- 1. Les recherches faites par M. Ch. Cunat sux Archives de la Marine, ont constaté l'exactitude de tous les détails donnés ici par Chateaubriand. Il s'embarqua à bord du brick le S Pierre de 160 tonneaux, capitaine Dujardin Pinte-de-Vin, allant aux iles Saint-Pierre et Miquelon, d'où il devait relever pour Baltimore (Ch. Cunat, op. cit.). 2. François-Charles Nagot, (et non Xagault, comme l'a écrit Chateaubriand) n'était pas supérieur du séminaire de St-Sulpice; il était supérieur à Paris de la communauté des Robertins, une des annexes du séminaire de Saint-Sulpice. Désigné par M. Emery pour être le supérieur du séminaire que les Sulpiciens projetaient d'établir à Baltimore, il s'embarqua à Saint-Malo sur le Saint-Pierre, enmenant avec lui trois jeunes prêtres de la Compagnie de Saint-Sulpice, MM. Tessier, Antoine Garnier et Levadoux. Arrivés à Baltimore le 10 juillet 1791, l'abbé Nagot y installa, dès le mois de septembre suivant, le séminaire de Sainte-Marie, le premier et le plus renommé séminaire des Etats-Unis. En 182?, le pape Pie VII érigea le collège de Sainte- Marie en Université catholique, avec pouvoir de conférer des grades ajTant la même valeur que ceux qui se donnent à Rome et dans les autres universités du monde chrétien. M. Nagot mourut en 1816 dans cette maison qu'il avait fondée et qu'il MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE .'ill gnons de voyage m'auraient mieux convenu quatre ans plus tôt : de chrétien zélé que j'avais été, j'étais devenu un esprit fort, c'est-à-dire un esprit faible. Ce changement dans mes opinions religieuses s'était opéré par la lecture des livres philosophiques. Je croyais, de bonne foi, qu'un esprit religieux était pa- ralysé d'un côté, qu'il y avait des vérités qui ne pou- vaient arriver jusqu'à lui, tout supérieur qu'il pût être d'ailleurs. Ce benoît orgueil me faisait prendre le change ; je supposais dans l'esprit religieux cette ab- sence d'une faculté qui se trouve précisément dans l'esprit philosophique : l'intelligence courte croit tout voir, parce qu'elle reste les yeux ouverts ; l'intelligence supérieure consent à fermer les yeux, parce qu'elle aperçoit tout en dedans. Enfin, une chose m'achevait : le désespoir sans cause que je portais au fond du cœur. Une lettre de mon frère a fixé dans ma mémoire la date de mon départ : il écrivait de Paris à ma mère, en lui annonçant la mort de Mirabeau. Trois jours après l'arrivée de celte lettre, je rejoignis en rade le navire sur lequel mes bagages étaient chargés1. On laissait prospère, après l'avoir conduit ■■ à travers les difficultés inséparables de tout commencement. (Voir Elisabeth Seton et les commencements de l'Eglise catholique aux Etats-Unis, par Mme de Barberey, 4mi; édition, tome 11, p. 182.) 1. Ici encore se vérifie la minutieuse exactitude à laquelle Chateaubriand s'est astreint dans la réduction de ses Mémoires. Mirabeau est, mort le 2 avril 1791. Les lettres mettant alors environ trois jours pour aller d<' Paris :-> Saint-Malo, madame de Chateaubriand a donc dû recevoir la lettre de son fils aine le 5 avril. Trois jours après, c'était le 8 avril... C'esl justement le 8 avril que l'abbé Nagol — et Chateaubriand ave< lui s'em- barquèrent sur le Saint-Pierre. (Voir Elisabeth Selon, tome il, p. 483.) 31 2 Ml MOIRES D'OUTRE-TOMBE leva l'ancre, moment solennel parmi les navigateurs. Le soleil se couchait quand le pilote côtier nous quitta, après DOUS avoir mis hors (\t-<, passe-,. I.e tenip.-, rl.iil sombre, la brise molle, et la houle battait lourdement les écueils à quelques encablures du vaisseau. Mes regards restaient attachés sur Saint-Malo. Je venais d'y laisser ma mère tout en larmes. J'aperce- vais les clochers et les dômes des églises où j'avais prié avec Lucile, les murs, les remparts, lus forts, les louis, les grèves où j'avais passé mon enfance avec Gesril et. mes camarades de jeux; j'abandonnais ma patrie déchirée, lorsqu'elle perdait un homme que rien ne pouvait remplacer. Je m'éloignais également incer- tain des destinées de mon pays et des miennes : qui périrait de la France ou de moi? Reverrais-je jamais cette France et ma famille ? Le calme nous arrêta avec la nuit au débouquement de la rade ; les feux de la ville et les phares s'allu- mèrent : ces lumières qui tremblaient sous mon toit paternel semblaient à la fois me sourire et me dire adieu, en m'ëclairant parmi les rochers, les ténèbres de la nuit et l'obscurité des flots. Je n'emportais que ma jeunesse et mes illusions ; je désertais un monde dont j'avais foulé la poussière et compté les étoiles, pour un monde de qui la terre et le ciel m'étaient inconnus. Que devait-il m' arriver si j'atteignais le but de mon voyage ? Égaré sur les ri- ves hyperboréennes, les années de discorde qui ont écrasé tant de générations avec tant de bruit seraient tombées en silence sur ma tête ; la société eût renou- velé sa face, moi absent. Il est probable que je n'au- rais jamais eu le malheur d'écrire ; mon nom serait MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 313 demeuré ignoré, ou il ne s'y fût atlaché qu'une de ces renommées paisibles au-dessous de la gloire, dédai- gnées de l'envie et laissées au bonheur. Qui sait si j'eusse repassé l'Atlantique, si je ne me serais point fixé dans les solitudes, à mes risques et périls explo- rées et découvertes, comme un conquérant au milieu de ses conquêtes ! Mais non! je devais rentrer dans ma patrie pour y changer de misères, pour y être toute autre chose que ce que j'avais été. Cette mer, au giron de laquelle j'étais né, allait devenir le berceau de ma seconde vie ; j'étais porté par elle, dans mon premier voyage, comme dans le sein de ma nourrice, dans les bras de la con- fidente de mes premiers pleurs et de mes premiers plaisirs. Le jusant, au défaut de la brise, nous entraîna au large, les lumières du rivage diminuèrent peu à peu et disparurent. Épuisé de réflexions, de regrets vagues, d'espérances plus vagues encore, je descendis à ma cabine : je me couchai, balancé dans mon hamac au bruit de la lame qui caressait le flanc du vaisseau. Le vent se leva; les voiles déferlées qui coiffaient les mâts s'enflèrent, et quand je montai sur le tillac le lendemain matin, on ne voyait plus la terre de France. Ici changent mes destinées : « Encore à la mer ! Again lo sca ! » (Byron.) 18 LIVRE VI1 Prologue. — Traversée de l'océan. — Francis Tulloch. — Chris- tophe Colomb. — Camoëns. — Les Açores. — lie Graciosa. — Jeux marins. — Ile Saint-Pierre. — Côtes de la Virginie. — Soleil couchant. — Péril. — J'aborde en Amérique. — Balti- more. — Séparation des passagers. — Tulloch. — Philadel- phie. — Le général Washington. — Parallèle de Washington et de Bonaparte. — Voyage de Philadelphie à New-York et à Boston. — Mackenzie. — Rivière du nord. — Chant de la passa- gère. — M. Swift. — Départ pour la cataracte de Niagara avec un guide hollandais. — ■ M. Violet. — Mon accoutrement sau- vage.— Chasse. — Le carcajouetle renard canadien. — Rate mus- quée. — Chiens pêcheurs. — Insectes. — Montcalm el Wolfe. — Campement au bord du lac des Onondagas. — Arabes. — Course botanique. — L'Indienne et la vache. — Un Iroquois. — Sachcm des Onondagas. — Velly et les Franks. — Céré- monie de l'hospitalité. — Anciens grecs. — Voyage du lac des Onondagas à la rivière Genesee. — Abeilles, défricher ments. — Hospitalité. — Lit. — Serpent à sonnettes en- chanté. — Cataracte de Niagara. — Serpent à sonnettes. — .Ir tombe .'in bord de l'abîme. — Douze jours dans une butte. — Changement de mœurs chez 1rs sauvages. — Naissance et mort. — Montaigne. — Chant de la couleuvre. — Pantomime d'une petite Indienne, original de Mila. — Incidences. — An- cien Canada. — Population indienne. — Dégradation des nui' urs. — Vraie ri vil i s, 'il ion i-i'-j>.i inlm- par la i ■ . • 1 i lt i < > 1 1 . — Fausse civilisation introduite par le commerce. — Coureurs de buis. — Factoreries. — Chasses. — Métis OU Bois-brûiés. — Guerres des compagnies. — Mort des langues indiennes. — Anciennes possessions françaises en Amérique. — Regrets. — Manie du passé. — Billet de Francis Conyngham. — Manuscrit original 1. Ce livre a été écrit a Londres, d'avril à septembre 1822. — 11 a été revu en décembre lSiG. •'Jlf> MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE en Amérique. — Laça du Canada. Eotte de c mots indiens. — Ruines do la nature. — \ " -• • 1 ) « '• . * du tombeau. — D Mrs fleuves. — Fontaine de Jouvence. — Musi I >iini- noles. — Notre camp. — Deux Floridiennes. — Ruini - J'oiiin. — Quelles étaient les demoiselles Muscogulges. — Arrestation du roi à Varennes. — J'interromp> mon vo pour repasser en Europe. — Dangers pour les États-Unis. — Retour en Europe. — Naufrage. Treille d un nus après m'être embarqué, simple sous-lieutenant, pour L'Amérique, je m'embarquais pour Londres, avec un passe-port conçu en ces ter- mes : « Laissez passer, disait ce passe-port, laissez pas- ce ser sa seigneurie le vicomte de Chateaubriand, pair « de France, ambassadeur du roi près Sa Majesté Bri- « tannique, etc. » Point de signalement; ma grandeur devait faire connaître mon visage en tous lieux. In bateau à vapeur, nolisé pour moi seul, me porte de Calais à Douvres. En mettant le pied sur le sol anglais, le 5 avril 1822, je suis salué par le canon du fort1. On officier vient, de la part du commandant, m'offrir une garde d'honneur. Descendu à Shipwright-Inn*, le maî- 1. Le 5 avril 1822 est le jour de son arrivée à Londres. Il débarqua à Douvres dans la soirée du 4 avril. On lit dans le Moniteur du jeudi 11 avril: « D'après les dernières nouveUes d'Angleterre, le paquebot français L'Antigone est entré le 4 avril au soir dans le port de Douvres, ayant à bord M. le vicomte de Chateaubriand, ambassadeur de Sa Majesté Très-Chrétienne. Il est descendu à l'hôtel Wright, où il a passé la nuit. Le lendemain, au point du jour, il a été salué par les batteries du château et une seconde salve a annoncé le moment de son départ pour Londres. Son Excellence est arrivée dans la capitale le 5 dans l'après-midi, avec une suite composée de cinq voitures. Sa demeure est l'hôtel habité précédemment par M. le duc Decazes, dans Portlcmd-Place. » 2. L'auberge de Douvres, où descendit Chateauhriand, ne s'appelait pas Shipwright-Inn, ce qui signifierait hôtel du cons- MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 317 tre et les garçons de l'auberge me reçoivent bras pen- dants et tète nue. Madame la mairesse m'invite à une soirée, au nom des plus belles dames de la ville. M. Billing1, attaché à mon ambassade, m'attendait. Un dîner d'énormes poissons et de monstrueux quar- tiers de bœuf restaure monsieur l'ambassadeur, qui n'a point d'appétit et qui n'était pas du tout fatigué. Le peuple, attroupé sous me fenêtres, fait retentir l'air de huzzas. L'officier revient et pose, malgré moi, des sentinelles à ma porte. Le lendemain, après avoir dis- tribué force argent du roi mon maître, je me mets en route pour Londres, au ronflement du canon, dans une légère voiture, qu'emportent quatre beaux che- vaux menés au grand trot par deux élégants jockeys. Mes gens suivent dans d'autres carrosses; des cour- riers à ma livrée accompagnent le cortège. Nous passons Cantorbery, attirant les yeux de John Bull et des équipages qui nous croisent. A Black-Heath, bruyère jadis hantée des voleurs, je trouve un village tout neuf. Bientôt m'apparaît l'immense calotte de fu- mée qui couvre la cité de Londres. Plongé dans lt; gouffre de vapeur charbonnée, comme dans une des gueules du Tartare, traversant la ville eu! ière dont je reconnais les rues, j'aborde l'hôtel de L'ambassade, Portland-Place. Le chargé d'affaires, M. le comte Georges deCarainan2, les secrétaires d'am- tructeur de vaisseau; mais !>ien Ship-Inn, hôtel du ruisseau . Il est vrai que le propriétaire de l'hôtel s'appelait Wright, et qu'il a été ainsi cause do la méprise (Château n ri u,i il rt son temps, par M. de Maivellus, p. i(>. I 1. Voir Y Appendice n° X : Le Baron Billing et l'ambassade de Londres. ;'. Le comte Georges de Caraman, devenu plus tard ministre 15 UIN MÉMOIRES D'Ol TRE-TOMBE bassade, M. Le vicomte de Marcellus1, M. 1«' baron E. de Casés, M. de Bourqueney2, les attachés à l'am- plénipotentiaire, était le fils du duc de Caraman, alors ambas- sadeur à Vienne, et qui allait bi - le vicomte Mathieu de Montmorency, ministre «les Affaires étrangères, avec i teaubriand, ambassadeur à Londres, et M. de la Ferroi. ambassadeur à Saint-Pétersbourg, représenter la France au con- grès de Vérone. 1. Marie-Louis-Jean- André-Charles Demartin du Tyrac, < de Marcellus (1795-1865). Secrétaire d'ambassade à Cons' nople en 1820, il découvrit à Milo et envoya en France la T victorieuse, dite Vénus de Milo. Après avoir été premier s taire à Londres et chargé d'affaires, après le départ de Chat briand pour le congrès de Vérone, il fut envoyé en mission à Madrid et à Lucques. Nommé, sous le ministère Polignac. secrétaire d'Etat des Affaires étrangères, il déclina ses fonctions et rentra dans la vie privée. Il a publié, de 1839 à 1861, les ouvrages suivants : Souvenirs de l'Orient, — Vingt jour* en Sicile, — Episodes littéraires en Orient, — Chants du peuple en Grèce, — Politique de la Restauration, — Chateaubriand et son temps, — Les Grecs anciens et modernes. 2. François-Adolphe, comte de Bourqueney (1799-1869). 11 avait débute dans la carrière diplomatique à 17 ans comme at- taché d'ambassade aux Etats-Unis. En 182 i, secrétaire de léga- tion à Berne, il donna sa démission pour suivre dans sa chute M. de Chateaubriand, qui venait d'être renvoyé du minis et, comme le grand écrivain, il collabora au Journal des Dé- bats. Comme lui encore, il accepta, sous le ministère Martignac, un poste dont il se démit à l'avènement du ministère Polignac. Après la Pvivolution de 1830, il rentra dans la diplomatie, et nous le retrouvons secrétaire d'ambassade à Londres, en 1840, sous M. Guizot; il signa, en qualité de chargé d'affaires, la convention des détroits (1841), qui faisait rentrer la France dans le concert européen. Nommé ambassadeur à Constantinople en 1844, il se retira à la suite de la Révolution de 1848. Sous le second I^mpire, ambassadeur à Vienne, il prit une part impor- tante aux négociations qui terminèrent la guerre d'Orient et à celles qui terminèrent la guerre d'Italie. Il fut ainsi l'un des signataires du traité de Paris (1856) et du traité de Zurich (1859). Louis-Philippe l'avait fait baron en 1842; en 1859, Napoléon III le fit comte. Le 31 mars 1856, il avait été appelé au Sénat im- périal. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 319 bassade, m'accueillent avec une noble politesse. Tous les huissiers, concierges, valets de chambre, valet de pied de l'hôtel, sont assemblés sur le trottoir. On me présente les cartes des ministres anglais et des ambassadeurs étrangers, déjà instruits de ma pro- chaine arrivée. Le 17 mai de l'an de grâce 1793, je débarquais pour la même ville de Londres, humble et obscur voyageur, à Southampton, venant de Jersey. Aucune mairesse ne s'aperçut que je passais; le maire de la ville, William Smith, me délivra le 18, pour Londres, une feuille de route, à laquelle était joint un extrait de YAlien-bill. Mon signalement portait en anglais : « François de Chateaubriand, officier français à l'armée des émigrés (French officer in the emigrant army), taille de cinq pieds quatre pouces [five feet four inches high), mince (thin shape), favoris et cheveux bruns (brown hair and fits). » Je partageai modestement la voiture la moins chère avec quelques matelots en congé; je relayai aux plus chétives tavernes ; j'entrai pauvre, malade, in- connu, dans une ville opulente et fameuse, où M. Pitt régnait; j'allai loger, à six schellings par mois, sous le lattis d'un grenier que m'avait préparé un cousin de Bretagne, au bout d'une petite rue qui joignait, Tottenham-Court-Road. Ah! Monseigneur, que votre vie, D'honneurs aujourd'hui si remplie, Diffère de ces heureux temps 1 Cependant une autre obscurité m'enténèbre à Lon- dres. Ma place politique met à L'ombre ma renommée 320 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE littéraire; il n'_\ a pas un soi dans les trois royaumi - ([ui ne préfère l'ambassadeur de Louis XVIII à L'au- teur du Génie du Christianisme. Je verrai comment La chose tournera après ma mort, ou quand j'aurai i de remplacer M. le ducDeca/.es ' auprès de George IV2, succession aussi bizarre que le reste de ma vie. Arrivé à Londres comme ambassadeur français, un de mes plus grands plaisirs est délaisser ma voiture au coin d'un square, et d'aller à pied parcourir Les ruelles que j'avais jadis fréquentées, les faubourgs populaires et à bon marché, où se réfugie le malheur sous la protection d'une même souffrance, les abris ignorés que je hantais avec mes associés de détresse, ne sachant si j'aurais du pain le lendemain, moi dont trois ou quatre services couvrent aujourd'hui la table. A toutes ces portes étroites et indigentes qui m'étaienl autrefois ouvertes, je ne rencontre que des visages étrangers. Je ne vois plus errer mes compatriotes, re- connaissables à leurs gestes, à leur manière de mar- cher, à la forme et à la vétusté de leurs habits. Je n'aperçois plus ces prêtres martyrs portant le petit collet, le grand chapeau à trois cornes, la longue re- dingote noire usée, et que les Anglais saluaient en pas- sant. De larges rues bordées de palais ont été percée-, des ponts bâtis, des promenades plantées : Regent's- Park occupe, auprès de P 'or tland- Place > les anciennes prairies couvertes de troupeaux de vaches. Un ei- 1. M. Decazes, le 17 février 1820, avait quitté le ministre pour l'ambassade de Londres (avec le titre de duc), et il conserve cette ambassade jusqu'au 9 février 1822. 2. George IV, né en 1762, mort en 1830. Appelé à la régence en .811, lorsque son père fut tombé en démence, il ne prit lo titre de roi qu'en 1820. MÉMOIRES »'OUTRE-TOMBE 321 metière, perspective de la lucarne d'un de mes gre- niers, a disparu dans l'enceinte d'une fabrique. Quand je me rends chez lord Liverpool ', j'ai de la peine à re- trouver l'espace vide de l'échafaud de Charles Ier ; des lui lisses nouvelles, resserrant la statue de Charles II, se sont avancées avec l'oubli sur des événement mé- morables. Que je regrette, au milieu de mes insipides pompes, ce monde de tribulations et de larmes, ces temps où je mêlais mes peines à celles d'une colonie d'infortu- nés ! Il est donc vrai que tout change, que le malheur même périt comme la prospérilé! Que sont devenus mes frères en émigration? Les uns sont morts, les autres ont subi diverses destinées : ils ont vu comme moi disparaître leurs proches et leurs amis; ils sont moins heureux dans leur patrie qu'ils ne l'étaient sur la (erre étrangère. N'avions-nous pas sur cette terre nos réunions, nos divertissements, nos fêtes et sur- tout noire jeunesse? Des mères de famille, des jeune-, filles qui commençaient la vie par l'adversité, appor- taient le fruit semainier du labeur, pour s'éjouir ;ï quelque danse de la pairie. Des attachements se for- maient dans les causeries du soir après le travail, sur les gazons d'Amstead et de Primrose-Hill. A des cha- pelles, ornées de nos mains dans de vieilles masure-, nous priions le 21 janvier et le jour de la mort de la reine, tout émus d'une oraison funèbrî prononcée par le curé émigré de notre village. Nous allions le long de 1. Robert Banks Jenkinson, 2m0 comte Liverpool, d'abord tord Hawesbury, né en 1770, étail entré jeune dans la vie pu- blique sous le patronage de son père, collègue de Pitt, et occu- pail depuis 1812 le poste de premier ministre. Il mourut en 1827. 322 MEMOIRES H ni l RE-TOMBE la Tamise, tan toi voir surgir aux docks les vaisseaux chargés des richesses s cK't.-iils île s.>u ni'Mi.ij/r, moi qui le Renais. Le reste est exact. » Chateaubriand et son temps, p. 48. L 19 32G Ml MOIR] DOI PRE-TOMBE le monde est sorti; me voilù seul: mettons-non h l'œuvre. Il y a vingt-deux ans, je viens de le dire, que j'es- quissais à Londres les Natchezet Atala; j'en suis pré- cisémentdans mes Mémoires à l'époque de mes vi > en Amérique : cela se rejoint à merveille. Supprimons ces vingt-deux ans, comme ils sont en effet supprimés de ma vie, et partons pour les forêts du Nouveau Monde : le récit de mon ambassade viendra à sa date, quand il plaira à Dieu; mais, pour peu que je reste ici quelque mois, j'aurai le plaisir d'arriver de la ca- taracte du Niagara à l'armée des princes en Allemagne, ] et de l'armée des princes à ma retraite en Angleterre. L'ambassadeur du roi de France peut raconter l'his- toire de l'émigré français dans le lieu même où celui ci était exilé. Le livre précédent se termine par mon embarque- ment à Saint-Malo. Bientôt nous sortîmes de la Man- che, et l'immense houle de l'ouest nous annonça l'Atlantique. 11 est difficile aux personnes qui n'ont jamais na- vigué de se faire une idée des sentiments qu'on éprouve, lorsque du bord d'un vaisseau on n'aperçoit de toutes parts que la face sérieuse de l'abîme. Il y a dans la vie périlleuse du marin une indépendance qui tient de l'absence de la terre : on laisse sur le rivage les passions des hommes; entre le monde que l'on quitte et celui que l'on cherche, on n'a pour amour et pour patrie que l'élément sur lequel on est porté. Plus de devoirs à remplir, plus de visites à rendre, plus de journaux, plus de politique. La langue même des ma- MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 327 telots n'est pas la langue ordinaire : c'est une langue telle que la parlent l'Océan et le ciel, le calme et la tempête. Vous habitez un univers d'eau, parmi des créatures dont le vêtement, les goûts, les manières, le visage, ne ressemblent point aux peuples autochtho- hes; elles ont la rudesse du luup marin et la légèreté de l'oiseau. On ne voit point sur leur front les soucis de la société; les rides qui le traversent ressemblent aux plissures de la voile diminuée, et sont moins creusées par l'âge que par la bise, ainsi que dans Les flots. La peau de ces créatures, imprégnée de sel, est rouge et rigide, comme la surface de l'écueil battu de la lame. Les matelots se passionnent pour leur navire; ils pleurent de regret en le quittant, de tendresse en le retrouvant. Us ne peuvent rester dans leur famille; après avoir juré cent fois qu'ils ne s'exposeronl plus à la mer, il leur est impossible de s'en passer, comme un jeune homme ne se peut arracher des bras d'une jmaitrcsse orageuse et infidèle. Dans les docks de Londres el de Plymouth, il n'es! bas rare de trouver des sailors nés sur des vaisseaux : ftepuis leur enfance jusqu'à leur vieillesse, ils ne sont jamais descendus au rivage; ils n'ont vu la terre llu bord de leur berceau flottant, spectateurs du bonde où ils ne sont point entrés. Dans cette vie ré- duite à un si petit espace, sous les nuages el sur 1rs tbîmes, tout s'anime pour le marinier : ui cre, une [oile, un mât, un canon, sonl des personnages qu'on pfectionne et qui ont chacun leur histoire. La voile fut déchirée sur la côte du Labrador; le battre voilier lui mil la pièce que vous voyez. 328 MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE L'ancre sauva le vaisseau quand il eut chassé sur ses autres ancres, au milieu des coraux des îles Sand- wich. Le mât fut rompu dans une bourrasque au cap de Bonne-Espérance; il n'était que d'un seul jet; il esl beaucoup plus fort depuis qu'il est composé de deux pièces. Le canon est le seul qui ne fut pas démonté au combat de la Chesapeake. Les nouvelles du bord sont des plus intéressantes : on vient de jeter le loch; le navire fde dix nœuds Le ciel est clair à midi : on a pris hauteur; on esl h telle latitude. On a fait le point : il y a tant de lieues gagnées en bonne route. La déclinaison de l'aiguille est de tant de degrés : on s'est élevé au nord. Le sable des sabliers passe mal : on aura de îa pluie. On a remarqué des procellaria dans le sillage au vaisseau : on essuiera un grain. Des poissons volants se sont montrés au sud : le temps va se calmer. Une éclaircie s'est formée à l'ouest dans les nuages c'est le pied du vent; demain, le vent soufflera de ce côté. L'eau a changé de couleur; on a vu flotter du bois et des goémons; on a aperçu des mouettes et des canards; un petit oiseau est venu se percher sur] les vergues : il faut mettre le cap dehors, car on ap- proche de terre, et il n'est pas bon de l'accoster la nuit. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 329 Dans l'épinette, il y a un coq favori et pour ainsi dire sacré, qui survit à tous les autres; il est fameux pour avoir chanté pendant un combat, comme dans la cour d'une ferme au milieu de ses poules. Sous les ponts habite un chat : peau verdâtre zé- brée, queue pelée, moustaches de crin, ferme sur ses pattes, opposant le contrepoids au tangage et le balan- cier au roulis; il a fait deux fois le tour du monde et s'est sauvé d'un naufrage sur un tonneau. Les mousses donnent au coq du biscuit trempé dans du vin, et Ma- tou a le privilège de dormir, quand il lui plaît, dans le vilchoura du second capitaine. Le vieux matelot ressemble au vieux laboureur. Leurs moissons sont différentes, il est vrai : le matelol a mené une vie errante, le laboureur n'a jamais quitté son champ; mais ils connaissent égalemenl les étoiles et prédisent l'avenir en creusant leurs sillons. À l'un, l'alouette, le rouge-gorge, le rossignol; à l'autre, la procellaria, le courlis, l'alcyon, — leurs prophètes. Ils se retirent le soir, celui-ci dans sa cabine, celui-là dans sa chaumière; frêles demeures, où l'ouragan qui les ébranle n'agite point des consciences tranquilles. If Ihe wind tcinpcsluous is blowing, Still no danger they descry; The guiltless heart ils boon bestowing, Soothes them wilh its Lullaby, etc., etc. « Si le vent souffle orageux, ils n'aperçoivent au- cun danger; le cœur innocent, versant son bannir. les berce avec ses dodo, l'enfani do'} dodo, l'enfant (li>, etc. » 330 MÉMOIRES D'OI TRE TOMBE Le matelot ne sali où la morl le surprendra, à quel bord i! laissera sa vie : peut-être, quand il aura mêlé au vml son dernier soupir, sera-t-il lancé au seiD ded flots, attaché sur deux avirons, pour continuer son voyage; peut-être sera-t-il enterré dans un ilol d que l'on ne retrouvera jamais, ainsi qu'il a dormi isol^ dans son hamac, au milieu de L'Océan. Le vaisseau seul est un spectacle : sensible au plus léger mouvement du gouvernail, hippogriffe ou cour-j sier ailé, il obéit à la main du pilote, comme un cheval h la main du cavalier. L'élégance des mâts et des cor-! dages, la légèreté des matelots qui voltigent sur les vergues, les différents aspects dans lesquels se prén sente le navire, soit qu'il vogue penché par un autan contraire, soit qu'il fuie droit devant un aquilon favo- rable, font de cette machine savante une des mer- veilles du génie de l'homme. Tantôt la lame et son écume brisent et rejaillissent contre la carène; tantôt Tonde paisible se divise, sans résistance, devant la proue. Les pavillons, les flammes, les voiles, achèvent la beauté de ce palais de Neptune : les plus basses voiles, déployées dans leur largeur, s'arrondissent comme de vastes cylindres ; les plus hautes, compri- * mées dans leur milieu, ressemblent aux mamelles d'une sirène. Animé d'un souffle impétueux, le navire, avec sa quille, comme avec le soc d'une charrue, la- boure à grand bruit le champ des mers. Sur ce chemin de l'Océan, le long duquel on n'aper« çoit ni arbres, ni villages, ni villes, ni tours, ni clo- chers, ni tombeaux; sur cette route sans colonnes, sans pierres milliaires, qui n'a pour bornes que les vagues, pour relais que les vents, pour flambeaux que MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 331 les astres, la plus belle des aventures, quand on n'est pas en quête de terres et de mers inconnues, est la rencontre de deux vaisseaux. On se découvre mutuel- lement à l'horizon avec la longue-vue ; on se dirige 1er-, uns vers les autres. Les équipages et les passagers s'empressent sur le pont. Les deux bâtiments s'appro- chent, hissent leur pavillon, carguent à demi leurs voiles, se mettent en travers. Quand tout est silence, les deux capitaines, placés sur le gaillard d'arrière, se hèlent avec le porte-voix : « Le nom du navire? De quel port? Le nom du capitaine? D'où vient-il? Com- bien de jours de traversée? La latitude et la longi- tude? A Dieu, va! » On lâche les ris; la voile retombe. Les matelots et les passagers des deux vaisseaux se regardent fuir, sans mot dire : les uns vont chercher le soleil de l'Asie, les autres le soleil de l'Europe, qui 1rs verront également mourir. Le temps emporte et Sépare les voyageurs sur la terre, plus promptement encore que le vent ne les emporte et ne les sépare sur l'Océan; on se fait un signe de loin : à Dieu, va! Le port commun est l'Éternité. Et si le vaisseau rencontré était celui de Cook ou de La Pérouse? Le maître de l'équipage de mon vaisseau malouin ('i.iii un ancien subrécargue, appelé Pierre Villeneuve, dont le nom seul me plaisait à cause de la bonne Vil- leneuve. Il avait servi dans l'Inde, sous le bailli de Suffren, et en Amérique sous le comte d'Estaing; il [s'était trouvé à une multitude d'affaires. Appuyé sur .'avant du vaisseau, auprès du beaupré, de même qu'un vétéran assis sous la treille «le son petil jardin dans le bssé des Invalides, Pierre, en mâchant une chiaue de 332 mémoires d'outre-tombe tabac, qui lui enflail la joue comme une fluxion, me peignail le moment du branle-bas, l'effel des détona- tions de l'artillerie sous les pouls, le ravage des bou- lets avec un peu de vivacité : •• Mais il esl moins difficile de découvrir le passage du nord-ouesl que de ci un peuple comme vous l'avez fait. — Well, well, young man ! Bien, bien, jeune homme, ■■ s'écria-t-il en me tendant la main. 11 m'invita à dîner pour le jour suivant, et nous nous quittâmes. Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Nous n'étions que cinq ou six convives. La conversation roula sur la Révolution française. Le général nous montra une clef de la Bastille. Ces clefs, je l'ai déjà remarqué, étaient des jouets assez niais qu'on se dis- tribuait alors. Les expéditionnaires en serrurerie au- raient pu, trois ans plus tard, envoyer au président des États-Unis le verrou dé la prison du monarque qui donna la liberté à la France et à l'Amérique. Si Washington avait vu dans les ruisseaux de Paris les vainqueurs de la Bastille, il aurait moins respecté sa relique. Le sérieux et la force de la Révolu lion ne ve- naient pas de ces orgies sanglantes. Lors de la révo- cation de l'Édit de Nantes, en 1685, la même populace du faubourg Saint-Antoine démolit le temple proi es- tant à Gharenton, avec autant de zèle qu'elle dévasta l'église de Saint-Denis en 1793. Je quittai mon hôte à dix heures du soir, et ne l'ai jamais revu ; il partit le lendemain, et je continnai mon vovasce. MEMOIRES D OUTRE-TOMBE 359 Telle l'ut ma rencontre avec le soldat citoyen, libé- rateur d'un monde. Washington est descendu dans la tombe1 avant qu'un peu de bruit se soit attaché à mes pas ; j'ai passé devant lui comme l'être le plus in- connu; il était dans tout son éclat, moi dans toute mon obscurité ; mon nom n'est peut-être pas demeuré un jour entier dans sa mémoire : heureux pourtant que ses regards soient tombés sur moi ! je m'en suis senti échauffé le reste de ma vie : il y a une vertu dans les regards d'un grand homme. Bonaparte achève à peine de mourir. Puisque je viens de heurter à la porte de Washington, le paral- lèle entre le fondateur des États-Unis et l'empereur des Français se présente naturellement à mon espril ; d'autanl mieux qu'au moment où je trace ces lignes, Washington lui-même n'est plus. Ercilla, chantant et bataillant (Lins le, Chili, s'arrête au milieu de son voyage pour raconter lamort de Didon 2 ; moi, je m'ar- rête au début de ma cours»' dans la Pensylvanie pour comparer Washington à Bonaparte. J'aurais pu ne m'occuper d'eux qu'à l'époque où je rencontrai Napo- léon : mais si je venais à toucher ma tombe avant d'avoir atteinl dans ma chronique l'année 1814, on ne saurail n'ui i m iumui: Sur Ja côte de l'océan Pacifique, les efforts du capi- taine Cook et ceux des navigateurs subséquents avaient laissé des doutes. En 1787, un vaisseau disait être entré dans une mer intérieure de l'Amérique septentrionale; selon le récit du capitaine de ce vaisseau, tout ce qu'on avait pris pour la côte non interrompue au nord de la Californie n'était qu'une chaîne d'îles extrêmement serrées. L'amirauté d'An- gleterre envoya Vancouver vérifier ces rapports qui se trouvèrent faux. Vancouver n'avait point encore fait son second voyage. Aux Étals-Unis, en 1791, on commençait à s'entre- tenir de la course de Mackenzie : parti le 3 juin I7N!) du fort Chipewan, sur le lac des Montagnes, il des- cendit à la mer du pôle par le fleuve auquel il a donné son nom. Cotte découverte aurait pu changer ma direction et me faire prendre ma route droit au nord ; mais je me serais fait scrupule d'alfcérer le plan arrêté entre moi: et M. de Malesherbes. Ainsi donc, je voulais marcher à l'ouest, de manière à intersecter la côte nord-ouest au-dessus du golfe de Californie ; de là, suivant le profil du continent, et toujours en vue de la mer, je prétendais reconnaître le détroit de Behring, doubler le dernier cap septentrional de l'Amérique, descendre à l'Est le long des rivages de la mer polaire, et ren- trer dans les États-Unis par la baie d'Hudson, le Labrador et le Canada. Quels moyens avais-je d'exécuter cette prodigieuse pérégrination ? aucun. La plupart des voyageurs fran- çais ont été des hommes isolés, abandonnés à leurs propres forces ; il est rare que le gouvernement ou MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 365 des compagnies les aient employés ou secourus. Des Anglais, des Américains, des Allemands, des Espa- gnols, des Portugais ont accompli, à l'aide du concours des volontés nationales, ce que chez nous des indi- vidus délaissés ont commencé en vain. Mackenzie, et après lui plusieurs autres, au profit des États-Unis et de la Grande-Bretagne, ont fait sur la vastitude de L'Amérique des conquêtes que j'avais rêvées pour agrandir ma terre natale. En cas de succès, j'aurais eu l'honneur d'imposer des noms français à des régions inconnues, de doter mon pays d'une euh mie sur l'océan Pacifique, d'enlever le riche commerce des pelleteries à une puissance rivale, d'empêcher cette rivale de s'ouvrir un plus court chemin aux Indes, en mettant la France elle-même en possession de ce chemin. J'ai consigné ces projets dans YEssai histo- rique, publié à Londres en 1790 ', et ces projets étaienl tirés du manuscrit de mes voyages écrit en 1791. Ces dates prouvent que j'avais devancé par mes vœux et par mes travaux les derniers explorateurs des glaces arctiques. Je ne trouvai aucun encouragement à Philadelphie. J'entrevis dès lors que le luit de ce premier voyage serait manqué, et que ma course ne sérail que le pré- lude d'un second el pins long voyage. J'en écrivis en ce sens à M. de Malesherbes, et, en attendant L'avenir, je promis à la poésie ce qui sérail perdu pour La science. En effet, si je ne rencontrai pas en Amérique 1. « L'Essai historique sur les Révolutions fut imprimé k Londres en 1796, par Baylis, el vendu chez de Boffe en lT'.iT. Avertissement de l'auteur pour l'édition de 1826. Œuvres com- plètes de Chateaubriand, tome premier. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE ce que j'y cherchai . le monde polaire, j'y rencontrai une nouvelle muse. Un stage-coach, semblable à celui < ] u i m'avail ameni' de Baltimore, me conduisit de Philadelphie à New-York, ville gaie, peuplée, commerçante, qui cependant était loin d'être ce qu'elle est aujourd'hui, Juin de ce qu'elle sera dans quelques années; car les États-Unis croissent plus vite que ce manuscrit. J'allai en pèlerinage h lioston saluer le premier champ de bataille de la liberté américaine. J'ai vu les champs de Lexington ; j'y cherchai, comme depuis à Sparte, la tombe de ces guerriers qui moururent pour obéir m. r saintes lois de la patrie1. Mémorable exemple de 1. Trompé par sa mémoire, Chateaubriand, lors de son voyage en Grèce, avait, en effet, cherché à Sparte le tombeau de Léoni- das et de ses compagnons. « J'interrogeai vainement les moindres pierres, dit-il dans l'Itinéraire, pour leur demander les cendres de Léonidas. J'eus pourtant un moment d'espoir près de cette espèce de tour que j'ai indiquée à l'ouest de la citadelle, je vis des débris de sculptures, qui me semblèrent être ceux d'un lion. Nous savons par Hérodote qu'il y avait un Lion de pierre sur le tombeau de Léonidas; circonstance qui n'est pas rapportée par Pausanias. Je redoublai d'ardeur, tous mes soins furent inu- tiles. » Et ici, en note, Chateaubriand ajoute : « Ma mémoire me trompait ici : le lion dont parle Hérodote était aux Thermo- pyles. Cet historien ne dit pas même que les os de Léonidas furent transportés dans sa patrie. Il prétend, au contraire, que Xercès fit mettre en croix le corps de ce prince. Ainsi, les débris du lion que j'ai vus à Sparte ne peuvent point indiquer la tombe de Léonidas. On croit bien que je n'avais pas un Horace à la main sur les ruines de Lacédémone; je n'avais porté dans mes voyage que Racine, Le Tasse, Virgile et Homère, celui-ci avec des feuillets blancs pour écrire des notes. Il n'est donc pas bien étonnant qu'obligé de tirer mes ressources de ma mémoire, j'aie pu me méprendre sur un lieu, sans néanmoins me tromper sur un fait. On peut voir deux jolies épigrammes de l'Anthologie sur ce lion de pierre des Thermopyles. » Itinéraire de Paris à Jérusalem, tome I. p. 83. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 367 l'enchaînement des choses humaines ! un bill de finances, passé dans le Parlement d'Angleterre en ITtio, élève un nouvel empire sur la terre en 1782. el fait disparaître du monde un des plus antiques royaumes de l'Europe en 1789 ! Je m'embarquai à New-York sur le paquebot qui faisait voile pour Albany, situé en amont de la rivière du Nord. La société était nombreuse. Vers le soir de la première journée, on nous servit une collation de fruits et de lait; les femmes étaient assises sur les bancs du tillae, et les hommes sur le pont, à leurs pieds. La conversation ne se soutint pas longtemps : à l'aspect d'un beau tableau de la nature, on tombe in- volontairement dans le silence. Toutà coup, je ne sais i|iii s'écria : « Voilà l'endroit où Asgill1 l'ut arrêté.» On pria une quakeresse de Philadelphie de chanter la complainte connue sous le nom d1 Asgill. Nous étions entre des montagnes; la voix de la passagère expirait sur la vague, ou se renflai I lorsque nous rasions de plus près la rive. La destinée d'un jeune soldat, amant, poète el brave, honoré de l'intérêt de Was- hington et de la généreuse intervention d'une reine Infortunée, ajoutait un charme au romantique de la 1. Asgill (sir Charles), général anglais. Envoyé en Ajnôrique fii 1781 pour servir sous 1rs ordres de Cornwallis, il lut l'ait «prisonnier par les Tnsurgents ci désigné par le sort pour être mis à mort par représailles. L'intervention du gouvernement Brançai9 !<• sauva. Un acte du congrès américain révoqua son prrêl «le mort. Asgill accourut aussitôt 'i Versailles pour remer- Ifeier Louis XVI h Marie-Antoinette, qui avaient vivement inter- cédé pour lui. Cel épisode a fourni le sujel de plusieurs i de théâtre et de plusieurs romans qui obtinrent une grande vogue. 368 mémoires d'outre-tombe scène. L'ami que ,j ;ii perdu, M. de Fontanes, laissa tomber de courageuses paroles en mémoire d'Asgill, ijn;ind Bonaparte se disposait à monter au Irùne où s'était assise Marie-Anloinetle1. Les officiers améri- cains semblaient touchés du chant de la Pensylva- niennc : le souvenir des troubles passas de la patrie leur rendait plus sensible le calme du momenl pré- sent. Ils contemplaient avec émotion ces lieux naguère chargés de troupes, retentissant du bruit des armes, maintenant ensevelis dans une paix profonde; ces lieux dorés des derniers feux du jour, animés du sif- flement des cardinaux, du roucoulement des palombes bleues, du chant des oiseaux-moqueurs, et dont les habitants, accoudés sur des clôtures frangées de bignonias, regardaient notre barque passer au-des- sous d'eux. Arrivé à Albany, j'allai chercher un M. Swift, pour lequel on m'avait donné une lettre. Ce M. Swift tra- 1. Fontanes fut chargé par le premier consul de prononcer aux Invalides, le 20 pluviôse an VIII (9 février 1800), l'éloge funèbre de Washington. Dans cet éloquent et noble discours. l'orateur, devant tous ces témoins, dont quelques-uns avaient applaudi au crime du 16 octobre 1793, ne craignit pas de faire] à la reine Marie-Antoinette une allusion délicate autant que courageuse : « C'est toi que j'en atteste, disait-il, ô jeune Asgill, toi dont le malheur sut intéresser l'Angleterre, la France et l'Amérique. Avec quels soins compatissants Washington ne retarda-t-il pas un jugement que le. droit de la guerre permettait de précipiter! Il attendit qu'une voix alors toute puis franchît l'étendue des mers, et demandât une grâce qu'il ne pouvait lui refuser. Il se laissa toucher sans peine par cette voix conforme aux inspirations de son cœur, et le jour qui sauva une victime innocente doit être inscrit parmi les plus beaux de l'Amérique indépendante et victorieuse ». Eloge funèbre de Washington, prononcé dans le Temple de Mars, par Louis Fontanes, le 20 pluviôse, an VIII. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 369 fîquaît de pelleteries avec des tribus indiennes encla- vées dans le territoire cédé par l'Angleterre aux États- Unis; car les puissances civilisées, républicaines et monarchiques, se partagent sans façon en Amérique des terres qui ne leur appartiennent pas. Après m'a- voir entendu, M. Swift me fit des objections très rai- sonnables. 11 me dit que je ne pouvais pas entrepren- dre de prime abord, seul, sans secours, sans appui, sans recommandation pour les postes anglais, amé- ricains, espagnols, ou je serais forcé de passer, un voyage de cette importance; que, quand j'aurais le bonheur de traverser tant de solitudes, j'arriverais à des régions glacées où je périrais de froid et de faim : il me conseilla de commencer par (n'acclimater, m'in- vita à apprendre le sioux, l'iroquois el l'esquimau, à vivre au milieu des coureurs de bois et des agents de la haie d'IIudson. Ces expériences préliminaires faites, je pourrais alors, dans quatre ou cinq ans, avec l'as- sistance du gouvernement français, procéder à ma hasardeuse mission. Ces conseils, dont au fond je reconnaissais la jus- tesse, me contrariaient. Si je m'en étais cru, je serais parti tout droit pour aller au pôle, comme on va de Paris à Pontoise. Je cachai à M. Swift mon déplaisir ; je le priai de me procurer un guide el des chevaux pour me rendre à Niagara et à Pittsbourg : à Pills- bourg, je descendrais l'Ohio el je recueillerais des cotions utiles à mes futurs projets. J'avais toujours dans La lète mon premier plan de route, M. Swift engagea à mon service un Hollandais qui parlail plusieurs dialectes indiens, .l'achetai deux che- vaux et je quittai Alhanv. 2i. :!70 HÉMOIR] - D'OI i RE rOMBE Tout le paya qui s'étend aujourd'hui entre le terri- toire de cette ville el celui de Niagara est habité et défriché; le canal de New-York le traverse; tnaia alors une grande partie de ce pays était déserte. Lorsque après avoir passé le Mohawk, j'entrai dans des bois qui n'avaient jamais été abattus, je lus pris d'une sorte d'ivresse d'indépendance : j'allais d'arbre en arbre, à gauche, à droite, me disant : « Ici plus I chemins, plus de villes, plus de monarchie, plus de république, plus de présidents, plus de rois, plus d'hommes. » Et, pour essayer si j'étais rétabli dans mes droits originels, je me livrais à des actes de vo- lonté qui faisaient enrager mon guide, lequel, dans son âme, me croyait fou. Hélas! je me figurais être seul dans cette forêt où je levais une tète si fière ! tout à coup je vins m'énaser contre un hangar. Sous ce hangar s'offrent âmes yeux ébaubis les premiers sauvages que j'aie vus de ma vie. Ils étaient une vingtaine, tant hommes que fem- mes, tous barbouillés comme des sorciers, le corps demi-nu, les oreilles découpées, des plumes de cor- beau sur la tête et des anneaux passés dans les nari- nes. Un petit Français, poudré et frisé, habit vert- pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche, et faisait dan- ser Madelon F liquet à ces Iroquois. M. Violet (c'était son nom) était maître de danse chez les sauvages. On lui payait ses leçons en peaux de castors et enjambons d'ours. Il avait été marmiton au service du général Rochambeau1, pendant la guerre d'Amérique. De- 1. J.-B. Donatien de Vimeur, comte de Rochambeau, né le ler juillet 1725. En 1780, il fut envoyé en Amérique, avec MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 371 meure à New-York après le dépari de noire armi . ,i se résolut d'enseigner les beaux-arts aux Américains. Ses vues s'étant agrandies avec le succès, le nouvel Orphée porta la civilisation jusque chez les hordes sauvages du Nouveau -Monde. En me parlant des Indiens, il me disai! toujours : « Ces messieurs sau- vages el ces dames sauvagesses. » Il se louait beau- eoup de la légèreté de ses écoliers; en effet, je n'ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, ac- cordait l'instrument fatal ; il criait aux Iroquois : A vos places ! Et toute la troupe sautait comme une bande de démons1. N'était-ce pas une chose accablante pour un disci- 6,000 hommes, au secours des Insurgent*, et contribua puis- samment à leurs succès. Nommé maréchal de France en 1791, puis investi, la même année, du commandement de l'armée du Nord, il tenta vainement d'y rétablir la discipline et donna sa démission au mois de mai 1792. Il mourut le 10 mai 1807. 1. Cette jolie page sur M. Violet, maître de danse chez les Iroquois, avait déjà paru dans ['Itinéraire, tome II, p. 2Ul. En arrivant à Tunis, le 18 janvier 1807, Chateaubriand tomba au milieu d'un bal donné par le consul de France, M. Devoise. « Le caractère national, dit-il, ne peut s'effacer. Nos marins disent que, dans les colonies nouvelles, les Espagnols com- mencent par bâtir une église, les Anglais une taverne, et les Français un fort; et j'ajoute une salle de bal. Je me trouvais en Amérique, sur la frontière du paya il. s sauvages: j a] >]>ii^ qu'a la première journée je rencontrerais parmi les Indiens un de mes compatriotes. Arrivé chez les Cayougas, tribu Vous êtes venu », ne répondit rien. Alors je caressai la vache : le visage jaune et attristé de l'Indienne laisse paraître des signes d'attendrissement, .l'étais ému de ces mysté- rieuses relations do l'infortune : il y a de la douceur à pleurer sur des maux qui n'ont été pleures de per- sonne. Mon h ôl esse me regarda encore quelque temps avec un reste de doute, puis elle s'avança ei vint passer la îinin sur le front de sa compagne de misère i I de Bolitude. .'{7 trace d'habitants, j'apercevais l'enseigne d'une auberge qui brandillail à une branche «l'arbre. Des chasseurs, des planteurs, des Indiens se rencontraient à ces caravansérails : la première t'ois que je m'y reposai, je jurai que & serait la dernière. Il arriva qu'en entrant dans une de ces hôtelleries, je restai stupéfait à l'aspecl d'un lil immense, bâti en rond autour d'un poteau : chaque voyageur prenait place dans ce lit, les pieds au poteau du centre, la tète à la circonférence du cercle, de manière que les dor- meurs étaient rangés symétriquement, comme les rayons d'une roue ou les bâtons d'un éventail. Après quelque hésitation, je m'introduisis dans celte ma- chine, parce que je n'y voyais personne. Je com- mençais à m'assoupir, lorsque je sentis quelque chose se glisser contre moi : c'était la jambe de mon grand Hollandais; je n'ai de ma vieéprouvéune plus grande horreur. Je sautai dehors du cabas hospitalier, mau- dissant cordialement les usages de nos bons aïeux. J'allai dormir, dans mon manteau, au clair de lune : cette compagne de la couche du voyageur n'avait rien du moins que d'agréable, de frais et de pur. Au bord de la Genesee, nous trouvâmes un bac. Une troupe de colons et d'Indiens passa la rivière avec nous. Nous campâmes dans des prairies peinturées de papillons et de fleurs. Avec nos costumes divers, nos différents groupes autour de nos feux, nos che- vaux attachés ou paissant, nous avions l'air d'une caravane. C'est là que je fis la rencontre de ce serpent mémoires d'outre-tombe 383 à sonnettes qui se laissait enchanter par le son d'une flûte. Les Grecs auraient fait de mon Canadien, Or- phée ; de la flûte, une lyre; du serpent, Cerbère, ou peut-être Eurydice. .Nous avançâmes vois Niagara. Nous n'en étions plus qu'à huit ou neuf lieues, lorsque nous aperçûmes, dans une chênaie, le feu de quelques sauvages, arrêtés au bord d'un ruisseau, où nous songions nous-mêmes à bi vaquer. Nous profitâmes de leur établissement: che vaux pansés, toilette de nuit faite, nous accostâmes La horde. Les jambes croisées à la manière des (ailleurs, nous nous assîmes avec les Indiens, autour du bûcher, pour mettre rôtir nos quenouilles de maïs. La famille était composée de deux femmes, de deux enfants à la mamelle, et de trois guerriers. La conver- sation devint générale, c'est-à-dire entrecoupée par quelques mots de ma part, et par beaucoup de gestes; ensuite chacun s'endormit dans la place où il était, Resté seul éveillé, j'allai in'asseoir à l'écart, sur une racine qui traçait au bord du ruisseau. La lune se montrait à la cime des arbres; une brise embaumée, que cette reine des nuits amenai! de 1 Orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts, comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire gravit peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait sa course, tantôt il franchissait des groupes de nues, qui ressemblaient aux sommets d'une chaîne de montagnes couronnées de neige. Toul aurait été silence el repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un venl subit, le gé- missemenl de la hulotte; au loin, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, 384 MÉMOIRES D'Ol TRE-TOMBE dans le calme pays situés au midi H à 1. Chateaubriand n'a poinl romancé ^- souvenirs. Le récit • 1 dangers qu'il a courus à Niagara est ici de tous points con- forme à celui qu'il en avait donné dès 1797 dans une note de pages T--27-530. 22. 390 MÉMOIRES D'OI TRI DOMB] ni du lac Érié. Je m'enquis de i urs i j'obtins pour de petits présents des représentations de leur.-, anciennes mœurs, car ce- mu urs elles-mi n'existenl plus. Cependant, au commencement de la guerre de l'indépendance américaine, les sauvages mangeaieni encore les prisonniers ou plutôl les tués : un capitaine anglais, puisanl du bouillon dans une marmite indienne avec la cuiller à pot, en retira une main. La naissance et la mort ont le moins perdu des usages indiens, parce qu'elles ne s'en vont point à la venvole comme la partie delaviequi les sépare; elles ne sont point choses démode qui passent. On confère encore au nouveau-né, afin de l'honorer, le nom le plus ancien sous son toit, celui de son aïeule, par exemple : car les noms sont toujours pris dans là lignée maternelle. Dès ce moment, reniant occu] place de la femme dont il a recueilli le nom; on lui donne, en lui parlant, le degré de parenté que ce nom l'ait revivre; ainsi, un oncle peut saluer un neveu du titre de grand'mêre. Cette coutume, en apparence risible, est néanmoins touchante. Elle ressuscite les vieux décédés ; elle reproduit dans la faiblesse des premiers ans la faiblesse des derniers ; elle rapproche les extrémités de la vie, le commencement el la fin de la famille ; elle communique une espèce d'immortalité aux ancêtres et les suppose présents au milieu de leur postérité. En ce qui regarde les morts, il est aisé de trouver les motifs de l'attachement du sauvage à de saintes reliques. Les nations civilisées ont, pour conserver les souvenirs de leur patrie, la mnémonique (les Ail' MOIRES d'outre-tombe 391 lettres et des arts ; elles ont des cités, des palais, des lours, des colonnes, des obélisques; elles ont la trace de la charrue dans les champs jadis cultivés ; les noms sont entaillés dans l'airain et le marbre, les actions consignées dans les chroniques. Rien de tout cela aux peuples de la solitude : leur nom n'est point écrit sur 1rs arbres ; leur hutte, bâtie en quelques heures, disparaît en quelques instants ; la crosse de leur labour ne fait qu'effleurer la terre, et n'a pu même élever un sillon. Leurs chansons tra- ditionnelles périssent avec la dernière mémoire qui les retient, s'évanouissent avec la dernière voix qui les répète. Les tribus du Nouveau Monde n'ont donc qu'un seul monument : la tombe. Enlevez à des sau- vages les os de leurs pères, vous leur enlevez leur histoire, leurs lois, e1 jusqu'à leurs dieux; vous ra- visse/, à ces hommes, parmi les générations futures, la preuve de leur existence comme celle de leur néant. Je voulus entendre le chant de nies hôtes. Lue petite Indienne de quatorze ans. nommée Mih. très jolie (les femmes indiennes ne sont jolies qu'à Cet âge), chanta quelque chose de fort agréable. N'était-ce point le couplet cité par Montaigne? •• Couleuvre, <> arresle-lov ; arrc-.|e-lo\ . couleuvre, à lin que ma '■ sœur tire sur le patron de ta peincture la façon el (( l'ouvrage d'un riche cordon, que ie puisse donner « à ma mie : ainsi, soit en loni temps ta beauté el la « disposition préférée à tous les aultres serpens. » L'auteur des Essais vil à Rouen i\r<, Iroquois qui, selon hn. étaient des personnages très sensés : » Mais quoi, ajoute-t-il, ils ne portenl point de hauts-de- chausses 1 » 302 HÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE Si jamais je publie les slromates ou bigarrures de ma jeunesse, pour parler comme saint Clément d'Alexandrie \ on y verra Mila . Les Canadiens ne sont plus tels que les ont peints Cartier, Champlain, La Hontan, Lescarbot, Lafitau, Charlevoix et les Lettres édifiantes : le xvr siècle el le commencement du xvn" étaient encore le temps de la grande imagination et des mœurs naïves : la merveille de l'une reflétait une nature vierge, et la candeur des autres reproduisait la simplicité du sauvage. Cham- plain, à la fin de son premier voyage au Canada, en 1003, raconte que « proche de la baye des Chaleurs, « tirant au sud, est une isle, où fait résidence un « monstre épouvantable que les sauvages appellent <• Gougou. » Le Canada avait son géant cornue' le cap des Tempêtes avait le sien. Homère est le véritable père de toutes ces inventions ; ce sont toujours les Cyclopes, Charybde et Scylla, ogres ou gougous. La population sauvage de l'Amérique septentrio- nale, en n'y comprenant ni les Mexicains ni les Es- quimaux, ne s'élève pas aujourd'hui à quatre cent mille âmes, en deçà et au delà des montagnes Ro- cheuses ; des voyageurs ne la portent même qu'à 1. De Saint-Clément d'Alexandrie, un des pères de l'Eglise grecque, il nous reste, entre autres ouvrages Irpoiy-v.ril^, les Stromates (tapisseries), recueil en huit livres de pensées chré- tiennes et de maximes philosophiques, placées sans ordre et sans liaison, de même que dans une prairie, selon l'expression de l'auteur, les fleurs se mêlent et se confondent. 2. Ceci était écrit en 1822, et les Natchez n'avaient pas encore paru. L'auteur ne devait les publier qu'en 1826. Mila, l'une des héroïnes du poème, est peut-être la plus charmante création de Chateaubriand. MÉMOIRES D'OL'TRE-TOMBH 30!} cent cinquante mille. La dégradation des mœurs indiennes a marché de pair avec la dépopulation des tribus. Les traditions religieuses sont devenues con- fuses ; l'instruction répandue par les jésuites du Ca- nada a mêlé des idées étrangères aux idées natives des indigènes : on aperçoit, au travers de fables grossières, les croyances chrétiennes défigurées ; la plupart des sauvages portent des croix en guise d'or- nements, et les marchands protestants leur vendent ce que leur donnaient les missionnaires catholiques. Disons, à l'honneur de notre patrie et à la gloire de notre religion, que les Indiens s'étaient fortement attachés à nous ; qu'ils ne cessent de nous regretter, et qu'une robe noire (un missionnaire) est encore en vénération dans les forêts américaines. Le sauvage continue de nous aimer sous l'arbre où nous fûmes ses premiers hôtes, sur le sol que nous avons foulé et où nous lui avons confié des tombeaux. Quand l'Indien était nu ou vêtu de peau, il avait quelque chose de grand et de noble; à cette heure, des haillons européens, sans couvrir sa nudité, attes- leut sa misère : c'est un mendiant à la porte d'un comptoir, ce n'est plus un sauvage dans sa forêt. Enfin, il s'est formé une espèce de peuple métis, né des colons et des Indiennes. Ces hommes, surnommés Bois-brûlés, à cause de la couleur de leur peau, soul les courtiers de change entre les auteurs de leur double origine. Parlanl la langue de leurs pères et de leurs mères, ils ont les vices des deux races. Ces bâtards de Ja nature civilisée el de la nature sauvage se vendent I.hiImI ;mix Américains. t;i ntùl aux Anglais, pour leur livrer le monopole des pelleteries ; ils entre- .'■'•1 MÉMOIRES D'OI TRE TOMBE tiennenl li s rivalité des compagnies ai Baie d'Hudson el du Nord-Ouest, el des compagnies américaines, Fur Colomèian-American Company, Mis- sourïê fur Company el autres : ils fonl eux-mêmes des chasses au compte des traitants el avec '1rs chas- seurs soldés par lès compagnies. La grande guerre de l'indépendance américaine esl seule connue; On ignore que le saut:- a coulé pour les chétifs intérêts d'une poignée de marchands. La com- pagnie de la Baie d'Hudson vendit, en 1811, à lord Selkirk, un terrain au bord de la rivière Rouge; l'établissement 8e lii en 181:2. La compagnie du Nord- Ouest, ou du Canada, en prit ombrage. Les deux compagnies, alliées à diverses tribus indiennes et secondées des IJuis-brûlrs, en vinrent aux mains. Ce conflil domestique, horrible dans ses détails, avait lieu au milieu des déserts glacés de la baie d'Hud ion. La colonie de lord Selkirk l'ut détruite au mois de juin J81.'i, précisément à l'époque de la bataille de Waterloo. Sur ces deux théâtres, si différents par l'éclat et par l'obscurité, les malheurs do l'espèce hu- maine étaient les mêmes. Ne cherchez plus en Amérique les constitutions politiques artistement construites dont Charlevoix a l'ait l'histoire: la monarchie des Hurons, la république des Iroquois. Quelque chose de celte destruction s'est accompli et s'accomplit encore en Europe, même sous nos yeux; un poète prussien, au banquet de l'ordre Teutonique, chanta, en vieux prussien, vers l'an 1 100, les faits héroïques des anciens guerriers de son pays : personne ne le comprit, et on lui donna, pour récom- pense, cent noix vides. Aujourd'hui, le bas breton, le MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 395 bcsque, le gaélique, meurent de cabane en cabane, ù mesure que meurent les cbevriers et les laboureurs. Dans la province anglaise deCornouailles, la langue des indigènes s'éteignit vers Fan 1676. Un pêcheur disait à des voyageurs : « Je ne connais guère que « quatre ou cinq personnes qui parlent breton, et ce « sont de vieilles gens comme moi, de soixante à « quatre-vingts ans; tout ce qui est jeune n'en sait « plus un mot. » Des peuplades de l'Orénoque n'existent plus; il n'est resté de leur dialecte qu'une douzaine de mois prononcés dans la cime des arbres par desperroquei - redevenus libres, comme la grive d'Agrippine qui gazouillait des mots grecs sur I s balustrades des palais de Rome. Tel sera tût ou lard le sort de nos jargons modernes, débris du grec etdulatin. Quelque corbeau envolé de la cage du d -mier curé franco- gaulois dira, du haut d'un clocu ir en ruine, à dr< peuples étrangers à nos successeurs : « Agréez ces « derniers efforts d'une vok qui vous lui connue : « vous mettrez fin à Ions ces discours. » Soyez donc Bossuet, pour qu'en dernier résultai voire chef-d'œuvre survive, dai la mémoire d'un oiseau, à votre langage et à votre souvenir chez les hommes ! En parlant du Canada et de la Louisiane, en rej dant »ur les vieilles cartes L'étendue des ancienne lonies françaises en Amérique, je me demandais com- ment le gouvernement de mon ; /s avait pu laisser périr ces colonies, qui seraient aujourd'hui pour non i une source inépuisable MÉMOIR] - D'OI TRE-TOMBE l'i'iiiincs 'lu (i.-mge. Ces deux Méridiennes, cousines du côté paternel, m'ont servi de modèles, l'une pour Atala, l'autre pour Céluta : elles surpassaient seule- ment les portraits que j'en ai faits par cette vérité de nature variable et fugitive, par cette physionomie de race et de climat que je n'ai pu rendre. 11 y avait quelque chose d'indéfinissable dans ce vis;ige ovale, dans ce teint ombré que l'on croyait voir à travers une fumée orangée et légère, dans ces cheveux si noirs et si doux, dans ces yeux si longs, à demi ca- jj chés sous le voile de deux paupières satinées qui I s'entr'ouvraient avec lenteur; enfin, dans la double séduction de l'Indienne et de l'Espagnole. La réunion à nos hôtes changea quelque peu nos allures ; nos agents de traite commencèrent à s'en- * quérir des chevaux : il fut résolu que nous irions nous établir dans les environs des haras. La plaine de notre camp était couverte de tau- reaux, de vaches, de chevaux, de bisons, de buffles, de grues, de dindes, de pélicans : ces oiseaux mar- braient de blanc, de noir et de rose le fond vert de la savane. Beaucoup de passions agitaient nos trafiquants et nos chasseurs : non des passions de rang, d'édu- cation, de préjugés, mais des passions de la nature, pleines, entières, allant directement à leur but, ayant pour témoins un arbre tombé au fond d'une forêt in- connue, un vallon inretrouvable, un fleuve sans nom. Les rapports des Espagnols et des femmes creekes faisaient le fond des aventures : les Bois-brûlês jouaient le rôle principal dans ces romans. Une his- toire était célèbre, celle d'un marchand d'eau- -de viq MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 407 séduit et ruiné par une fille peinte (une courtisane); Cette histoire, mise en vers siminoles sous le nom de Tabamica, se chantait au passage des bois *. Enlevées à leur tour par les colons, les Indiennes mouraient bientôt délaissées à Pensacola : leurs malheurs allaient grossir les Romanceros et se placer auprès des com- plaintes de Chimène. C'est une mère charmante que la terre ; nous sor- tons de son sein : dans l'enfance, elle nous tient à ses mamelles gonflés de lait et de miel ; dans la jeunesse et l'âge mûr, elle nous prodigue ses eaux fraîches, ses moissons et ses fruits; elle nous offre en tous lieux l'ombre, le bain, la table et le lit ; à notre mort, elle nous rouvre ses entrailles, jette sur notre dépouille une couverture d'herbes et de fleurs, tandis qu'elle nous transforme secrètement dans sa propre sub- stance, pour nous reproduire sous quelque forme gracieuse. Voilà ce que je me disais en m'éveillant lorsque mon premier regard rencontrait le ciel, dôme de ma couche. Les chasseurs étant partis pour les opérations de la journée, je restais avec les femmes et les enfants. Je ne quittai plus mes deux sylvaincs : l'une était lière, et l'autre triste. Je n'entendais pas un mot de ce qu'elles me disaient, elles ne me comprenaient pas; mais j'allais chercher l'eau pour leur coupe, les sarments pour leur feu, les mousses pour leur lit. 1. Je l'ai donnée dans mes Voyages. (Note de Genève, 1832.) Cn. — Cette histoire de Tabamica se trouve à la page 2i8 du Voyage en Amérique, où elle porte ce titre: Chanson de la Chair blanche. ■108 MÉMOIRES n'oiTRE-TOMBE Elles portaient la jupe courte et les grosses manches tailladées à l'espagnole, le corset et le manteau in- diens. Leurs jambes nues étaient losangées de den- telles de bouleau. Elles nattaient leurs cheveux avec des bouquets ou des filaments de joncs ; ill maillaient de chaînes et de colliers de verre. A leurs oreilles pendaient des graines empourprées ; elles avaient une jolie perruche qui parlait : oiseau d'Ar- mide ; elles l'agrafaient à leur épaule en guise d'éme- raude, ou la portaient chaperonnée sur la main comme les grandes dames du xc siècle portaient l'épervier. Pour s'affermir le sein et les bras, elles se frottaient avec Tapoya ou souchet d'Amérique. Au Bengale, les bayadères mâchent le bétel, et, dans le Levant, les aimées sucent le mastic de Chio ; les Floridiennes broyaient, sous leurs dents d'un blanc azuré, dr+ larmes de liquidambar et des racines de libanis, qui mêlaient la fragance de l'angélique, du cédrat et de la vanille. Elles vivaient dans une atmosphère de par- fums émanés d'elles, comme des orangers et des fleurs dans les pures effluences de leur feuille et de leur calice. Je m'amusais à mettre sur leur tête quelque parure : elles se soumettaient, doucement effrayées ; magiciennes, elles croyaient que je leur faisais un charme. L'une d'elles, la fière, priait sou- vent ; elle me paraissait demi-chrétienne. L'autre chantait avec une voix de velours, poussant à la fin de chaque phrase un cri qui troublait. Quelquefois elles se parlaient vivement : je croyais démêler des accents de jalousie, mais la triste pleurait, et le silence revenait. Faible que j'étais, je cherchais des exemples do MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 409 faiblesse, afin de m'encourager. Camoëns n'avait-il pas aimé dans les Indes une esclave noire de Bar- barie, et moi, ne pouvais-je pas en Amérique offrir des hommages à deux jeunes sultanes jonquilles? Camoëns n'avait-il pas adressé des Endechas, ou des stances, à Barbaru escrava? Ne lui avait-il pas dit : Aquella captiva Que me tem captivo, l'orque nella vivo, Jâ naô quer que viva. Eu nunqua vi rosa, Em suaves môlhos, Que para meus olhos Fosse mais formosa. Pretidaô de amor, Taô doce a figura, Que a neve lhe jura Que trocâra a côr. Léda mansidaô, Que o siso acompanlia : Bem parece estranha, Mas Barbara naô. « Cette captive qui me tient captif, parce que je vis « en elle, n'épargne pas ma vie. Jamais rose, dans « de suaves bouquets, ne fut à mes yeux plus char- « mante ... ... « Sa chevelure noire inspire l'amour; sa figure est « si douce que la neige a envie de changer de couleur « avec elle; sa gaieté est accompagnée de réserve : « c'est une étrangère; une barbare, non. » ^10 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE On lit une partie a i- le faible fil d'une vie humaine. Peut-être sui- je • destiné à voir rompre ce dernier lien de l'affection « d'un père ! » La philosophie, rarement touchante, Test ici au souverain degré. Et ce n'est pas là la douleur oiseuse d'un homme qui ne s'était mêlé de rien : Jefferson mourut le 4 juillet 1826, dans la quatre-vingt-quu- trième année de son âge, et la cinquante-quatrième de l'indépendance de son pays. Ses restent reposent, recouverts d'une pierre, n'ayant pour épitaphe que ces mots : Thomas Jefferson, Auteur de la Déclaration d'indépendance1 . Périclès et Démosthène avaient prononcé l'oraison funèbre des jeunes Grecs tombés pour un peuple qui disparut bientôt après eux : Brackenridge2, en 1817. célébrait la mort des jeunes Américains dont le sang a l'ait naître un peuple. On a une galerie nationale des portraits des Amé- ricains distingués, en quatre volumes in-octavo, et, ce qu'il y a de plus singulier, une biographie conte- nant la vie de plus de cent principaux chefs indiens. Logan, chef de la Virginie, prononça devant lord Dunmore ces paroles : « Au printemps dernier, sans « provocation aucune, le colonel Crasp égorgea tous les 1. Thomas Jefferson (1743-1S26) fut le troisième président des États-Unis (les deux premiers avaient été Washington et John Adams). Elu en 1801 et réélu en 1805, il resta huit ans à la tête de l'administration. C'est lui qui réunit la Louisiane aux États- Unis. 2. Brackenridge (Henri), né à Pittsburg en 1786. Outre deux études sur Jefferson et Adams et une Histoire populaire de la guerre de 1814 avec V Angleterre, il a publié un Voyage dans l'Amérique du Sud (1810), — La Louisiane (1812), — et les Souve>iits de l'Ouest (1834). MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 425 « parents de Logan : il ne coule plus une seule goutte « de mon sang dans les veines d'aucune créature « vivante. C'est là ce qui m'a appelé à la vengeance. « Je l'ai cherchée; j'ai tué beaucoup de monde. Est-il « quelqu'un qui viendra maintenant pleurer la mort « de Logan? Personne. » Sans aimer la nature, les Américains se sont appli- qués à l'étude de l'histoire naturelle. Towsend, parti de Philadelphie, a parcouru à pied les régions qui séparent l'Atlantique de l'océan Pacifique, en consi- gnant dans son journal ses nombreuses observations. Thomas Say1, voyageur dans les Florides et aux mon- tagnes Rocheuses, a donné un ouvrage sur l'entomo- logie américaine. Wilson2, tisserand, devenu auteur, a laissé des peintures assez finies. Arrivés à la littérature proprement dite, quoiqu'elle soit peu de chose, il y a pourtant quelques écrivains à citer parmi les romanciers et les poètes. Le fils d'un quaker, Brown3, est l'auteur de Wieland, lequel Wie- land est la source et le modèle des romans de la nou- 1. Thomas Say, né à Philadelphie en 1787, mort à New-Har- mony en 1834. On lui doit une Entomologie américaine (1824) et une Conchyliologie américaine (1830). 2. Alexandre Wilson (1766-1813) était né à Paisley, en Ecosse, mais il passa de bonne heure en Amérique. Tour à tour tisse- rand, maître d'école, colporteur, il s'attacha à. l'étude et à la description des oiseaux. Son Ornithologie (American Ornitho- lo^y). parue de 1808 à 1813, et formant sept volumes, est à la fois un monument scientifique et, par la variété et la finesse des peintures, une œuvre littéraire d'une réelle valeur. 3. Charles Brockden Brown, né à Philadelphie le 17 janvier 1771, mort le 22 février 1810. Il est l'auteur de plusieurs romans, i dont le meilleur est celui que cite Chateaubriand, Wieland ou l la Transformation. ^ 24, 420 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE velle école. Contrairemenl à ses compatriotes, « j'aime mieux, assurait Brown, errer parmi les forêts que de battre le blé. » Wieland, le héros du roman, es! un puritain à qui le ciel a commandé de tuer sa femme : « Je t'ai .uni me ici, lui dit-il, pour accomplir les ordres de Dieu : c'est par moi que lu dois périr, el je saisis ses deux bras. Elle poussa plusieurs cris per- çants et voulut se dégager. — Wieland, ne suis-je pas ta femme? et tu veux me tuer ; me tuer, moi, oh 1 non, oh! grâce! grâce ! — Tant que sa voix eut un passage, elle cria ainsi grâce et secours. » Wieland étrangle sa femme et éprouve d'ineffables délices auprès du cadavre expiré. L'horreur de nos inventions modernes est ici surpassée. Brown s'était formé à la lecture de Caleb Williams1, et il imitait dans Wieland une scène d'Othello. A cette heure, les romanciers américains, Cooper2, Washington Irving3, sont forcés de se réfugier en Europe pour y trouver des chroniques et un public. La langue des grands écrivains de l'Angleterre s'est créolisée, provincialisée , barbarisée, sans avoir rien gagné en énergie au milieu de la nature vierge ; on a 1. Caleb Williams, œuvre dramatique et puissante du roman- cier anglais William Godwin, avait paru en 1794, un an avant le roman de Brown, et son succès avait été aussi considérable en Amérique qu'en Angleterre. 2. Fenimore Cooper (1780-1851), le plus célèbre des roman- ciers américains. 3. Washington Irving (1783-1859). De nombreux voyages en Europe et surtout de longs séjours en Espagne, où il revint enfin, comme ministre de son pays, en 1842, lui ont fourni les éléments de ses principaux ouvrages. Les plus célèbres sont les Ç ont es d'un voyageur (1824), V Histoire de la vie et des voyages de Christophe Colomb (18*28-1830), la Chronique de la conquête ri* Grenade (1829), mémoires d'outre-tombe 427 été obligé de dresser des catalogues des expressions américaines. Quant aux poètes américains, leur langage a de l'agrément, mais ils s'élèvent peu au-dessus de l'ordre commun. Cependant, Y Ode à la brise du soir, le Lever du soleil sur la montagne, le Torrent, et quelques autres poésies, méritent d'être parcourues. Halleck1 a chanté Botzaris expirant, et Georges Hill a erré parmi les ruines de la Grèce : « 0 Athènes ! dit-il, c'est donc « toi, reine solitaire, reine détrônée ! Parthénon, « roi des temples, tu as vu les monuments tes contem- « porains laisser au temps dérober leurs prêtres et « leurs dieux. » 11 me plaît, à moi, voyageur aux rivages de la Hel- lade et de l'Atlantide, d'entendre la voix indépen- dante d'une terre inconnue à l'antiquité gémir sur la liberté perdue du vieux monde. Mais l'Amérique conservera-t-elle la forme de son gouvernement? Les États ne se diviseront-ils pas? Un député de la Virginie n'a-t-il pas déjà soutenu la thèse de la liberté antique avec des esclaves, résultat du paganisme, contre un député de Massachusetts, défendant la cause de la liberté moderne sans escla- ves, telle que le christianisme l'a faite? Les États du nord et du midi ne sont-ils pas oppo- sés d'esprit et d'intérêts? Les États de l'ouest, trop éloignés de l'Atlantique, ne voudront-ils pas avoir un 1. Halleck (Kit/ (ii'oene), poète américain, né a Guilfort (Con- necticut) en 1795, mort en 1867. Ses Œuvres complètes, parues à New- York en 1852, ont eu de nombreuses rééditions. Marco Botzaris, épisode de la révolution grecque) est son oauvrelaplui I 'lirihle, 428 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE régime à part? D'ud côté, le lien fédéral est-il assez fort pour maintenir l'union ot contraindre chaque Étal à s'y resserrer? D'un autre côté, si l'on augmente le pouvoir de la présidence, le despotisme n'arrivera- t-il pas avec les gardes et les privilèges du dictateur? L'isolement des États-Unis leur a permis de naître et de grandir : il est douteux qu'ils eussent pu vivre et croître en Europe. La Suisse fédérale subsiste au milieu de nous : pourquoi? parce qu'elle est petite, pauvre, cantonnée au giron des montagnes, pépinière de soldats pour les rois, but de promenade pour les voyageurs. Séparée de l'ancien monde, la population des États- Unis habite encore la solitude ; ses déserts ont été sa liberté : mais déjà les conditions de son existence s'altèrent. L'existence des démocraties du Mexique, de la Colombie, du Pérou, du Chili, de Buenos-Ayres, tou- tes troublées qu'elles sont, est un danger. Lorsque les États-Unis n'avaient auprès d'eux que les colonies d'un royaume transatlantique, aucune guerre sérieuse n'était probable, maintenant des rivalités ne sont- elles pas à craindre? que de part et d'autre on coure aux armes, que l'esprit militaire s'empare des enfants de Washington, un grand capitaine pourra surgir au trône : la gloire aime les couronnes. J'ai dit que les États du nord, du midi et de l'ouest étaient divisés d'intérêts ; chacun le sait : ces États rompant l'union, les réduira-t-on par les armes? Alors, quel ferment d'inimitiés répandu dans le corps social! Les États dissidents maintiendront-ils leur indépen- dance ? Alors quelles discordes n'éclateront pas parmi MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 429 ces États émancipés ! Ces républiques d'outre-mer, désengrenées, ne formeraient plus que des unités débiles de nul poids dans la balance sociale, ou elles seraient successivement subjuguées par l'une d'entre elles. (Je laisse de côté le grave sujet des alliances et des interventions étrangères.) Le Kentucky, peuplé d'une race d'hommes plus rustique, plus hardie et plus militaire, semblerait destiné à devenir l'État conquérant. Dans cet état qui dévorerait les autres, le pouvoir d'un seul ne tarderait pas à s'élever sur la ruine du pouvoir de tous. J'ai parlé du danger de la guerre, je dois rappeler les dangers d'une longue paix. Les États-Unis, depuis leur émancipation, ont joui, à quelques mois près, de la tranquillité la plus profonde : tandis que cent batailles ébranlaient l'Europe, ils cultivaient leurs champs en sûreté. De là un débordement de popula- tion et de richesses, avec tous les inconvénients de la surabondance des richesses et des populations. Si des hostilités survenaient chez un peuple imbel- liqueux, saurait- on résister? Les fortunes et les mœurs consentiraient-elles à des sacrifices? Comment renoncer aux usances câlines, au confort, au bien-être indolent de la vie? La Chine et l'Inde, endormies dans leur mousseline, ont constamment subi la domi- nation étrangère. Ce qui convient à la complexion d'une société libre, c'est un état de paix modéré par la guerre, et un état de guerre attrempé1 de paix. Les 1. L'adjectif attrempé est un terme de fauconnerie pour dési- gner un oiseau qui n'est ni gras, ni inaigre. Chateaubriand L'eiïi ploie ici dans le sens de mitigé. C'est un emprunt qu'il fait à ta langue italienne, attemperato, comme il a déjà fait de nombreux 430 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE Américains onl déjà porté trop longtemps de suite la couronne d'olivier : l'arbre qui ]a fournil n'est pas naturel à leur rive. L'espril mercantile commence à les envahir; l'inté- rêl devient chez eux le vice national. Déjà, le jeu des banques des divers Étals s'entrave, el des banque- routes menacent la fortune commune. Tant que la liberté produit de l'or, une république industrielle fait des prodiges; mais quand l'or est acquis ou épuisé, elle perd son amour de l'indépendance non fondé sur un sentiment moral, mais provenu de la soif du gain et de la passion de l'industrie. De plus, il est difficile de créer une patrie parmi des États qui n'ont aucune communauté de religion et d'intérêts, qui, sortis de diverses sources en des temps divers, vivent sur un sol différent et sous an différent soleil. Quel rapport y a-t-il entre un Fran- çais de la Louisiane, un Espagnol des Florides, un Allemand de New-York, un Anglais de la Nouvelle- Angleterre, de la Virginie, de la Caroline, de la Géor- gie, tous réputés Américains? Celui-là léger et duel- liste ; celui-là catholique, paresseux et superbe ; celui-là luthérien, laboureur et sans esclaves; celui-là anglican et planteur avec des nègres ; celui-là puritain et négo- ciant ; combien faudra-t-il de siècles pour rendre ces éléments homogènes? Une aristocratie1 chrysogène est prête à paraître avec l'amour des distinctions et la passion des titres. emprunts à la langue latine, fragrance, effluences, cérulés, di- luviés, vastitude, àlandices, rivulaires, obiter. 1. Chrysogène, née de l'or. Ternie nouveau inventé par l'au- teur et qui mérite de faire fortune. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 'i'M On se figure qu'il règne un niveau général aux États- Unis : c'est une complète erreur. Il y a des sociétés qui se dédaignent et ne se voient point entre elles ; il y a des salons où la morgue des maîtres surpasse celle d'un prince allemand à seize quartiers. Ces nobles plébéiens aspirent à la caste, en dépit du pro- grès des lumières qui les a faits égaux et libres. Quel- ques-uns d'entre eux ne parlent que de leurs aïeux, fiers barons, apparemment bâtards et compagnons de Guillaume le Bâtard. Ils étalent les blasons de chevalerie de l'ancien monde, ornés des serpents. des lézards et des perruches du monde nouveau. ! n cadet de Gascogne abordant avec la cape et le pa- rapluie au rivage républicain, s'il a soin de se sur- nommer marquis, est considéré sur les bateaux à, vapeur. L'énorme inégalité des fortunes menace encore plus sérieusement de tuer l'esprit d'égalité. Tel Américain possède un ou deux millions de revenu; aussi les Yankees de la grande société ne peuvent-ils déjà plus vivre comme Franklin : le vrai gentleman, dégoûté de son pays neuf, vient en Europe chercher du vieux ; on le rencontre dans les auberges, faisant comme les Anglais, avec l'extravagance ou le spleen, des tours en Italie. Ces rôdeurs de la Caroline ou de la Virginie achètent des ruines d'abbayes en France, el plantent, à Melun, des jardins anglais avec des arbres améri- cains. Naples envoie à New-York ses chanteurs el ses parfumeurs, Paris ses modes et ses baladins, Lon- dres ses grooms el ses boxeurs : joies exotiques qui ne rendent pas l'Union plus gaie. On s'y divertil en se jetant dans la cataracte du Niagara, aux applaudis- 132 HÉMOIRES D'Ol TRE-TOMBE semcnts de cinquante mille planteurs, demi-sauvages que la mort a bien de la peine à faire rire. Et ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est qu'en même temps que déborde l'inégalité des fortunes et qu'une aristocratie commencera grande impulsion égali taire au dehors oblige les possesseurs industriels ou fon- ciers a cacher leur luxe, à dissimuler leurs riche- de crainte d'être assommés par leurs voisins. On ne reconnaît point la puissance executive; on chasse à volonté les autorités locales que l'on a choisies, et on leur substitue des autorités nouvelles. Cela ne trouble point l'ordre ; la démocratie pratique est observée, et l'on se rit des lois posées par la même démocratie en théorie. L'esprit de famille existe peu ; aussitôt que l'enfant est en état de travailler, il faut, comme l'oi- seau emplumé, qu'il vole de ses propres ailes. De ces générations émancipées dans un hâtif orphelinage et des émigrations qui arrivent de l'Europe, il se forme des compagnies nomades qui défrichent les terres, creusent des canaux et portent leur industrie partout sans s'attacher au sol ; elles commencent des maisons dans le désert où le propriétaire passager restera à peine quelques jours. Un égoïsme froid et dur règne dans les villes ; piastres et dollars, billets de banque et argent, hausse et baisse des fonds, c'est tout l'entretien ; on se croi- rait à la Bourse ou au comptoir d'une grande bou- tique. Les journaux, d'une dimension immense, sont remplis d'expositions d'affaires ou de caquets gros- siers. Les Américains subiraient-ils, sans le savoir, la loi d'un climat où la nature végétale paraît avoir pro- ii Lé aux dépens de la nature vivante, loi combattue MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 433 par des esprits distingués, mais que la réfutation n'a pas tout à fait mise hors d'examen ? On pourrait s'en- quérir si l'Américain n'a pas été trop tôt usé dans la liberté philosophique, comme le Russe dans le despo- tisme civilisé. En somme, les États-Unis donnent l'idée d'une colonie et non d'une patrie-mère : ils n'ont point de passé, les mœurs s'y sont faites par les lois. Ces citoyens du Nouveau-Monde ont pris rang parmi les nations au moment que les idées politiques entraient dans une phase ascendante : cela explique pourquoi ils se transforment avec une rapidité extraordi- naire. La société permanente semble devenir imprati- cable chez eux, d'un côté par l'extrême ennui des individus, de l'autre par l'impossibilité de rester en place, et par la nécessité de mouvement qui les domine : car on n'est jamais bien fixe là où les pénates sont errants. Placé sur lu route des océans, à la tète des opinions progressives aussi neuves que son pays, l'Américain semble avoir reçu de Colomb plutôt la mission de découvrir d'autres univers que de les créer. Revenu du désert à Philadelphie, comme je l'ai déjà dit, et ayant écril sm- le chemin à la bâte ce que je viens de raconter, comme le vieillard de La Fontaine, je ne trouvai point, les lettres de change que j'atten- dais ; ce Fut le commencement des embarras pécu- niaires où j'ai été plongé le peste de ma vie. La (or- tune et moi nous nous sommes pris eu grippe aus- sitôt que nous nOUS SOmmeS VUS. Selon Hérodote1, 1. Chateaubriand avait beaucoup Lu Hérodote, qui i e qui I. 434 MEMOIRES D OUTRE-TOMBE certaines fourmis de l'Inde ramassaient des las d'or; d'après Athénée, le soleil avail donné t Hercule un vaisseau d'or pour aborder à l'île dTSrythia, retraite des Hespérides : bien que fourmi, je n'ai \>,\> l'hon- neur d'appartenir à la grande famille indienne, et, bien que navigateur, je n'ai jamais traversé l'eau que dans une barque de sapin. Ce fut un bâtiment de cette espèce qui me ramena d'Amérique en Europe. Le capitaine me donna mon passage à crédit. Le 10 de décembre 1791, je m'embarquai avec plusieurs de mes compatriotes, qui, par divers motifs, retour- naient comme moi en France. La désignation du navire était le Havre. Un coup de vent d'ouest nous prit au débouque- ment de laDelaware, et nous chassa en dix -sept jours à l'autre bord de l'Atlantique. Souvent à màt et à corde, à peine pouvions-nous mettre à la cape. Le soleil ne se montra pas une seule fois. Le vaisseau, gouver- nant à l'estime, fuyait devant la lame. Je traversai l'Océan au milieu des ombres ; jamais il ne m'avait paru si triste, Moi-même, plus triste, je revenais trompé dès mon premier pas dans la vie : « On ne bâtit point de palais sur la mer », dit le poète persan Feryd-Eddin. J'éprouvais je ne sais quelle pesanteur de cœur, comme à l'approche d'une grande infortune. pas sa table, à l'époque où il écrivait son Essai sur les Révolu- tions. Dans une conversation avec M. de Marcellus, en 18--. il jugeait ainsi le vieil historien : « Hérodote est, avec Homère, le seul auteur grec que je puisse lire encore. Il n'y a pas, quoi- qu'en dise Plutarque, une ombre de malice dans ses récils. Il est véridique et très circonspect quand il touche aux antiques légendes. Enfin, il est aisé, abondant, et surtout clair et simple, premières vertus du style de l'histoire. » Chateaubriand et sen temps, p. 75. mémoires d'outre-tombe 435 Promenant mes regards sur les (lots, je leur deman- dais ma destinée, ou j'écrivais, plus gêné de leur mouvement qu'occupé de leur menace. Loin de calmer, la tempête augmentait à mesure que nous approchions de l'Europe, mais d'un souffle égal ; il résultait de l'uniformité de sa rage une sorte de bonace furieuse dans le ciel hâve et la mer plom- bée. Le capitaine, n'ayant pu prendre hauteur, était inquiet; il montait clans les haubans, regardait les divers points de l'horizon avec une lunette. Lm1 vigie était placée sur le beaupré, une autre dans le petit hunier du grand mât. La lame devenait courte et la couleur de l'eau changeait, signes des approchés 'le l,i terre : de quelle terre? Les matelots bretons ont ee proverbe : « Celui qui voit Belle-Isle, voit son île; celui qui voit Groie, voit sa joie; celui qui voit « Ouessant, voit son sang. » J'avais passé deux nuits à me promener mit le til- l,ic, au glapissement des mêles dans les ténèbres, au bourdonnement du vent dans les cordages, et smis les sauts de la mer qui com rail el décom rail 1'' pont : c'était tout autour de nous une (''meule de vagues. Fatigué des chocs et des heurts, à L'entrée de la troisième nuit, je m'alïai coucher. Le temps était borrible ; mon hamac craqua.il el blutail aux coups du Ilot qui, crevant sur le navire, en disloquait la carcasse. Bientôl j'entends courir d'un bout du pont à l'autre et tomber «les paquets de cordages : j'éprouve le mouvement que l'on ressenl lorsqu'un vaisseau vire de bord. Le couvercle de l'échelle de l'entrepont s'ouvre; une voix effrayée appelle le capi- taine ; celle VOix, an milieu de la nuit el de la lem- 'i.'K'» MÉMOIRES D'O! TRE-TOMBE péte, avait quelque chose de formidable. Je prête l'oreille; ilme semble ouïr des marins discutant sur ]c gisemenl d'une terre. Je me jette en bas de mon branle ; une vague enfonce le château de po ipe, inonde la chambre du capitaine, renverse el roule pêle-mêle tables, lits, coffres, meubles el armes; je gagne le tillac à demi noyé. En mettant la tête hors de l'entre-pont, je fus frappé d'un spectacle sublime. Le bâtiment avail essayé de virer de bord; mais, n'ayanl pu y parvenir, il s'était affalé sous le vent. A la lueur de la lune écornée, qui émergeait des nuages pour s'y replonger aussitôt, on découvrait sur les deux bords du navire, à travers une brume jaune, des côtes hérissées de rochers. La mer boursouflait ses flots comme des monts * dans le canal où nous nous trouvions engouf- frés ; tantôt ils s'épanouissaient en écumes et en étin- celles ; tantôt ils n'offraient qu'une surface huileuse et vitreuse, marbrée de taches noires, cuivrées, ver- dâtres, selon la couleur des bas-fonds sur lesquels ils mugissaient. Pendant deux ou trois minutes, les vagissements de l'abîme et ceux du vent étaient con- fondus ; l'instant d'après, on distinguait le détaler des courants, le sifflement des récifs, la voix de la lame lointaine. De la concavité du bâtiment sortaient des bruits qui faisaient battre le cœur aux plus intré- pides matelots. La proue du navire tranchait la masse épaisse des vagues avec un froissement affreux, et au gouvernail des torrents d'eau s'écoulaient en tour- 1. Traduction du nions aquœ, dans la tempête de Virgile : ... Cumuio prœruptus aquœ mous. (Enéide, livre I, v. 109.) MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 437 billonnant, comme à l'échappée d'une écluse. Au milieu de ce fracas, rien n'était aussi alarmant qu'un certain murmure sourd, pareil à celui d'un vase qui se remplit. Éclairés d'un falot et contenus sous des plombs, des portulans, des cartes, des journaux de route étaient déployés sur une cage à poulets. Dans l'habi- tacle de la boussole, une rafale avait éteint la Lampe. Chacun parlait diversement de la terre. Nous (Minus entrés dans la Manche sans nous en apercevoir; le vaisseau, bronchant à chaque vague, courait en dérive entre l'île de Guernesey et celle d'Aurigny. Le nau- frage parut inévitable, et les passagers serrèrent ce qu'ils avaient de plus précieux afin de le sauver. Il y avait parmi l'équipage des matelots français ; un d'entre eux, au défaut d'aumônier, entonna ce cantique à Notre-Dame de Bon-Secours, premier enseignement de mon enfance ; je le répétai à la vue des côtes de la. Bretagne, presque sous les yeux de ma mère. Les matelots américains-protestants se joi- gnaient de cœur aux chants de leurs camarades fran- çais-catholiques : le danger apprend aux hommes leur faiblesse et unit leurs vœux. Passagers et marins, tous étaient sur le pont, qui accroché aux inameu vres, qui au bordage, qui au cabestan, qui au bec des ancres pour n'èlre pas balayé de la lame ou versé à la mer par le roulis. Le capitaine criait : « Une hache! une hache ! » pour couper les mais; et le gou- vernail, donl le timon avait été abandonné, allait, tournant sur lui-même, avec an bruit rauque. Un essai restait à tenter : la sonde ne marquait plus que quatre brassées sur un banc de sable qui '»,'! MÉMOIRES D'OUTRE-ÎOMBE sont restés ensevelis ou ne se Bont montrés dans mes ou., que comme appliqués a des êtres imaginaires. Aujourd'hui que je regrette encore mes chimères Bans les poursuivre, que par- venu au sommet de la vie, j'- descends vers la tombe, je veux, avant de mourir, remonter vers mes belles années, explique! mon inexplicable cœur, voir enfin ce que je pourrai dire, lors- que ma plume sans contrainte s'abandonnera à t^us mes Bouve- nirs. En rentrant au sein de ma l'amillr qui n'est plus, en rap- pelant des illusions passées, des amitiés évanouies, j'oublierai le monde au milieu duquel je vis et auquel je suis si parfaite- ment étranger. Ce sera de plus un moyen agréable pour rnoi d'interrompre des études pénibles, et quand je me sentirai las de tracer les tristes vérités de l'histoire, je me reposerai en écri- vant l'histoire de mes songes. Je considère ensuite que, ma vie appartenant au publie par un côté, je n'aurais pu échapper à tous les faiseurs de mémoires. à tous les biographes marchands, qui couchent le soir sur le papier ce qu'ils ont entendu dire le matin dans les antichambres. J'ai eu des succès littéraires, j'ai attaqué toutes les erreurs de mon temps, j'ai démasqué des hommes, blessé une multitude d'intérêts; je dois donc avoir réuni contre moi la double pha- lange des ennemis littéraires et politiques. Ils ne manqueront pas de me peindre à leur manière; et ne l'ont-ils pas déjà fait! Dans un siècle où les plus grands crimes commis ont dû faire naître les haines les plus violentes, dans un siècle corrompu, où les bourreaux ont un intérêt à noircir les victimes, où les plus grossières calomnies sont celles que l'on répand avec le plus de légèreté, tout homme qui a joué un rôle dans la société doit, pour la défense de sa mémoire, laisser un monument par lequel on puisse le juger. Mais avec cette idée, je vais peut-être me montrer meilleur que je ne suis? j'en serai peut-être tenté? A présent, je ne le crois pas, je suis résolu à dire toute la vérité. Comme j'entre- prends d'ailleurs l'histoire de mes idées et de mes sentiments, plutôt que l'histoire de ma vie, je n'aurai pas autant de rai- sons de mentir. Au reste, si je me fais illusion sur moi, ce sera de bonne foi, et par cela même on verra encore la vérité au fond de mes préventions personnelles. MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 4oI III LE COMTK LOUIS DE CHATEAUBRIAND ET SON FRERE CHRISTIAN ' Geoffroy-Louis, comte de Chateaubriand, neveu du grand écrivain et arrière-pétit-fils de Malesherbes, naquit à Paris le 13 février 1790. Il était le fils aîné de Jean -Baptiste-Au- guste de Chateaubriand, comte de Combourg, et d'Aline- Thèrèse Le Peletier de Rosambo, fille de Louis Le Peletier de Rosambo, président à mortier au Parlement de Pari--, et de Marguerite de Lamoignon de Malesherbes. En 1812, à l'âge de vingt-deux ans, il épousa Mlle Henriette-Félicité- Zélie d'Orglandes, qui en avait à peine dix-sept. Le ma- riage eut lieu au château du Ménil, près de Mantes, chez Mm" de Rosambo, tante de M116 d'Orglandes. Chateaubriand composa en l'honneur des jeunes époux ce gracieux épi- thalame : L'autel est prêt; la foule t'environne: Belle Zélie, il réclame ta foi. Viens; de ton front est la blanche couronne Moins virginale et moins pure que toi. J'ai quelquefois peint la grâce ingénue Et la pudeur aous ses voiles nouveaux : Ah! si nus yeus plus tôt t'avaient connue On aurait moins critiqué mes tableaux. Mon cher Louis, chez la race étrangère Tu n'iras point t'égarer comme moi : A qui la suit la fortune est légère; Il faut l'attendre el l'enfermer chez soi. Cher orphelin, image de la un' Au Ciel pour toi .je demande i< i bas Les joues heureux retranchés a ion père El les entants que ton oncle n'a pas. 1. Ci-dessus, p. 9. 452 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE KaN de L'honneur L'idole de ta vie; Rends tes aïeux fiers de leur rejeton, Et ne permets qu'il la seule Zélie Pour un moment de rougir à ton nom. Mais la prose allait mieux que les vers au chantre des Martyrs. A peu de temps de là, il écrivait à sa jeune nièce cette charmante Lettre : Oui, ma chère nièce, je ferai tout ce que vous voudrez cette année, et si vous y mettez un peu de soin, je suis assez vieux pour radoter de vous toute ma vie. Il y a toutefois une condi- tion à notre traité : c'est que vous pendrez Louis heureux. Plu- sieurs dames de Chateaubriand ont été célèbres de diverses manières. L'une mourut de joie en revoyant son mari qu'on avait cru tué par les Sarrasins en Terre-Sainte; l'autre séduisit le cœur d'un grand roi; une troisième fut mère ou aïeule de ce duc de Montausier, si connu par l'austérité de ses vertus. Vous êtes belle comme cette haute dame qui charma le cœur de Fran- çois Ier; vous serez sage comme rà femme du chevalier de Pa- lestine et comme la mère de Montausier. Voilà un petit conte qui sent tout à fait son oncle, et qui vous annonce tout ce que vous aurez à souffrir. Songez que je suis le plus proche parent de Louis; il n'a point de père, je n'ai point d'enfant, vous ne pouvez éviter d'être ma fille. Le comte Louis de Chateaubriand embrassa la carrière militaire et fit, en qualité de colonel au 4e chasseurs, la campagne d'Espagne en 1823. Le 23 décembre de cette même année, une ordonnance du roi Louis XVIII l'insti- tua héritier présomptif de la pairie de son oncle, l'auteur du Génie du Christianisme. En 1830, après avoir suivi jus- qu'à Cherbourg Charles X partant pour l'exil, il quitta l'armée, en même temps que son oncle se retirait de la Chambre des pairs. Lors des journées de juin 1848, il se montra un des plus énergiques volontaires de l'ordre, au service duquel il mit son épée. Peu de jours après, le 18 juillet, il avait l'honneur, comme chef de la famille, de ramener à Saint-Malo le cercueil de Chateaubriand. En 1810, à quatre-vingts ans, il s'enferma dans Paris et se fit MEMOIRES D OUTRE-TOMBE Ï53 inscrire au nombre des défenseurs de la capitale assiégée. Il mourut au château de Malesherbes le 14 octobre 1873, survivant de peu à sa femme, morte le 27 septembre pré- cédent. Selon le mot de son oncle, le comte Louis de Chateaubriand avait fait de l'honneur l'idole de sa vie. Il avait eu un fds et cinq filles, dont Anne-Louise (ba- ronne de Baudry), Louise-Françoise (marquise d'Espeuilles), Marie-Antoinette-Clémentine (comtesse de Beaufort el Marie-Adélaïde-Louise-Henriette (baronne de Carayon-La- tour). — Son fds, Marie-Christian-Camille-Geoffroy, né le 25 janvier 1828, mort au château de Coinbourg le 8 no- vembre 1889, n'a laissé que deux filles : Marie-Louise-Mé- lanie, née en 1858 d'un premier mariage avec Joséphine- Marie-Mélanie Rogniat, qui a épousé en 1881 Gérard-Louis- Marie, comte de la Tour du Pin ; et Georgetle-Marie-Sybille, née en 1876 d'un second mariage avec Françoise-Mârie- Antoinette Bernou de Rochctaillée. Le château et le parc de Combourg appartiennent au- jourd'hui, pour la nue-propriété, à M110 Sybille de Cha- teaubriand, et, pour l'usufruit, à sa mère, M,ue la com- tesse Geoffroy de Chateaubriand. Christian-Antoine de Chateaubriand, frère cadel du comte Louiii, était né à Paris le 21 avril 1791, Chevau- léger garde du Roi le 1er mai 1814, il suivit Louis XVIII à Gand. Lieutenant en second de la garde royale le 10 oc- tobre 1815, il fut breveté capitaine le 1er juillet 181 s el fit la campagne d'Espagne en 1823. Démissionnaire le 5 mars 1824, il entra dans la Compagnie de Jésus à Rome le 30 avril de la même année. Il est morl dans la maison de Chieri le 27 mai 1843. D'une lettre qu'a bien voulu m'écrire un îles Pères de la Compagnie, j'extrais ces lignes : « Le P. Christian de Chateaubriand jouit parmi nous d'une réputation de grande vertu. Il s'était exilé en Italie pour nu motif d'humilité. > io4 MEMOIRES D 01 TRE-TOMBE IV LE COUTE RE.NÉ DE CHATEAUBRIAND, ARMATEUR1 Le père de Chateaubriand — comme on l'a vu dans le texte des Mémoires — ne pouvait compter que sur un ché- lif avoir. Tout au plus devait-il lui échoir, à la mort de sa inère, une renie île quelques centaines de livres. Au re- tour de Dantziek, il passa aux îles d'Amérique avec son frère, M. de Chateaubriand du Plessis, afin d'y chercher fortune. Il en revint avec un pécule modeste encore, mais qu'il saura faire fructifier. Marié en 1753 et retenu au port par ses devoirs de chef de famille, puisqu'il ne peut plus être marin, il sera ar- mateur. Aussi bien, le commerce de mer ne déroge pas, surtout en Bretagne, surtout à Saint-Malo. En 1757, le na- vire la Villegeme, armé par MM. Petel et Leyrilz, était eu partance pour Saint-Domingue. René de Chateaubriand y prit un grand nombre d'actions. Le fort intérêt qu'elles représentaient lui permit d'obtenir pour son frère, M. du Plessis, le commandement du navire. On était alors au début de la guerre de Sept-Ans. Au péril de mer se ve- nait donc ajouter le péril de guerre; mais, en cas d'heu- reuse issue du voyage, les bénéfices étaient considérables. Malgré les nombreux vaisseaux de guerre anglais qui cou- vraient les mers, la Villegenie effectua avec succès sa dou- ble traversée. Son retour en France avait lieu au lende- main de l'expédition du duc de Marlborough qui, au mois de juin 1758, avait incendié dans le port même de Saint- Malo plus de soixante navires de commerce, parmi les- l. Ci-dessus, p. 17. MEMOIRES D OUTRE-TOMBE 455 quels plusieurs étaient richement chargés. Cette première opération fut donc pour M. de Chateaubriand un vrai coup de fortune. Encouragé par ce succès, il n'hésita pas, en 1759, à armer le même navire pour son compte et à son risque exclusif. Commandée, comme la première fois, par M. du Plessis, cette seconde expédition, aussi heureuse que la précédente, fut plus fructueuse encore. En janvier 1760, la guerre durant toujours, René de Chateaubriand arma trois corsaires : le Vautour, VAma- rantheetla Villegcnie, ce dernier toujours commandé par son frère. Après avoir pris aux Anglais quelques navires marchands, la Villegcnie fut capturée par le vaisseau de guerre Y Antilope; mais au tour que venaient de lui jouer lis Anglais, M. de Chateaubriand répondit en vrai Malouin: il arma deux nouveaux corsaires, le Jean-Baptiste — qui portait le nom de son fils aîné — et la Providence. Le traité de Paris (10 février 1763) ayant mis fin aux hostilités entre la France et l'Angleterre, la paix donna un nouveau développement aux opérations commerciales de M. de Chaleauhriand. Outre le Jean-Baptiste, il arma pour Terre-Neuve le Paquet d'Afrique, l'Apolline (du nom de sa femme) et YAmaranthc. Ce fut à bord île ce dernier navire que son frère reprit la navigation. En 1764, le Jean-Baptiste partit pour Saint-Domingue, et ['Amaranthe pour les côtes de Guinée, pendanl que ['Apolline et le /',/- quet d'Afrique retournaient à Terre-Neuve. Il continua ses entreprises d'armement jusqu'en 1772; à partir de cette époque, il se relira peu à. peu des affaires, lin 177o, il ne mit i»Ius en mer qu'un seul navire, le Saint-René, qu'il expédia à l'Ile de France et à l'Ile Bourbon suus le com- mandemenl de m. Benoîl Giron. Le voyage du Saint-René mit lin à la carrière commerciale de M. de Chateaubriand '. 1. Charles Cunat, Recherches .ski- plusieurs des circonstances re aux origines, à la naissance et \^ lier l'affaire des assemblées à l'affaire Clemenceau, pour que les menées des Jésuites en parus- sent mieux' c binées, selon un plan pins vigoureux. Très satisfait, du reste de son rôle, enivré du bruit MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE i71 Quand je rapportai cette lettre à M. de Chateaubriand, et que je lui demandai quel était le jour que je devais indiquer à cette jeune femme pour qu'elle accomplît le devoir dont elle avait à s'acquitter envers lui, sa physionomie se couvrit de cette contusion enfantine que vous lui connaissez : il était confus que même l'un de ses plus sincères admirateurs eût surpris un nou- veau trait de son admirable caractère! Je n'oublierai jamais, monsieur, cette entrevue qui eut lieu peu de jours après, où la jeune Anglaise, pleine de cette chaste assu- rance de la vertu, remplissant un devoir, portait des yeux calmes et confiants sur le timide représentant d'un grand empire, rou- gissant de cette sorte de flagrante deîicto, où il se trouvait pris. Puis, le mari de la jeune femme, sérieux comme son saint minis- tère, appelant gravement la bénédiction divine sur le bienfaiteur de la famille de sa femme. Enfin, M. de Chateaubriand, homme alors puissant et entouré des pompes diplomatiques, troublé, éperdu, balbutiant quelques mots d'anglais, de cette voix dont je n'ai retrouve l'harmonie que dans la bouche de Canning et dans celle de mademoiselle Mars; pour étouffer ce souvenir du bien qu'il avait fait, alors que pauvre, obscur, isolé, il avait géné- reusement secouru une famille plus pauvre, plus obscure, plus isolée encore que lui! Je ne sais, monsieur, si ce petit incident inaperçu dans un drame admirable, par une distraction bien naturelle à M. île Chateaubriand, n'aura pas été omis des Mémoires, dont il est si fort question, en ce moment, dans le monde; mais il m'a semblé que c'était surtout à vous qu'il appartenait de réparer cet oubli. Quel parti, si vous le voulez bien, ne saurc/.-vous pas tirer de tout ce que cette anecdote renferme, à mon gré, de touchant! Pour mon compte, je serais trop heureux si en la voyant figurer dans le prochain article que nous attendons de vous, j'avais, en la tirant de l'oubli, témoigné à l'homme illustre qui en est l'objet combien la reconnaissance que sa conduite envers moi m'a inspirée, est plus vive aux jours de ce que le monde appelle son infortune, qu'alors qu'il était assis parmi les puis- sants de la terre ! Recevez, monsieur, l'assurance de mon dévouement et de mea sentiments tout particuliers. A. BlLLINQ, 472 MÉMOIRES Imii i RE-TOMBE XI FRANCIS TULLOCH1 Il y a de tout dans YEssai sur les Révolutions, « cette tour de Babel », comme l'appelle quelque part Chateaubriand 2. Les Trente Tyrans d'Athènes y coudoient les membres du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale. Critias y donne la main à Marat, et Tallien y donne la réplique à Théramènes. Aux massacres d'Eleusine ré- pondent les massacres de Septembre. La campagne de 1792 fait suite à la campagne de l'an III de la soi- xante-douzième olympiade, et la campagne de 1794 est comme un décalque de la campagne de l'an 479 avant notre ère. Voici pêle-mêle la bataille de Marathon et celle de Jemmapes, le combat de Salamine et celui de Maubeuge, la victoire de Platée et la victoire de Fleurus. Voici, accouplés à tout bout de champ, Miltiade et Dumou- riez, Mardonius et le prince de Cobourg, Darius et l'em- pereur Léopold, Agis et Louis XVI, Pisistrate et Robes- pierre, Lycurque et Saint-Just, le second chant de Tyrtée et l'Hymne des Marseillais, Épiménide et M. de Flins ! Au milieu de ce chaos, traversé par des éclairs de génie, il y a des pages de Mémoires; l'une d'elles est relative h ce Francis Tulloch, que Chateaubriand rencontra sur le na- vire qui le transportait en Amérique. Cette page, qui con- firme d'ailleurs pleinement le récit des Mémoires d'Outre- Tombe, est des plus intéressantes, et il me semble bien qu'elle a ici sa place marquée. Racontant, au chapitre LIV 1. Ci-dessus, p. 334. 2. Dans la préface de l'édition de 1826. mémoires d'outre-tombe 473 de sa seconde partie, son voyage aux Açores, Chateau- briand s'exprime en ces ternies : Manquant d'eau et de provisions fraîches, et nous trouvant au printemps de 1791 par la hauteur des Açores, il fut résolu que nous y relâcherions. Dans le vaisseau sur lequel je passais alors en Amérique, il y avait plusieurs prêtres français qui émi- graient à Baltimore, sous la conduite du supérieur de S1..., M. N... (l'abbé Nagot). Parmi ces prêtres se trouvaient quel- ques étrangers, en particulier M. T... (Francis Tulloch), jeune Anglais d'une excellente famille, qui s'était nouvellement converti à la religion romaine. Et ici, en note, vient l'histoire du jeune Anglais et de ses relations avec le futur auteur du Génie du Christianisme, qui, passionnément épris, à cette date, des idés philoso- phiques de Rousseau, cherche à le mettre en garde contre « les prêtres » et s'efforce de le détacher de « la religion romaine ». L'épisode est curieux. On va le lire : L'histoire de ce jeune homme est trop singulière pour n'être pas racontée, surtout écrivant en Angleterre, où elle peut intè- resser plusieurs. J'invite le lecteur à la parcourir avant, de con- tinuer la lecture du chapitre. M. T... était né d'une mère écossaise et d'un père anglais, ministre, je crois, de W. (quoique j'aie fait en vain dos démar- ches pour trouver celui-ci, et que je puis d'ailleurs avoir < * 1 1 1 » 1 i >'■ les vrais noms). Il servait dans l'artillerie, où son mérite l'eût sans doute bientôt fait distinguer. Peintre, musicien, mathéma- ticien, parlant plusieurs langues, il réunissait aux avantages d'une taille élevée et d'uni' figure charmante les talents utiles et ceux qui nous font rechercher de la société. M. N..., supérieur de Saint..., étant venu à. Londres, je crois, en 17'.t<>, pour ses affaires, fit la connaissance de T... A l'esprit rusé d'un vieux prêtre, M. N... joignait cette chaleur d'àmequi t'ait aisément des prosélytes parmi des hommes d'une une tion au '-$